Monsieur le président, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, Michel Amiel devait initialement intervenir sur cette résolution, le 9 mars dernier. Il ne peut être présent aujourd’hui, j’interviens donc à sa place, au nom de notre groupe. Aussi mon intervention est-elle très inspirée de celle qu’aurait pu prononcer le sénateur Amiel.
À l’heure où les critiques pleuvent sur notre système social, il convient de réfléchir à notre modèle actuel de protection sociale et, plus encore, aux évolutions qu’il convient d’envisager, dans le monde globalisé, numérisé, voire « ubérisé », qui est désormais le nôtre. Le Conseil national du numérique s’est récemment penché sur la question afin de réfléchir aux bouleversements qui vont affecter le monde du travail.
Je pense que notre système libéral est en fin de vie et que l’économie du futur sera collaborative. Surtout, la nouveauté consistera à faire passer cette logique à une grande échelle, grâce à la numérisation dans des domaines aussi différents que l’hébergement, le covoiturage ou encore l’échange des savoirs. L’enjeu est d’endiguer le phénomène de la pauvreté persistante, alors même que, dans la sphère économique, richesses créées et productivité n’ont jamais été aussi élevées.
La proposition de résolution dont nous discutons invite le Gouvernement, madame la secrétaire d’État, à mettre en place un revenu de base inconditionnel et cumulable avec d’autres revenus pour l’ensemble des résidents.
L’idée d’un revenu universel n’est pas nouvelle. Les détracteurs de cette idée se réjouiront de la voir fleurir chez Thomas More, l’humaniste anglais de la Renaissance à l’origine, justement, du concept d’utopie. Un siècle et demi plus tard, c’est Thomas Paine qui reprend l’idée selon laquelle cette dotation serait donnée en guise de redistribution des produits des ressources naturelles.
Plus près de nous, des auteurs comme James Meade, prix Nobel d’économie, ou Jean-Marc Ferry défendent ce revenu de base, seul moyen selon eux de libérer l’individu du travail comme fin en soi, de développer le secteur quaternaire – les services à la société – et d’assurer les conditions matérielles d’une vie digne et épanouissante.
Michel Foucault affirmait, dans son cours Naissance de la biopolitique, que « si l’on veut avoir une protection sociale efficace sans incidence économique négative, il faut tout simplement substituer à tous ces financements globaux […] une allocation […] qui assurerait des ressources supplémentaires à ceux qui […] n’atteignent pas un seuil suffisant. »
Ce revenu de base, appelé aussi revenu universel ou revenu d’existence, obéirait alors à trois critères. Il serait universel – chacun le reçoit de sa naissance à sa mort, qu’il soit riche ou pauvre –, individuel, donc accordé à chaque personne, quelle que soit sa situation familiale, et inconditionnel, c’est-à-dire sans condition de ressources ou de quelque contrepartie que ce soit.
L’idée est donc de permettre de maintenir la dignité de tous, comme l’énonce la proposition de résolution, en assurant un revenu de base qui soit un droit de chacun en tant que membre de la société, afin de ne laisser personne sur le bord de la route. S’il ne s’agit, en théorie, que d’un moyen de répartir les richesses en dehors de l’activité exercée, ce revenu confère à chacun une autonomie, une possibilité de subvenir à ses besoins primaires.
Ce revenu implique aussi une automaticité, qui permettrait une meilleure application des politiques sociales, d’autant que beaucoup de bénéficiaires potentiels, on le sait, renoncent ou ne parviennent pas à obtenir leur aide en raison de la complexité du système et des nombreuses démarches à accomplir, qui s’apparentent à un véritable parcours du combattant.
Enfin, l’individualisation de ce revenu entraînerait un changement majeur de paradigme : il serait indépendant du statut familial.
Le revenu de base deviendrait ainsi vecteur de simplification, à la fois administrative et financière, de la redistribution sociale. En se substituant à l’ensemble des prestations familiales, ce revenu constituerait un guichet social unique pouvant réduire les frais de gestion et de distribution. Toutefois, vous l’aurez compris, madame la secrétaire d’État, l’étude de ce point mériterait d’être affinée.
Reste néanmoins que l’idée, quoique vertueuse, pourrait aussi présenter des inconvénients, comme celui de modifier le marché du travail en engendrant une rémunération à moindre coût des salariés.
Que peut-on opposer d’autre à cette proposition ? La première des objections consisterait à dire que cette mesure encourage l’oisiveté. Pourtant, en y regardant de près, ce dispositif favoriserait de nombreuses activités que l’économie collaborative voit émerger. Pour reprendre le modèle décrit par l’économiste Yann Moulier-Boutang, entre le modèle de la cigale insouciante et celui de la fourmi laborieuse s’interpose celui de l’abeille vertueuse.
Une des questions majeures est de savoir à quel niveau ce revenu se situerait. Doit-il être un simple moyen de subsistance ou un moyen de combattre la pauvreté, et donc constituer un revenu d’existence ? Ne risque-t-on pas de bousculer le contrat social à cause de son inconditionnalité, et de désolidariser ainsi droits et devoirs ? Quant à son attribution à tous les résidents, ne risque-t-elle pas de créer un effet d’aubaine ? Afin d’éviter au mieux ce phénomène, je préférerais que cette réflexion, qui transcende les postures politiques, soit développée au niveau européen.
Reste la question délicate, mais essentielle, du coût d’une telle mesure. Avec une hypothèse de trois revenus de base distincts – enfant, jeune et général –, certaines estimations chiffrent l’ensemble, cela a été dit, aux alentours de 400 milliards d’euros. Comment le financer ? Quelques pistes existent déjà : la TVA, la taxe Tobin ou encore une modification des règles de l’impôt sur le revenu.
Ainsi, même si nous soutenons philosophiquement l’idée d’un revenu de base, nous souhaitons qu’elle puisse être approfondie, notamment à l’occasion de la mission commune d’information qui vient d’être constituée. En effet, nous avons beaucoup trop de réserves pour soutenir la résolution proposée par le groupe écologiste en l’état actuel de sa rédaction.