Notre soutien appelle cependant quelques observations quant au bilan que nous venons d’établir. Ce bilan est le produit de la conjonction de trois paradoxes majeurs.
La résolution 1973 du Conseil de sécurité a mis en avant une notion nouvelle dans le paysage du droit international public : l’intervention pour la protection des populations civiles, plus légitime et opérationnelle que le « droit d’ingérence », madame Demessine.
Le mandat confié au volontariat opérationnel de la coalition s’inscrit en porte-à-faux avec les objectifs politiques de plusieurs des États engagés, à savoir la destitution d’un dictateur et, avec lui, d’un système politique d’oppression. Ce mandat ne nous permet pas d’intervenir au sol pour appuyer les insurgés libyens.
Or une intervention aérienne, à elle seule, n’a jamais été suffisante pour déloger un dirigeant de sa place forte. Les États-Unis en avaient déjà fait l’expérience en 1998, lors d’une série de frappes ciblées sur Bagdad. Il aura fallu une intervention terrestre en 2003 pour chasser Saddam Hussein du pouvoir.
Une issue diplomatique est donc toujours d’actualité. Si plusieurs processus sont actuellement en cours, la voie d’une partition a été définitivement écartée, et depuis longtemps. La question en suspens est donc de savoir comment inciter le colonel Kadhafi à quitter le pouvoir au plus vite afin de ne pas laisser une Libye exsangue et contaminée par le germe de la guerre civile.
S’il faut nous féliciter de la décision de la Cour pénale internationale de délivrer à l’encontre du dictateur un mandat d’arrêt international, nous devons également noter que cette décision ne fait que l’inciter encore davantage à s’accrocher au pouvoir. À long terme, le choix lui est laissé entre l’exil dans un pays non signataire du traité instaurant la CPI, la reddition à la justice internationale ou la capitulation.
Le bilan de l’opération de protection aérienne des populations est lui aussi paradoxal. Les frappes aériennes acculent une population déjà opprimée et manquant de tout ce qui est nécessaire à la fuite. Le désert tunisien est le principal refuge des réfugiés libyens. Le camp qatari de Tataouine compterait déjà plus de cinq cents familles libyennes. Le ministère de la défense tunisien estime que près de 70 000 Libyens sont actuellement réfugiés sur son sol, et ce chiffre est bien faible au regard des 430 000 réfugiés qui n’ont fait que transiter en Tunisie.
Le troisième paradoxe n’est pas d’ordre tactique ou humanitaire, il est stratégique. Le conflit libyen témoigne d’un véritable basculement de la présence des puissances militaires globales dans la Méditerranée.
Les États-Unis sont actuellement les seuls à disposer des moyens suffisants pour mener et coordonner une campagne aérienne. Les forces européennes ne semblent pas encore à même de maîtriser avec une efficacité comparable la suppression des défenses antiaériennes, mais également la transmission de données par bande passante ou le ravitaillement en vol.
Or la récente doctrine américaine du « leadership depuis l’arrière » témoigne de la lassitude du peuple américain devant la perspective d’engager de plus en plus de troupes dans des théâtres d’opérations de plus en plus nombreux. La campagne de Libye marquera peut-être un tournant historique qui verra une présence plus diffuse des États-Unis dans la région, soit la clôture d’un cycle amorcé voilà un demi-siècle avec la crise du canal de Suez en 1956.
Les enjeux politiques, démographiques, migratoires et écologiques autour de la Méditerranée sont bien trop importants pour que nous nous laissions gagner par le découragement.
Comme vous l’avez très justement déclaré dans un entretien au Figaro, monsieur le ministre de la défense, la Libye est une épreuve de vérité pour les forces et la diplomatie française. J’irai plus loin, comme vous l’avez d'ailleurs fait vous-même : c’est avant tout un défi pour l’Europe. La crise libyenne atteste un manque croissant d’Europe dans le monde. La consolidation de l’édifice européen et la sécurité pour tous les peuples de la Méditerranée passera nécessairement par l’Europe de la défense.