Intervention de Marie-Hélène Des Esgaulx

Réunion du 10 mai 2016 à 14h30
Répression des abus de marché — Adoption en procédure accélérée d'une proposition de loi dans le texte de la commission modifié

Photo de Marie-Hélène Des EsgaulxMarie-Hélène Des Esgaulx :

Monsieur le président, monsieur le ministre, madame la présidente de la commission des finances, messieurs les rapporteurs, mes chers collègues, la présente proposition de loi fait suite à une évolution récente de la jurisprudence constitutionnelle et européenne.

Une jurisprudence constante du Conseil constitutionnel considère, en effet, que certains comportements sont susceptibles à la fois de sanctions pénales et administratives.

Ce distinguo entre la nature pénale et la nature administrative des sanctions avait, jusqu’à présent, permis de contourner la règle non bis in idem, selon laquelle une personne ne peut être poursuivie deux fois pour un même fait, en l’espèce, à la fois par la voie répressive administrative et la voie répressive judiciaire. En effet, jusqu’à maintenant, seul le cumul de procédures pénales était proscrit. Le cumul d’une procédure de sanction pénale avec une procédure de sanction administrative ne tombait donc pas, selon la décision du Conseil constitutionnel du 28 juillet 1989, sous le coup de la règle non bis in idem.

Toutefois, la Cour européenne des droits de l’homme a récemment fait évoluer cette jurisprudence. Les juges européens, saisis d’un abus de marché commis en Italie, ont, dans l’arrêt Grande Stevens du 4 mars 2014, pris en considération la sévérité de la sanction administrative pour l’assimiler à une sanction pénale et conclure qu’il y avait violation par l’Italie de l’article 4 de la Convention européenne des droits de l’homme consacrant la règle non bis in idem.

Ainsi, pour la Cour européenne des droits de l’homme, il importe peu que l’autorité menant les poursuites ne soit pas un tribunal répressif. Dès lors que la sanction susceptible d’être prononcée par cette autorité est assimilable, de par sa sévérité, à une sanction pénale, il est impossible de mener de front, contre une même personne et pour les mêmes faits, une procédure pénale et une procédure administrative de sanction.

Cette interprétation nouvelle émanant du juge européen a conduit le juge constitutionnel à considérer, dans deux décisions du 18 mars 2015, que le cumul de poursuites dans les voies administratives et pénales pour la même opération d’initié était contraire aux principes de nécessité des délits et des peines et de proportionnalité des peines, ainsi qu’au droit au maintien des situations légales acquises.

Selon le Conseil constitutionnel, les similitudes entre la procédure pénale et la procédure administrative en cas de répression des abus de marché étaient telles que « les sanctions du délit d’initié et du manquement d’initié ne peuvent être regardées comme de nature différente ».

Le juge constitutionnel ne s’est prononcé que sur les infractions qui peuvent être poursuivies devant le régulateur boursier et devant le juge pénal, et uniquement sur les opérations d’initié. Il cherche ainsi à éviter tout risque de « contamination » vers d’autres contentieux, notamment fiscaux.

À la suite des décisions du Conseil constitutionnel de mars 2015, une mission d’information du Sénat sur les pouvoirs de sanction des régulateurs financiers, conduite par nos excellents collègues Albéric de Montgolfier et Claude Raynal, au nom de la commission des finances, a publié ses conclusions en juin 2015. Celles-ci ont été reprises dans deux propositions de loi sénatoriales identiques, relatives à la répression des infractions financières, déposées en octobre 2015.

La commission des finances du Sénat a parallèlement commandé la réalisation d’une étude de législation comparée portant sur la prévention du cumul des sanctions administratives et des sanctions pénales en Allemagne, en Italie, aux Pays-Bas et au Royaume-Uni.

La proposition de loi de l’Assemblée nationale que nous examinons aujourd’hui fait donc écho à un travail approfondi de la commission des finances du Sénat.

Elle définit les règles de répartition et d’aiguillage de l’action publique contre les délits boursiers entre l’autorité de sanction judiciaire et l’autorité de sanction administrative. Comme l’a rappelé notre excellent collègue Albéric de Montgolfier, différentes options avaient été envisagées jusqu’à présent.

Le Parquet national financier défendait l’idée de privilégier les poursuites au pénal.

Le groupe de travail de l’Autorité des marchés financiers soutenait, quant à lui, après une concertation obligatoire d’une durée de deux mois entre le PNF et l’AMF pour favoriser l’allocation optimale des dossiers pouvant relever du juge pénal ou de l’AMF, l’idée de privilégier la voie administrative pour réprimer les atteintes au bon fonctionnement du marché et de réserver la voie pénale aux cas d’abus de marché les plus graves, c'est-à-dire ceux qui portent atteinte à l’ordre social et nécessitent, en conséquence, une peine privative de liberté.

Albéric de Montgolfier et Claude Raynal proposaient, pour leur part, un dispositif de concertation entre le PNF et l’AMF pour la répartition des affaires, qui se ferait au cas par cas, les affaires les plus graves étant réservées au pénal.

En cas d’échec persistant de cette concertation, les conflits d’attribution seraient tranchés, sur le modèle du Tribunal des conflits, par une instance extérieure, neutre et paritaire, composée à parité de magistrats du Conseil d’État et de la Cour de cassation.

La solution retenue dans la présente proposition de loi est une procédure de concertation entre le PNF et l’AMF en vue d’un avis conforme de cette dernière pour la mise en œuvre de l’action pénale par le procureur de la République financier. En cas de désaccord, un arbitrage est rendu dans les deux mois par le procureur général de la Cour d’appel de Paris.

Les procédures prévues pour manquement d’initié devant l’AMF et délit d’initié devant le juge pénal seront donc désormais exclusives l’une de l’autre. Ainsi, en cas de déclenchement des poursuites au pénal, il ne pourra y avoir de notification de griefs. Inversement, si l’AMF a déclenché une procédure, les juges devront s’abstenir.

La présente proposition de loi met également en conformité les incriminations en matière d’abus de marché avec la législation communautaire, notamment la directive européenne sur les abus de marché du 16 avril 2014.

La proposition de loi modifie ainsi les périmètres des trois délits principaux en matière d’abus de marché, qui sont désormais : l’opération d’initiés, la divulgation illicite d’information privilégiée et la manipulation de marché.

Les peines sont considérablement renforcées et, surtout, harmonisées entre les sanctions pécuniaires administrative et pénale. En effet, l’auteur d’un délit d’initié peut actuellement être puni par le juge pénal d’une peine de deux ans d’emprisonnement ou d’une dissolution pour une personne morale et d’une amende de 1, 5 million d’euros maximum, alors que l’auteur d’un manquement d’initié encourt une sanction pécuniaire d’une sévérité sans comparaison de la part de la commission des sanctions de l’AMF, jusqu’à 100 millions d’euros ou dix fois le montant des profits éventuellement réalisés.

Ainsi, sur les 182 dossiers d’abus de marché traités depuis la création de l’Autorité des marchés financiers en 2004, les sanctions pécuniaires prononcées par la commission des sanctions de l’AMF se sont élevées à 117 millions d’euros contre 2, 9 millions d’euros pour les sanctions pénales et aucune peine de prison ferme – seulement treize peines de prison avec sursis.

Désormais, les trois nouveaux délits seront tous punis d’une peine maximale portée à cinq ans d’emprisonnement et d’une sanction pécuniaire d’un montant égal à celui de la sanction administrative, à savoir 100 millions d’euros. Ces nouvelles incriminations seront dupliquées à l’identique sous forme de manquements administratifs. La responsabilité pénale des personnes morales n’a pas été modifiée.

La commission des finances du Sénat a, de manière unanime, adopté la présente proposition de loi, après avoir adopté quinze amendements de son rapporteur, Albéric de Montgolfier et quatre amendements du rapporteur pour avis de la commission des lois, François Pillet. Notre groupe tient à saluer la qualité de leur travail. Ils ont, en effet, utilement complété le texte de l’Assemblée nationale.

Concernant les nouvelles incriminations, la commission a précisé que le délit de fausse information porte non seulement sur les actifs, mais aussi sur la situation économique et financière des émetteurs. Concernant les sanctions pécuniaires, nous avons limité l’amende pour les personnes morales à 500 millions d’euros. Concernant les peines d’emprisonnement, nous avons instauré une peine de dix ans pour les délits commis en bande organisée.

Nous avons également autorisé des écoutes téléphoniques dans les cas de délits en bande organisée et précisé que le délai de concertation entre l’AMF et le PNF serait de deux mois et demi au maximum.

La commission a de surcroît prévu la possibilité de l’utilisation de la composition administrative par l’AMF. L’accord transactionnel est, en effet, une procédure plus rapide et efficace, mais aussi plus sévère.

Nous avons renforcé la coopération entre le PNF et l’AMF. Enfin, nous avons prévu la possibilité pour l’AMF d’être présente à l’audience si elle n’est pas partie civile, pour pouvoir éclairer le juge pénal sur des aspects techniques.

Pour toutes ces raisons, mes chers collègues, le groupe Les Républicains votera en faveur de cette proposition de loi, telle qu’elle a été modifiée par notre commission des finances.

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