Intervention de Chantal Jouanno

Réunion du 4 mai 2016 à 14h45
Femmes et mineur-e-s victimes de la traite des êtres humains — Débat organisé à la demande de la délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes

Photo de Chantal JouannoChantal Jouanno, présidente de la délégation aux droits des femmes et à l’égalité des chances entre les hommes et les femmes :

Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, c’est un honneur d’introduire ce débat sur un sujet qui a été porté, souvent avec beaucoup de passion, par l’unanimité des différentes composantes de la délégation, puisque chaque groupe politique a nommé un rapporteur pour établir le rapport d’information.

Il s’agit bien d’une question qui intéresse l’égalité, ce qui n’est pas forcément connu de tous. Ainsi, selon les chiffres de l’Organisation des Nations unies, 70 % des victimes de la traite des êtres humains sont des femmes et des jeunes filles. Pour être plus précise, je rappelle que les victimes de l’exploitation sexuelle sont à 79 % des femmes, tandis que les victimes du travail forcé sont à 83 % des hommes. La traite est donc bien une violence sexuée.

La réflexion de la délégation s’est malheureusement inscrite dans un contexte marqué par deux actualités brûlantes.

La première d’entre elles est la crise des migrants. Dans le cadre de la crise migratoire actuelle, tous les éléments sont réunis pour favoriser l’expansion des réseaux de la traite : sont concernées des populations jeunes, démunies, en situation de vulnérabilité extrême qui, logiquement, se cachent très souvent des services administratifs et policiers. Toutes les conditions sont par conséquent réunies pour que les réseaux exploitent cette situation. La traite est d’ailleurs une réalité dans les camps, à tel point que l’association France terre d’asile a dû mettre en place à Calais une structure spécifique pour la prise en charge de cette question.

La seconde actualité, également dramatique, est relative aux agissements de groupes comme Daech ou Boko Haram. Dans le référentiel de ces groupes, les femmes et les jeunes filles ne sont que des marchandises : des marchandises qui se mettent en cage, qui se violent, qui s’échangent, qui s’exploitent ; des marchandises qui servent à assouvir les faux instincts de prétendus combattants, et qui rapportent de l’argent comme toute autre forme de trafic, tel le trafic d’armes ou d’organes.

Le rapport d’information est la conclusion de six mois de travail, de septembre à mars. Ce travail a permis à la délégation d’entendre plus d’une trentaine de personnes et d’effectuer plusieurs déplacements, dont l’un, à Calais, qui a beaucoup marqué les membres de la délégation présents.

De manière symbolique, la délégation a adopté ce rapport le 9 mars 2016, le lendemain de la Journée internationale des droits des femmes, à l’unanimité, mais aussi dans la continuité, car ce rapport fait suite à de nombreux travaux, engagés notamment par Brigitte Gonthier-Maurin, sur des sujets tels que les viols de guerre ou la prostitution.

À l’occasion de nos débats et des travaux que nous avons menés sur la prostitution, nous avons clairement mis au jour la connexion entre la prostitution et les réseaux de criminalité internationale responsables des trafics de drogue, d’armes et d’organes.

Rappelons, bien qu’il s’agisse d’estimations évidemment assez prudentes, que la traite des êtres humains rapporte chaque année 32 milliards de dollars, dont 3 milliards pour la seule Europe. Loin de leur être étranger, le problème de la traite touche directement l’Europe et la France. Son ampleur est d’autant plus considérable que ce trafic s’exerce en quasi-impunité, et que, souvent, la législation non pas sur la traite, mais sur d’autres formes d’exploitation est un peu vague.

Quels sont les constats dressés par la délégation dans son rapport ?

Tout d’abord, pour ce qui concerne le cadre juridique national, la politique de lutte contre la traite d’êtres humains s’inscrit dans le cadre d’un arsenal juridique relativement récent ; celui-ci est la traduction de plusieurs instruments internationaux majeurs, comme le protocole additionnel à la convention des Nations unies contre la criminalité transnationale organisée visant à prévenir, réprimer et punir la traite des personnes, en particulier des femmes et des enfants de 2000, dite « convention de Palerme », ou la convention du Conseil de l’Europe contre la traite des êtres humains de 2005, dite « convention de Varsovie ».

Cet arsenal déjà important est en réalité encore incomplet. Il nous a notamment été signifié que la définition actuelle de la traite des êtres humains, telle qu’elle figure dans le code pénal, et bien qu’elle ait été récemment élargie à d’autres formes d’exploitation, n’intègre pas le cas des mariages forcés. Or ces mariages constituent souvent et malheureusement une porte d’entrée dans la traite.

Pour ce qui concerne la gouvernance ensuite, un outil très efficace a été mis en place en 2013. Il s’agit de la mission interministérielle pour la protection des femmes victimes de violences et la lutte contre la traite des êtres humains, la MIPROF.

Malheureusement, la logique interministérielle de cet outil est encore insuffisante. Il serait souhaitable que la mission soit rattachée au Premier ministre pour que les ministères de l’intérieur et de la justice se sentent plus impliqués, et que le ministère des affaires sociales ne traite pas, de fait, cette question à lui seul.

Par ailleurs – seconde fragilité –, malgré son champ d’action très étendu, la MIPROF ne dispose pas de crédits spécifiques pour la conduite de son action. Ainsi, elle a été chargée de préparer le premier plan d’action national contre la traite d’êtres humains pour la période 2014-2016. Alors que nous arrivons au terme de cette période, il apparaît que ce plan a été mis en œuvre de manière très partielle, parce que les moyens de cette mission sont justement insuffisants.

Enfin, le dernier point concernant la gouvernance est le rôle déterminant des associations, qui sont les seuls acteurs susceptibles de créer une relation de confiance avec les victimes. Leur rôle a été souligné dans l’ensemble de nos auditions. Les associations sont des partenaires indispensables de la lutte contre la traite qui semblent insuffisamment sollicités et qui manquent de moyens.

Le rapport a donc identifié plusieurs points de notre politique nationale de lutte contre la traite qui demeurent perfectibles.

Le premier point, souvent signalé, est le recours trop rare à la qualification de traite des êtres humains par les magistrats.

Le deuxième point est la formation insuffisante des différents professionnels susceptibles d’être en contact avec des victimes de la traite.

Le troisième point, très important et régulièrement rappelé, est l’absence d’outils adaptés au cas des mineures et mineurs victimes de la traite, et ce malgré une prise en compte réelle, mais récente de cette problématique par les pouvoirs publics, notamment par les départements.

Le quatrième point est la sensibilisation insuffisante du grand public au phénomène de la traite qui peut conduire à constater des faits sans identifier le problème de traite qu’ils révèlent.

Le cinquième point est la connaissance statistique encore très limitée du phénomène de la traite. Cela est aussi compréhensible que malheureux.

Le sixième point, enfin, est la prise en charge administrative et judiciaire des victimes variable, et parfois même divergente d’un territoire à l’autre, notamment s’agissant de la délivrance des titres de séjour.

Au vu de ces constats, la délégation a adopté vingt et une recommandations. Certaines, et nous nous en réjouissons, sont déjà obsolètes. Ainsi, nous avions recommandé l’adoption rapide de la proposition de loi visant à renforcer la lutte contre le système prostitutionnel et à accompagner les personnes prostituées qui protège les victimes, et du projet de loi autorisant la ratification du protocole relatif à la convention n° 29 de l’Organisation internationale du travail sur le travail forcé. Ces deux textes ont achevé leur parcours législatif au mois d’avril.

Pour le reste, les recommandations de la délégation sont regroupées en cinq grands axes.

Premier axe : améliorer la gouvernance de la lutte contre la traite des êtres humains. Comme je l’ai dit tout à l’heure, cela suppose, d’une part, la prise en compte de la situation spécifique des mineurs, et, d’autre part, le rattachement de la MIPROF au Premier ministre. Cela suppose aussi une meilleure utilisation et valorisation de l’expertise du secteur associatif engagé dans la lutte contre la traite sur le terrain.

Deuxième axe : compléter l’arsenal juridique en intégrant une référence explicite au cas des mariages forcés.

Troisième axe : garantir les moyens budgétaires et humains de la lutte contre la traite, en sanctuarisant les moyens des associations et en renforçant ceux de la MIPROF.

Quatrième axe : faire en sorte que la diplomatie et l’action internationale de la France contribuent encore davantage à la lutte contre ce fléau.

Dans cette perspective, la délégation appelle à maintenir la vigilance de la diplomatie française en matière de défense des droits des femmes à l’échelon international, afin de lutter contre le phénomène insidieux qu’est la tendance dite « relativiste ». Au nom de l’inclusion de toutes les cultures, celle-ci conduirait à renoncer à certains grands principes de l’égalité entre les hommes et les femmes. Sur un tout autre sujet, nous en avons par exemple observé les effets en ce qui concerne la participation aux jeux Olympiques.

La délégation recommande également une condamnation sans appel, par toutes les instances internationales et de manière systématique et récurrente, de toutes les pratiques des groupes comme Daech et Boko Haram relatives à l’esclavage des femmes et à leur exploitation sexuelle. Si l’on a tendance à s’émouvoir lorsque certains faits sont mis en avant en raison de leur actualité, l’on oublie ensuite assez rapidement la réalité de ces drames. Nous souhaitons également la dénonciation de tous les États qui participent directement ou indirectement, c'est-à-dire en fermant les yeux, aux trafics scandaleux qui contribuent à financer ces groupes barbares.

Enfin, la délégation invite le Gouvernement à poursuivre la promotion de la ratification par tous les États des conventions visant à lutter contre la traite des êtres humains dans toutes ses dimensions.

Cinquième axe : renforcer la formation des acteurs de la lutte contre la traite des êtres humains, ainsi que la sensibilisation du grand public. Il est essentiel que tous les acteurs de terrain et le grand public puissent identifier les signes caractéristiques d’une situation de traite. La délégation estime tout particulièrement nécessaire de renforcer la formation des professionnels, notamment des magistrats, des policiers, des gendarmes, des professionnels de santé, mais aussi des inspecteurs du travail et des services sociaux.

Madame la ministre, nous invitons le Gouvernement à faire de la lutte contre la traite des êtres humains une grande cause nationale, et nous souhaitons le lancement d’une campagne de sensibilisation du grand public aux différentes formes que peut prendre la traite sur notre territoire.

Pour conclure, j’espère que ce débat contribuera à une prise de conscience de ces problèmes, et que, au-delà des pouvoirs publics qui le sont déjà, il mobilisera l’opinion publique et les médias, afin de dénoncer une réalité que l’on imagine appartenir à d’autres territoires, à d’autres pays, à d’autres continents.

La traite est pourtant un phénomène européen qui se pratique parfois entre pays européens, ne nous épargne pas et qui constitue une infraction permanente à tous les principes des droits de l’homme, et donc des femmes, que nous défendons à travers le monde.

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