Intervention de Bernard Cazeneuve

Commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du Règlement et d'administration générale — Réunion du 3 mai 2016 à 17h45
Prorogation de l'état d'urgence — Audition de M. Bernard Cazeneuve ministre de l'intérieur

Bernard Cazeneuve, ministre de l'intérieur :

En raison de la persistance de graves menaces terroristes susceptibles de nous frapper sur l'ensemble du territoire, le Gouvernement soumet à votre examen une troisième loi de prorogation de l'état d'urgence pour une durée supplémentaire limitée à deux mois. Je la présenterai moi-même demain en conseil des ministres, avant qu'elle ne soit examinée le 10 mai devant le Sénat, puis, si elle est adoptée, le 18 mai devant l'Assemblée nationale. Je remercie le Sénat, votre commission et tout particulièrement son président, Philippe Bas qui, à nouveau, a accepté un examen dans des délais très brefs.

Depuis six mois, votre commission, ainsi que la commission des lois de l'Assemblée nationale, contrôlent avec rigueur la mise en oeuvre de l'état d'urgence, toujours dans l'exigence partagée du strict respect du droit. Si tout État démocratique peut prévoir un dispositif d'exception afin de faire face à une situation d'une gravité particulière, il doit le faire dans le respect scrupuleux des principes qui le fondent et en prévoyant les garanties pour s'assurer qu'il en sera fait un usage strictement nécessaire. Tel est l'état d'esprit qui n'a cessé de nous animer depuis le 14 novembre 2015 et qui a présidé à l'élaboration de chacune des trois lois de prorogation successives.

Les craintes et inquiétudes qui s'étaient exprimées à ce sujet ces derniers mois me semblent avoir été dissipées. Chacun a pu constater que l'état d'urgence n'était pas synonyme d'arbitraire, que les actes et décisions pris sur son fondement étaient tous prévus et strictement encadrés par la loi, tout comme les raisons justifiant d'y avoir recours et de le prolonger.

L'état d'urgence n'autorise pas n'importe quoi. Certains élus ont pu souhaiter que le Gouvernement utilise le cadre de l'état d'urgence pour suspendre certains rassemblements urbains ou certaines manifestations. Que les choses soient claires : les mesures de police administrative que nous prenons en application de l'état d'urgence présentent un caractère exceptionnel. Elles doivent être strictement proportionnées à la nature de la menace et au contexte d'ordre public qui en découle. Le Conseil constitutionnel l'a rappelé le 19 février dernier : les mesures prises dans le cadre de l'état d'urgence doivent concilier la prévention des atteintes à l'ordre public avec le respect des droits et des libertés, parmi lesquels le droit et la liberté d'expression collective des idées et des opinions.

L'État et les forces de l'ordre disposent des moyens juridiques et matériels pour réprimer avec la fermeté nécessaire les débordements survenus à l'occasion des récentes manifestations ou en marge du rassemblement Nuit debout, ainsi que pour interpeller systématiquement les casseurs qui se rendent coupables de ces agissements intolérables. J'en veux pour preuve le grand nombre d'interpellations depuis le début de ces événements il y a deux mois : près de mille, et encore 214 jeudi dernier. Enfin, vingt interpellations ont eu lieu le 1er mai, treize sur le ressort de la Préfecture de police de Paris et sept sur le reste du territoire. La justice passera pour chacun des auteurs de ces violences caractérisées.

L'état d'urgence n'est pas un état de convenance politique et ne doit pas être détourné de son objet, qui consiste à prévenir de nouveaux attentats terroristes. Il en va de la solidité de notre démocratie. Si des manifestations faisaient l'objet d'une interdiction en contravention avec les principes de droit rappelés par le Conseil constitutionnel et que ces interdictions étaient ensuite annulées par le juge administratif, l'autorité de l'État serait gravement remise en cause. Je ne joue pas avec ces principes. J'ai envoyé aux présidents Bas et Raimbourg la totalité des télégrammes adressés aux préfets à la veille des manifestations. J'y donnais pour instructions d'isoler les casseurs des manifestants sincères et de les interpeller ; de travailler avec le procureur pour que la justice suive son cours en toute indépendance ; de respecter le principe de proportionnalité dans l'usage de la force ; de saisir immédiatement l'inspection générale en cas de manquement identifié aux règles de déontologie ; de garantir le respect des principes constitutionnels, à commencer par la liberté de manifestation. Je ne souhaite pas que l'on sorte de ces principes de droit, ni que l'on déroge à cette rigueur républicaine. Les tensions sont fortes, les commentaires non sans outrances : le rôle de mon ministère est d'y résister, et de faire en sorte que les principes républicains s'appliquent dans la plus grande rigueur.

Beaucoup de représentants des forces de l'ordre ont été blessés. Encore à l'instant, à Nantes, un commandant de police a reçu un coup de barre de fer porté par un manifestant. J'appelle chacun à la responsabilité. Tout propos qui met en doute la nature des instructions que j'ai données est de nature à accroître les tensions, avec les incidents qui s'ensuivent. Par respect pour les policiers qui s'exposent mais aussi pour les manifestants sincères, on ne peut pas entretenir un climat d'antagonisme, de tension et d'excès. Les policiers et les gendarmes ressentent comme une immense blessure des accusations injustes, alors qu'ils donnent le meilleur d'eux-mêmes dans un contexte très difficile pour assurer la protection des Français. Il est de ma responsabilité de ministre de ne pas les laisser mettre en cause au nom d'une théorie qui rendrait la violence consubstantielle à la police ou parce qu'on ferait du prétendu laxisme un argument pour faire prospérer certains discours politiques.

Concernant l'intensité de la menace, le 22 mars dernier, Bruxelles a été victime d'un attentat multi-sites d'une extrême violence qui a provoqué la mort d'une trentaine de victimes. Le 24 mars, à Argenteuil, grâce à l'action de nos services, nous avons mis en échec un nouveau projet d'attentat, peut-être plusieurs. Si les investigations à l'échelle européenne ont permis d'arrêter, ces dernières semaines, la plupart des membres identifiés du réseau terroriste ayant fomenté et exécuté les attentats de Paris et de Bruxelles, nous savons que la menace demeure élevée. Nous savons aussi que les attentats de Bruxelles ont été commis faute, pour leurs auteurs, du temps nécessaire pour frapper à nouveau la France, car tel était leur projet. Depuis le début de l'année, les services de police spécialisés ont procédé à 101 interpellations en lien direct avec le terrorisme djihadiste, donnant lieu à 45 mises en examen et 33 écrous. Ces chiffres illustrent à eux seuls le niveau de la menace. L'organisation, cet été, de l'Euro 2016 et du Tour de France nous impose une vigilance redoublée, car ces événements populaires et d'ampleur internationale constituent des cibles potentielles.

Je veux maintenant vous présenter un bilan précis des mesures mises en oeuvre et des résultats obtenus dans le cadre de la deuxième phase de l'état d'urgence. Vous le savez, dans les premiers jours de l'état d'urgence, en novembre dernier, les forces de sécurité ont conduit plusieurs centaines de perquisitions administratives dans le but de déstabiliser les filières terroristes. Le risque d'une réplique immédiate des attentats était en effet très élevé, comme l'a démontré la neutralisation d'Abdelhamid Abaaoud, le 18 novembre, au cours d'une opération à Saint-Denis, alors qu'il projetait de commettre un nouvel attentat.

Globalement, 3 427 perquisitions administratives ont été effectuées durant la première période de l'état d'urgence, jusqu'au 25 février. Une fois ce travail considérable accompli, le nombre de perquisitions a logiquement diminué pour s'établir à 132 entre le 26 février et le 25 avril. En dépit de cette baisse, 155 armes supplémentaires ont encore été saisies au cours de cette deuxième phase, attestant que des personnes particulièrement dangereuses avaient été ciblées. Au total, depuis le déclenchement de l'état d'urgence, 743 armes ont été neutralisées dont 75 armes de guerre.

En outre, ces perquisitions ont permis d'effectuer un important travail de renseignement, de levée de doute et de mise à jour des fichiers, qui s'est poursuivi durant la deuxième phase de l'état d'urgence, avec 1 800 mises à jour de fichiers au cours de la semaine dernière. Pas moins de 592 perquisitions administratives ont donné lieu à l'ouverture d'une procédure judiciaire : 222 du chef d'infraction à la législation sur les armes, 206 du chef d'infraction à la législation sur les stupéfiants ; 28 informations judiciaires et 67 peines ont été prononcées et 56 personnes placées en détention. Là aussi, les résultats sont significatifs.

Certains commentateurs se sont émus que les perquisitions administratives n'aient pas seulement visé des personnes convaincues d'être en lien direct avec le terrorisme. C'est qu'il y a une forte porosité entre les milieux du terrorisme et de la délinquance, en France comme ailleurs. Il y a tout un environnement logistique, alimenté notamment par les trafics d'armes et de stupéfiants, susceptible de soutenir et de financer le terrorisme.

Enfin, 52 % des perquisitions administratives ont concerné des personnes figurant déjà au fichier de traitement des signalements, de la prévention et de la radicalisation à caractère terroriste. Dans la plupart des autres cas, les individus concernés étaient au contact de personnes déjà fichées ou ont fait l'objet d'une inscription par la suite au titre de la radicalisation islamiste. Les renseignements recueillis à ces différentes occasions ont donc permis d'actualiser considérablement nos bases de données.

Sur les 268 assignations à résidence en vigueur jusqu'au 26 février, 70 ont été renouvelées. Deux nouvelles assignations ont été décidées au cours de cette deuxième phase, ce qui porte à 72 les décisions d'assignations à résidence. Deux suspensions ont été prononcées par le juge administratif. Enfin, une assignation a été abrogée à l'initiative de l'administration car la personne concernée a été reconduite dans son pays d'origine.

Depuis le début de l'état d'urgence, 210 recours en référé ont été engagés devant le juge administratif contre les mesures d'assignation à résidence. Seize suspensions ont été prononcées et douze mesures ont été annulées lors de leur examen au fond. Par ailleurs, neuf perquisitions ont fait l'objet d'une annulation contentieuse. Ces chiffres montrent que le contrôle exercé par le juge administratif a été rigoureux et que l'administration a agi avec discernement, puisque la très grande majorité des mesures prises a été validée. Enfin, bien que l'état d'urgence donne la possibilité aux pouvoirs publics de prendre des mesures de restriction de liberté de réunion, seule une fermeture d'un lieu de culte a été reconduite.

Au-delà du bilan chiffré, les mesures que nous avons prises participent d'une stratégie cohérente et accélérée de détection et de déstabilisation des filières terroristes qui opèrent dans notre pays ou qui recrutent et acheminent des combattants vers les zones de conflit au Moyen-Orient. Nous avons pu empêcher ou retarder des projets de départ vers les théâtres d'opérations djihadistes, limiter les contacts entre les individus signalés comme appartenant à des groupes terroristes, entraver des actions de soutien à ces groupes.

Depuis 2013, pas moins de douze attentats ont été déjoués, dont sept depuis janvier 2015. Je salue le travail réalisé par les services de renseignement, et notamment par la DGSI qui est saisie, en propre ou avec la police judiciaire, du suivi de 256 dossiers judiciaires concernant 1 148 individus pour leur implication dans des activités liées au terrorisme djihadiste. Parmi eux, 353 ont d'ores et déjà été interpellés et 13 font l'objet d'un mandat d'arrêt international ; 223 ont été mis en examen, 171 ont été écroués et 52 font l'objet d'un contrôle judiciaire. Preuve que l'action quotidienne des services, sous l'autorité de la justice, porte ses fruits, empêchant des actions violentes et des attentats sur notre sol.

J'en viens à la prorogation de l'état d'urgence. Ces derniers mois, plusieurs attentats ont été commis à l'étranger visant nos intérêts et nos ressortissants. Les groupes djihadistes ont également visé des alliés directs de la France. Le 22 mars, la Belgique a été frappée par un attentat d'une extrême gravité, à l'aéroport de Zaventem et à la station de métro de Maelbeek : 32 personnes ont été tuées, plus de 300 autres ont été blessées, souvent très grièvement. Nous savons que les terroristes impliqués dans cet attentat appartenaient à la cellule qui a planifié et exécuté les attentats du 13 novembre à Paris et à Saint-Denis. Le parquet fédéral belge a confirmé que les attentats du 22 mars avaient initialement été programmés en France, avant que les terroristes, pris de cours par les investigations judiciaires menées en Belgique, soient contraints de précipiter leur action dans la capitale belge. Daech a donc toujours le projet et les capacités de conduire des opérations terroristes d'envergure sur le sol européen. En décembre dernier, l'organisation a explicitement appelé à cibler nos écoles. Les groupes djihadistes ont également démontré leur capacité à frapper de nombreuses villes en Afrique et au Moyen-Orient. La succession d'attaques frappant des métropoles d'Afrique de l'Ouest - je pense à l'attentat en Côte d'Ivoire, sur la plage du Grand Bassam, le 13 mars dernier - ainsi que la stratégie d'expansion territoriale de Daech et son implantation récente en Libye, doivent nous inciter à la plus grande vigilance.

La menace terroriste demeure à un niveau très élevé. La France représente clairement une cible prioritaire, en raison du combat résolu qu'elle mène contre les djihadistes au Sahel, en Irak et en Syrie, mais aussi, plus profondément, en raison des principes universels de liberté, de laïcité et d'émancipation qui sont les nôtres depuis plus de deux siècles et qui font horreur aux terroristes djihadistes. La menace est d'autant plus élevée que les groupes djihadistes cherchent à recruter une partie de leurs activistes dans les sociétés qu'ils prennent pour cible. Ces « combattants étrangers » fanatisés, envoyés sur le théâtre des opérations se former au maniement des armes et des explosifs avant de revenir dans leur pays d'origine pour y passer à l'action, représentent un danger majeur.

Il ne nous est donc pas permis de nous croire à l'abri, ou de considérer que le péril imminent qui a justifié, en novembre dernier, la déclaration de l'état d'urgence a disparu. Les enjeux de sécurité vont être d'autant plus complexes à gérer que nous nous apprêtons à accueillir quantité de visiteurs étrangers à l'occasion de l'Euro 2016, du 10 juin au 10 juillet prochain. Ce grand événement festif d'ampleur internationale représentera une cible particulière pour les terroristes. Nous ne renoncerons pas à vivre comme une grande nation capable d'accueillir sur son sol des ressortissants de tous pays venus participer à de grands événements culturels et sportifs. La France ne serait plus la France ! Il faut bien entendu prendre toutes les précautions qui s'imposent. Nous l'avons fait avec succès au moment de la COP 21, nous le referons pour l'Euro 2016.

Nous bénéficions pour cela du rétablissement des contrôles aux frontières, du déploiement de 110 000 policiers, gendarmes et militaires de l'opération Sentinelle. Notre dispositif de lutte antiterroriste est renforcé par la loi « Savary » et le projet de loi, en cours d'examen, renforçant la lutte contre le crime organisé, le terrorisme et leur financement, et améliorant l'efficacité et les garanties de la procédure pénale. D'ici son adoption définitive et la publication des textes d'application, nous devons disposer des mesures de l'état d'urgence pour garantir un niveau de sécurité le plus élevé possible.

Quelques précisions concernant les mesures que nous comptons mobiliser dans le cadre de cette troisième prorogation. Comme l'autorise la loi du 3 avril 1955, le Gouvernement envisage de ne pas activer, dans ce cadre, l'article 11 qui autorise les perquisitions administratives. Cette mesure, largement utilisée après les attentats du 13 novembre, ne présente plus aujourd'hui le même intérêt opérationnel, la plupart des lieux identifiés ayant déjà fait l'objet d'investigations poussées. Notre stratégie a consisté à jouer sur un effet de sidération. En revanche, les autres mesures continueront d'être mobilisées, dans le respect rigoureux des principes qui fondent l'état d'urgence.

Je remercie une nouvelle fois le Sénat pour la qualité du contrôle qu'il a exercé.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion