Intervention de Ouided Bouchamaoui

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 7 juin 2016 à 16h05
Audition de Mme Ouided Bouchamaoui présidente de l'union tunisienne de l'industrie du commerce et de l'artisanat utica co-récipiendaire du prix nobel de la paix 2015

Ouided Bouchamaoui, présidente de l'Union tunisienne de l'industrie, du commerce et de l'artisanat (Utica) :

Il est difficile de prendre la parole après vous, monsieur le président, qui êtes très éloquent, et devant tous ces élus ! Merci de votre invitation à m'exprimer dans un lieu aussi prestigieux que le Sénat. Je représente d'abord la femme tunisienne, les chefs d'entreprise et tout citoyen tunisien. Parler de la Tunisie en une heure est insuffisant !

Le Quartet qui a reçu le prix Nobel de la paix est une instance de dialogue national rassemblant quatre organisations de la société civile : outre l'Utica, le syndicat ouvrier Union générale tunisienne du travail, la Ligue tunisienne des droits de l'homme et le Conseil de l'Ordre national des avocats de Tunisie. Tous les événements depuis 2010-2011 ont été menés par les jeunes Tunisiens, frustrés par la dictature. C'est une révolution Made in Tunisia, 100% tunisienne, pour la dignité, le travail et la démocratie. Je vous rassure : nous sommes un pays démocratique. Nous avons su apprendre et instaurer la démocratie. Au sein du Quartet, nous sommes garants de l'application de la démocratie. Tous les jeunes la réclamaient. Des élections démocratiques se sont tenues en 2011. Tout a été réalisé avec transparence. À la suite des élections, un gouvernement transitoire a été constitué, de même qu'une assemblée nationale constituante (ANC).

La rédaction de la Constitution a pris beaucoup de temps. Nous avons craint la perte de notre révolution, de notre liberté. De nombreux partis politiques apprenaient la politique. Nous avons senti une dérive vers une catastrophe, surtout à la suite de deux assassinats : en Tunisie, nous ne sommes pas habitués à la violence, au crime, à la guerre civile. En tant que société civile, nous n'avions pas autant de légitimité que les élus mais une certaine autorité, une confiance, un rôle historique à jouer. Nous nous sommes réunis pour sauvegarder cette jeune démocratie. Nous l'avons fait grâce aux partis politiques qui ont joué le jeu, et qui ont signé cette feuille de route pour aller vers ce dialogue national, exception tunisienne, sans recette préexistante ni intervention étrangère. Ce processus a duré six mois ; officiellement, 170 heures de travail ; dans les coulisses, 1 700 heures, pour convaincre tout le monde, grâce à l'adhésion de la population tunisienne, les partis et les médias.

Nous avons réussi ce dialogue : un gouvernement de technocrates a géré la transition. Un Comité pour le consensus a été créé au sein de ce dialogue national. En cas de conflit sur la rédaction de la Constitution, l'ANC se référait à nous : nous facilitions le dialogue. Chaque décision relevait de ce consensus. Dès la première réunion, nous avons interdit le vote pour éviter la domination d'un parti. C'est avec ce consensus que nous avons rédigé une constitution moderne, unique dans la région et dans le monde arabe. C'est un signal très fort et très réconfortant. Petit pays, la Tunisie a toujours opté pour l'écoute, l'échange et le dialogue.

Les élections de 2014 l'ont prouvé. Nous étions tous devant la télévision pour attendre les résultats. Nous avons vécu une campagne électorale comme vous en vivez, pour élire députés et Président de la République, dans un processus de continuité, grâce à la société civile, à la jeunesse ouverte et éduquée et au rôle très important de la femme tunisienne. Les textes devaient être modifiés pour écrire que la femme est complémentaire de l'homme. Durant quelques semaines, la population a manifesté contre, devant l'assemblée. Nous représentons plus de 50% de la population tunisienne, nous devons avoir les mêmes droits que les hommes.

Nous avons respiré cette liberté tant attendue, mais nous avions oublié notre voisin... Nous avons chassé Kadhafi, mais en laissant un peuple à son propre sort, sans institutions, avec des élites à l'extérieur des frontières, constitué de tribus. Alors qu'il n'y a plus aucun espoir, circulent des quantités colossales d'armes dans ce pays si vaste, sans frontières maîtrisées. La Tunisie s'en est sortie toute seule. Au lieu de suivre le chemin et de répondre aux attentes des jeunes, nous nous sommes retrouvés à devoir défendre les frontières tunisiennes des terroristes, à limiter les armes dans le pays... Notre armée n'était pas assez équipée pour combattre ce fléau, nous avons dû y pourvoir. Depuis Bourguiba, la Tunisie a investi dans l'éducation, la santé, l'éducation de la femme, et pas dans l'armement... Désormais, nous combattons, et tout le monde s'est aperçu qu'il fallait aider la Tunisie.

L'année 2015 est celle de la réussite démocratique, malgré plusieurs attentats au musée du Bardo, à Sousse et sur l'avenue Mohamed-V. La plupart des auteurs sont des jeunes Tunisiens, sans ressources. Les terroristes ont convaincu et recruté ces jeunes et leur ont donné de l'argent pour qu'ils commettent ces attentats. La Tunisie s'est retrouvée dans une année terrible, malgré le prix Nobel obtenu fin 2015. Nous avons été sanctionnés par les interdictions de visites de l'Europe et des États-Unis. Le secteur touristique est touché de plein fouet.

Le taux de chômage reste important, notamment dans les régions intérieures. Nous voyons l'impatience des jeunes qui attendent, espèrent, avec le changement, de nouveaux projets ou plus de travail. Mais nous n'avons pas pu répondre directement à ces jeunes, et désormais nous craignons une révolution sociale. Cinq années sans rien, c'est beaucoup pour une génération qui se tient informée en temps réel de ce qui se passe ailleurs et qui est très exigeante.

L'économie est fondamentale pour la réussite de la Tunisie. Le secteur privé tunisien est le premier exportateur, le premier employeur et le premier investisseur. Nous avons construit un modèle tunisien très particulier. La majorité de nos entreprises sont petites ou de taille moyenne ; à elles seules, elles n'arriveront pas à employer tout le monde. Il faut encourager l'initiative privée, réduire la bureaucratie, faciliter le crédit et la micro-finance. Cela demande des moyens et des réformes. Certaines sont en cours. J'espère que 2016 sera l'année du changement. Nous avons toujours suivi un processus de consensus ; cela prend du temps, mais évite les problèmes. Tout le monde cherche la stabilité en Tunisie. Si la Tunisie échoue, ce sera l'échec de toute la région, et vous aurez de nombreux réfugiés.

Nous avons accueilli 1,5 million de Libyens en 2011. Actuellement, 300 000 Libyens vivent en Tunisie, et plus d'1,5 million font régulièrement l'aller-retour. Nous les avons accueillis à bras ouverts. Les Tunisiens, même pauvres, offrent, avec le sourire, sans chicaner ni demander, comme d'autres pays, beaucoup plus d'argent pour les aider. Ils offrent toit et repas à ces Libyens, qui ne sont pas originellement pauvres. Nous avons construit des écoles, car ils parlent anglais, alors que nous parlons français et arabe. Le Gouvernement tunisien a été obligé de recruter des enseignants. Les Libyens partagent tout avec nous, même les produits subventionnés. Ils ne sont pas, à nos yeux, des réfugiés mais des voisins ayant fui l'insécurité.

Le climat de liberté - liberté d'expression, liberté d'association, prérogatives de notre Constitution - s'améliore, mais si nous ne trouvons pas de solution économique, cela posera problème. On ne peut donner la liberté et la démocratie comme de simples aliments. Les Tunisiens doivent pouvoir trouver quelque chose à manger le soir.

Certes, il existe du trafic d'armes, du crime organisé, des pays avec une crise politique et économique... Cela affecte la Tunisie. La frontière tuniso-algérienne n'est plus sécurisée, certains traversent la Méditerranée pour aller en Europe. Nous devons aussi nous occuper des frontières maritimes.

Je suis persuadée que nous saurons tous faire face, car nous sommes une société où les valeurs universelles sont ancrées. Nous avons goûté cette liberté, nous serons là pour la protéger, mais nous avons besoin d'un appui international pour trouver une solution pacifique à la situation libyenne, afin de protéger la Tunisie. Aidez les Libyens à constituer eux-mêmes leur Gouvernement. On ne peut pas dicter son avenir à un peuple. Il faut leur donner les clefs pour leur avenir. Ne soyons pas trop collés à eux, sinon ce sera très négatif. Une démocratie naissante a besoin de trébucher, de tomber puis de se relever ; il faut du temps. La démocratie française s'est implantée lentement...

Nous sommes 50,2% de femmes en Tunisie, nous sommes donc majoritaires. En 2011, l'ANC rassemblait 22,5% de femmes. Aujourd'hui, elles sont 31,5% à l'assemblée. Nous espérons atteindre les 50%. Des élections se tiendront en mars 2017. De nombreuses femmes doivent y participer. La Tunisie a toujours été gouvernée par les femmes, depuis Élissa, reine fondatrice de Carthage. Depuis 1956, la femme tunisienne jouit de nombreux acquis. Le 13 août, nous fêterons les 60 ans du code du statut personnel de la femme. Nous en sommes particulièrement reconnaissantes envers Bourguiba. Depuis 1956, nous avions presque tous les droits possibles ; certains ont été rajoutés en 2014. Nous avons toutes les chances, toutes les égalités, inscrites dans la Constitution. Nous avons parfois même dépassé certains pays développés, avec une loi pour le droit de vote, une pour le divorce, une pour l'avortement... Nous étions soutenus par des militants. Malheureusement, ces femmes ne sont pas assez présentes dans les postes de décision. Nous n'avons que trois ministres. Ce sont des femmes qui dirigent Tunisair, le centre de promotion des exploitations, le patronat - pour la première fois dans le monde arabe -, une autre préside l'association des magistrats turcs... C'est très peu. Ces femmes doivent oser, tant qu'elles ont les mêmes qualifications, elles ont les mêmes droits et obligations que les hommes.

En 2014, les femmes ont participé massivement aux élections. Elles doivent être beaucoup plus présentes sur les listes. Nous avons aussi opté pour le quota, dans un premier temps. Ensuite, les femmes ont un rôle à jouer. Dans la vie économique, les femmes ne sont pas très présentes. Elles ne sont que 20,7% des actifs. Il faut un cadre de vie adéquat pour que la femme ose travailler, sinon elle reste toujours l'épouse, la maman, une femme devant s'occuper de la maison. On ne pourra pas changer du jour au lendemain mais ce cadre de vie est essentiel pour que la femme soit satisfaite et qu'elle travaille, tout en ayant la conscience tranquille. Je suis un chef d'entreprise privée. Je n'ai ni horaires, ni vacances. Mais j'ai la capacité et la volonté de le faire. Ayons un cadre pour que les femmes ne se sentent pas coupables vis-à-vis de leurs enfants. Elles ont ce côté faible et sensible, assurons-leur un environnement adapté. Je vous remercie.

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