Participant à ce même objectif de faire découvrir l'entreprise d'un point de vue opérationnel, l'alternance a été encore une fois plébiscitée, certains imaginant qu'elle soit imposée dans tous les cursus. De nouveau, les chefs d'entreprise ont déploré que l'apprentissage soit vu comme un échec, alors qu'il s'agit d'un formidable ascenseur social. Certains ont rappelé la nécessité d'aligner l'offre de formation par les CFA sur les besoins des entreprises. Un entrepreneur a jugé que la durée de l'apprentissage devait être allongée, et qu'il convenait de fidéliser les apprentis dans la profession : selon l'artisan-chocolatier qui participait à la rencontre, seuls 5 % des apprentis restent dans la profession ! Or c'est un investissement important pour l'entreprise, en termes de temps passé.
Troisième point qui ressort de la table ronde : l'impression qu'ont les entreprises de ne pas vivre dans le même monde que l'administration. Ainsi, une cheffe d'entreprise -pour une fois, nous avions la chance d'en avoir plusieurs autour de la table, ce dont je me félicite - a témoigné avoir eu besoin de recruter deux personnes un jeudi après-midi et avoir eu la surprise de constater que Pôle Emploi était fermé le jeudi après-midi ! Une autre jeune dirigeante de PME, qui avait également besoin de recruter, a indiqué qu'elle avait envisagé de recourir à des contrats aidés, mais qu'elle avait rapidement laissé tomber devant l'usine à gaz que cela aurait impliqué ! Un industriel a aussi fait part de son incompréhension devant les délais de délivrance, par l'Afnor, d'un label, obtenu en 4 à 6 mois en France, contre 15 jours dans les pays voisins... Le directeur de l'usine Charal d'Egletons a imaginé que l'administration pourrait mieux accompagner les entreprises en difficulté : ainsi, à ses yeux, l'essentiel n'est pas d'accélérer la sauvegarde financière mais de l'anticiper.
Enfin, quatrième sujet sensible pour les entrepreneurs corréziens : les handicaps français en matière de compétitivité et d'attractivité. Ils ont été nombreux à dénoncer le fait que la France se tire une balle dans le pied en surtransposant les obligations européennes. La dirigeante de la scierie a ainsi expliqué que les normes françaises en matière de poussière représentent le double de celles qu'impose l'Union européenne. De même, le négociant agricole a évoqué les règlementations poids lourds : la France limite à 32 tonnes la charge maximale pour les camions à quatre essieux, indispensable pour aller dans les fermes, quand la plupart de nos voisins ont fixé un plafond à 36 tonnes, voire 38 ou 40. Cela prive la France d'économies en carburant - particulièrement utiles en ce moment - préservant l'environnement et réduisant les frais de transport. Ces distorsions de concurrence viennent s'ajouter aux autres distorsions sociales et fiscales qui affectent la compétitivité-coût de la France par rapport à ses voisins. Ainsi, les chefs d'entreprise voient monter en puissance des entreprises qui n'ont pas les mêmes contraintes et qui leur prennent des marchés qui seront difficiles à reconquérir. Même si plusieurs ont souligné que le Crédit d'impôt pour la compétitivité et l'emploi (CICE) améliorait la compétitivité française, ils ont jugé que cela ne compensait pas les surcharges accumulées pendant les 5 ou 6 ans précédents. Au-delà de leur inquiétude relative à la compétitivité-coût de la France, les représentants de groupes étrangers ont fait part de la dégradation de l'image de la France qui perd en attractivité avec ses grèves à répétition et l'archaïsme de son dialogue social - selon ses mots. Mais nous aurons l'occasion d'en reparler !
Vous le voyez, la matinée fut riche. L'après-midi aussi, qui nous a permis de visiter deux belles entreprises. La première, Silab, est spécialisée en ingénierie des actifs naturels pour la cosmétique. Elle a été fondée il y a un peu plus de 30 ans par Jean Paufique, qui nous y a accueillis avec un charisme inaltéré malgré son âge avancé. Nous avons pu goûter sa fierté d'avoir monté une entreprise qui fait aujourd'hui 36 millions d'euros de chiffre d'affaires et emploie 250 salariés avec une moyenne d'âge de 35 ans, qui est restée indépendante, et qui fait de l'excellence et de la qualité ses maîtres mots, en s'appuyant sur un ciment de valeurs humaines. Nous avons également rencontré Xavier Gaillard, directeur général délégué à la stratégie, et Brigitte Closs, directrice générale déléguée à la recherche.
L'entreprise nous a frappés par sa puissance d'innovation : 6 à 8 nouveaux produits par an, près de 200 brevets en portefeuille, 87 chercheurs, soit plus du tiers du personnel, et enfin des investissements en recherche et développement à hauteur de 20 à 25 % du chiffre d'affaires. L'innovation ne se fait pas seulement en recherche et développement, car les équipes sont pluridisciplinaires : biologie, chimie, botanique, imagerie, statistique... Silab a même réussi à reconstituer de la peau en laboratoire et teste l'efficacité des matières premières naturelles sur cette peau-maison, appelée Silabskin. Ses principaux clients sont en effet des fabricants de cosmétiques.
L'entreprise nous a aussi impressionnés par son ambition : elle exporte aujourd'hui 60 % de sa production, entièrement faite sur place et conditionnée en jerricans sous forme liquide, vers les grands noms de la cosmétique et elle entend porter cette part d'exportations à 70 % d'ici 5 ans. Elle essaime aussi à travers un fonds d'investissement qu'elle a créé pour les start up de la région qui veulent bien accepter Silab dans leur gouvernance, mais à un niveau minoritaire. Elle programme encore 20 millions d'investissements, après avoir déjà construit 3 unités de production et une unité de production de biotechnologies, le tout largement en autofinancement, avec un accompagnement public, notamment des collectivités territoriales.
Les dirigeants de Silab ont regretté eux aussi que la France s'invente des contraintes supplémentaires par rapport à ses obligations internationales. Ainsi, le projet de loi sur la biodiversité en cours d'examen au Parlement vient s'ajouter à la Convention sur la biodiversité de 1993 et au protocole de Nagoya de 2014, décliné par un règlement européen l'année suivante. Ces textes internationaux sont destinés à faire partager la valeur tirée de l'utilisation des ressources génétiques naturelles, avec le pays dont ces ressources sont originaires. Dans le projet de loi biodiversité, il est proposé de valoriser nos ressources génétiques issues de l'outre-mer en taxant le chiffre d'affaires des utilisateurs français de ces ressources, du type de Silab, qui subissent ainsi une distorsion de concurrence. Silab a attiré notre attention sur l'importance de maintenir le texte du Senat pour l'article 18 limitant cette taxe à 1 % du chiffre d'affaires mondial, en faisant valoir l'effet contreproductif qui découlerait d'une taxation plus élevée, envisagée par l'Assemblée nationale jusqu'à 5 % du chiffre d'affaires : Silab nous a indiqué qu'une telle disposition, censée bénéficier à l'outre-mer et lui permettre de récupérer de la valeur sur l'utilisation de sa biodiversité, inciterait en fait des entreprises comme elle à se fournir en dehors de l'outre-mer, dans des pays étrangers disposant des mêmes ressources génétiques... Le sort de cette disposition dépendait de la commission mixte paritaire, qui s'est réunie hier sur ce texte et a échoué. Le texte devrait revenir pour la troisième fois au Sénat, avant que l'Assemblée n'ait le dernier mot... Il nous faudra mettre à profit ce temps pour convaincre du bien-fondé des arguments de Silab !
Nous nous sommes ensuite rendus dans l'une des quatre pépinières d'entreprises du département : Novapôle. J'ai eu la joie d'accompagner la création de cette pépinière lorsque j'étais vice-président du Conseil général en charge de l'économie et des finances. Située à Saint-Viance, Novapôle est spécialisée en agro-alimentaire et en bio-industries ; sa gestion est assurée par la chambre de commerce et d'industrie de la Corrèze et par l'association limousine des industries alimentaires (ALIA). La pépinière accompagne les jeunes entreprises dans leur projet, dans la recherche de compétences, et dans la valorisation de leurs produits et services. Pour une durée de 3 à 5 ans, elle propose à ces jeunes pousses des locaux dotés d'un accès Internet à haut débit et adaptés à leurs besoins : bureaux, laboratoire, ateliers et même une salle blanche de 24 mètres carrés. C'est là que nous avons pu rencontrer Cyrille Cabaret, qui a fondé en 2011 une start up dénommée Ecomeris : son entreprise développe des écomatériaux, des films et des solutions d'enrobages naturels. Au lieu de proposer sous forme liquide des principes actifs dissous dans l'eau, Ecomeris réalise des films constitués de ces actifs, en faisant, à l'inverse, évaporer l'eau. Ces films, qui se dissolvent aisément dans l'eau, trouvent des applications dans divers secteurs : alimentaire, cosmétique, pharmaceutique...
Ce jeune chef d'entreprise passionné a élaboré son projet dans le laboratoire de l'université de Limoges, avant de rejoindre un incubateur, puis la pépinière Novapôle, tout en bénéficiant de l'aide de la BPI, du dispositif Jeune entreprise innovante, du crédit impôt recherche... Il a reconnu avoir été bien accompagné dans cette phase d'amorçage. Mais il doit maintenant traverser la fameuse vallée de la mort, ce moment où son entreprise a besoin de fonds alors qu'elle ne génère encore que très peu de chiffre d'affaires et encore moins de résultat, et constate qu'il manque à ce stade des dispositifs pour financer sa croissance, qu'il s'agisse d'investissements en machines ou en immobilier. Il a ainsi mis le doigt sur une lacune de notre système d'accompagnement des entreprises : comment passer en France d'une entreprise de R&D à une entreprise commerciale ? Enfin, M. Cabaret a déploré que la France peine à accepter l'échec, qui fait pourtant partie de la vie des entreprises.