Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, nous voici donc parvenus au terme du parcours de ce texte devant le Sénat. Tout ayant été dit ou presque, je m'efforcerai d'aller à l'essentiel.
Avec le présent projet de loi un double objectif était visé : d'une part, tirer les leçons de l'arrêt Gebremedhin rendu par la Cour européenne des droits de l'homme et condamnant la France ; d'autre part, organiser une opération de communication sur le thème de l'immigration, dans le but d'accréditer un peu plus l'idée qu'elle menaçait les Français dans ce qu'ils ont de plus essentiel, à savoir leur identité, et de faire croire que le Gouvernement était là pour les protéger de ce risque mortel.
Pour reprendre les termes d'une ministre, qui ne semble pas pour autant gênée d'appartenir à ce gouvernement, il s'agissait d'« instrumentaliser » l'immigration à des fins politiques.
S'agissant du premier point, c'est complètement raté. Certes, le présent texte crée un droit de recours suspensif en cas de refus d'admission des étrangers sur le territoire français, mais il le fait dans de telles conditions que la France n'est toujours pas à l'abri d'une nouvelle condamnation par la Cour européenne des droits de l'homme.
Pour cela, deux conditions auraient dû être remplies.
Il aurait fallu, d'abord, que le droit de recours suspensif concerne non seulement les demandeurs d'asile, mais aussi toute personne pouvant se prévaloir des articles 2, 3 et 8- ce dernier article portant sur le droit au respect de la vie privée et familiale - de la Convention européenne des droits de l'homme, par exemple, les étrangers dont l'état de santé leur permet d'invoquer l'article 2, les mineurs isolés et les personnes dont la famille vit en France.
Il aurait fallu, ensuite, ne pas se mettre en défaut par rapport aux articles 13 et 6 de ladite convention. Le premier exige que le droit au recours suspensif soit effectif, tandis que le second crée un droit à être entendu équitablement et publiquement par un tribunal indépendant, à jouir des facilités nécessaires à la préparation de sa défense et, en tant que de besoin, à disposer d'un interprète.
Or la limitation du bénéfice du recours suspensif aux seuls demandeurs d'asile, la brièveté des délais de recours et leur mode de calcul, qui ne tient pas compte des difficultés particulières des fins de semaine malgré le rétablissement du délai de quarante-huit heures par le Sénat, le maintien de la possibilité d'un jugement par ordonnance malgré le remplacement de la procédure du « référé liberté » par celle du jugement au fond, les conditions matérielles de l'exercice de la justice en zone de police, l'usage de la « téléjustice » pour des plaignants qui ne maîtrisent pas ou peu notre langue et les conditions dans lesquelles ces derniers pourront exercer leur droit à défense laissent à penser que ces deux conditions ne sont pas remplies.
Si ce projet de loi a pour principal objet de mettre la France à l'abri d'une nouvelle condamnation de la Cour européenne des droits de l'homme, comme je l'ai dit, c'est complètement raté.
Mais tel n'était pas l'objectif essentiel.
Le but premier était de communiquer sur la « question immigrée » et de multiplier les obstacles au regroupement familial, au mépris de nos engagements internationaux. Et là, chapeau, monsieur le ministre : c'est très réussi !
Les médias se sont bien focalisés sur l'immigration, se préoccupant même du Sénat - c'est du rarement vu ! - jusqu'à l'annonce du divorce du couple présidentiel, sujet évidemment de première importance.
Cerise sur le gâteau, l'essentiel a tourné autour du fameux article 5 bis, ce qui a renforcé les subconscients des cerveaux rendus disponibles dans l'idée que c'était bien leur identité dans ce qu'elle a de plus profond qui était en question lors de nos discussions.
Très réussi aussi, le parcours d'obstacles mis en travers du regroupement familial, même pour les conjoints de Français ! Certes, l'« amendement Pelletier » a été rétabli grâce à la résistance du Sénat, mais la commission mixte paritaire a retenu pour ces conjoints les deux mois de formation linguistique et morale.
Pour tous les autres candidats au regroupement familial, si c'est aussi la rédaction plus libérale et plus réaliste du Sénat qui a prévalu, la commission mixte paritaire n'en a pas moins supprimé les dispositions que nous avions adoptées en faveur des retraités.
Le texte finalement adopté sera pratiquement inapplicable - la nouvelle rédaction de l'article 5 bis en est l'illustration la plus éclatante - et constituera une source inépuisable de contentieux de tous ordres.
Le but de ses initiateurs est donc pleinement atteint.
Comme j'ai eu l'occasion de le dire lors de la première lecture, il s'agit non pas de mettre à la disposition de l'administration un texte clair et applicable avec les moyens dont elle dispose, en un mot de l'aider à travailler dans de bonnes conditions, mais de renvoyer sur les juridictions la régulation des flux migratoires et, ainsi, de contribuer à les tarir.
Plein succès, donc. Mais à quel prix, monsieur le ministre ?
Au sens le plus trivial du terme, au prix d'un alourdissement des charges des contribuables, que l'on dit vouloir par ailleurs alléger. Les évaluations, les formations linguistiques et morales prévues par la loi, les analyses génétiques auront un coût pour un bénéfice nul.
Au prix d'un engorgement supplémentaire des juridictions administratives, qui ont déjà vu le contentieux des étrangers exploser : à l'augmentation en volume des dossiers s'ajoute leur traitement prioritaire dans des délais très courts.
Que cela charge la justice administrative et en perturbe le fonctionnement vous laissera probablement de marbre, ce gouvernement ayant montré en quelle estime il tenait les juges. Mais la justice n'est pas qu'une affaire de magistrats, elle concerne aussi les citoyens, qui verront les délais de leurs recours s'allonger un peu plus.
Au prix d'une augmentation de l'immigration clandestine. Comment, en effet, empêcher les familles de se regrouper ? Seuls vous béniront les passeurs, trafiquants de faux papiers et de vrais êtres humains, qui vous devront une augmentation de leur chiffre d'affaires.
Au prix de la réputation de la patrie des droits de l'homme, de notre image partout où la France n'est pas une nation pas totalement étrangère.
Au prix de l'obscur sentiment d'humiliation de tous ces Français compatissants qui reconnaissent dans les indésirables que vous refusez de lointains parents.
Au prix de la peine et de l'angoisse de tous ces malheureux que vous empêchez d'être réunis, ce qui demeure souvent leur seul luxe.
Au prix, surtout, du bouleversement des principes immémoriaux qui règlent la filiation chez nous. « Venir au monde, ce n'est pas seulement naître à ses parents, c'est naître à l'humanité », nous dit Pierre Legendre. Cela signifie bien que c'est l'institution et non la biologie qui, en dernier lieu, dit qui est fils et fille de cet homme et de cette femme.
À ce jour, les tests ADN n'étaient utilisés que dans le cadre d'enquêtes criminelles et par le juge comme un élément d'appréciation supplémentaire pour instituer par son jugement la filiation. Contrairement à ce que les défenseurs du texte prétendent, l'article 5 bis renvoie à une tout autre situation et à une tout autre finalité : la nécessité de démontrer sa filiation à une administration, comme à une autre époque de prouver son absence de filiation. Si cela ne vous rappelle rien, c'est que vous avez mauvaise mémoire...
Certes, sur le plan pratique, pour toutes les raisons que l'on connaît, il y a peu de chances que les nouvelles dispositions soient souvent utilisées. Mais, sur le plan symbolique, elles constituent une innovation calamiteuse. M. Mariani ne s'y est pas trompé : « Mon amendement existe toujours », a-t-il déclaré.
Au nom du bonheur des intéressés et du nôtre, de l'efficacité et de la modernité, une brèche vient d'être ouverte dans le rempart juridique qui nous protégeait. « Il s'agit de cela, et seulement de cela », avez-vous dit tout à l'heure, monsieur le ministre. Mais ne doutons pas que de bons apôtres feront en sorte, toujours pour notre bien, qu'il s'agisse demain de plus que cela. Projet de loi après projet de loi, ils s'emploieront à élargir la brèche, travaillant la « question immigrée ». Jusqu'où iront-ils ? Jusqu'où irez-vous ? En tout cas, ne comptez pas sur nous pour vous accompagner.
Monsieur le ministre, le monde de demain que vous prétendez nous préparer avec d'autres, qui, malgré l'habeas corpus, pratiquent l'internement administratif quasi illimité ne nous convient pas.
Vous vous rappelez peut-être la dernière phrase de 1984, de Georges Orwell : « Et Winston Smith aima Big Brother. » Eh bien, ne vous en déplaise, pas nous, monsieur le ministre !