Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées

Réunion du 7 juin 2016 à 16h05

Résumé de la réunion

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La réunion

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La commission auditionne Mme Ouided Bouchamaoui, présidente de l'Union tunisienne de l'industrie, du commerce et de l'artisanat (UTICA), co-récipiendaire du prix Nobel de la paix 2015.

Debut de section - PermalienPhoto de Jean-Pierre Raffarin

Madame Bouchamaoui, vous avez de nombreuses raisons d'être notre invitée : d'abord vous êtes un prix Nobel de la paix, ce qui force le respect de chacun d'entre nous. Vous êtes une femme tunisienne, or la démocratie doit beaucoup aux femmes tunisiennes. Vous avez joué un rôle très important dans tous les événements ayant mené la Tunisie à la démocratie. À titre principal, vous présidez l'Union tunisienne de l'industrie, du commerce et de l'artisanat (Utica), soit le monde de l'entreprise en Tunisie. Vous mesurez ainsi, au travers des entreprises, la qualité de la croissance économique et du développement de la Tunisie.

Nous sommes très honorés que vous ayez fait cet aller-retour en France pour être auditionnée par notre commission. Votre pays est l'un des principaux sujets de préoccupation de notre commission, non par lui-même, mais par les menaces pesant sur lui, par la situation notamment à la frontière libyenne et par les difficultés au Levant.

Nous sommes très préoccupés par le terrorisme, qui s'en prend à nos pays désormais. La Tunisie a été douloureusement et fortement frappée à plusieurs reprises. Cette jeune démocratie serait une cible encore plus pertinente que d'autres. Cette menace est très préoccupante.

Non seulement la Tunisie est un pays frère et ami, mais aussi un voisin de la Libye ; or nous ne sommes pas innocents de la situation de celle-ci. Nous sommes également impliqués au Levant. Chaque fois que la coalition au Levant gagne des positions, nous craignons que ceux que nous chassons soient retrouvés en Libye comme adversaires de la démocratie tunisienne. Nous y sommes très attentifs. Nous sommes heureux de voir que le Président de la République a récemment annoncé son intention de coopérer avec la Tunisie et de dégager des moyens.

Quelle est la situation économique du pays et la vie des entreprises tunisiennes ? Les Tunisiens attendent des résultats en termes d'emploi, de pouvoir d'achat, de revenu. Leur demande est très forte. Comment voyez-vous l'évolution de cette économie tunisienne ?

Quel est le rôle particulier des femmes dans la société tunisienne ? Elles ont une certaine capacité à résister contre le terrorisme. Elles sont une force de courage dans les sociétés en difficulté. Nous sommes admiratifs des actions menées par les femmes tunisiennes.

Sous ces différents angles - international, économique, sociétal - vous êtes un témoin particulièrement averti de la situation et un acteur engagé dans l'émergence de cette nouvelle Tunisie, avec ses nouvelles institutions. Nous sommes très honorés et vous sommes très reconnaissants de votre venue au Sénat de la République française.

Debut de section - Permalien
Ouided Bouchamaoui, présidente de l'Union tunisienne de l'industrie, du commerce et de l'artisanat (Utica)

Il est difficile de prendre la parole après vous, monsieur le président, qui êtes très éloquent, et devant tous ces élus ! Merci de votre invitation à m'exprimer dans un lieu aussi prestigieux que le Sénat. Je représente d'abord la femme tunisienne, les chefs d'entreprise et tout citoyen tunisien. Parler de la Tunisie en une heure est insuffisant !

Le Quartet qui a reçu le prix Nobel de la paix est une instance de dialogue national rassemblant quatre organisations de la société civile : outre l'Utica, le syndicat ouvrier Union générale tunisienne du travail, la Ligue tunisienne des droits de l'homme et le Conseil de l'Ordre national des avocats de Tunisie. Tous les événements depuis 2010-2011 ont été menés par les jeunes Tunisiens, frustrés par la dictature. C'est une révolution Made in Tunisia, 100% tunisienne, pour la dignité, le travail et la démocratie. Je vous rassure : nous sommes un pays démocratique. Nous avons su apprendre et instaurer la démocratie. Au sein du Quartet, nous sommes garants de l'application de la démocratie. Tous les jeunes la réclamaient. Des élections démocratiques se sont tenues en 2011. Tout a été réalisé avec transparence. À la suite des élections, un gouvernement transitoire a été constitué, de même qu'une assemblée nationale constituante (ANC).

La rédaction de la Constitution a pris beaucoup de temps. Nous avons craint la perte de notre révolution, de notre liberté. De nombreux partis politiques apprenaient la politique. Nous avons senti une dérive vers une catastrophe, surtout à la suite de deux assassinats : en Tunisie, nous ne sommes pas habitués à la violence, au crime, à la guerre civile. En tant que société civile, nous n'avions pas autant de légitimité que les élus mais une certaine autorité, une confiance, un rôle historique à jouer. Nous nous sommes réunis pour sauvegarder cette jeune démocratie. Nous l'avons fait grâce aux partis politiques qui ont joué le jeu, et qui ont signé cette feuille de route pour aller vers ce dialogue national, exception tunisienne, sans recette préexistante ni intervention étrangère. Ce processus a duré six mois ; officiellement, 170 heures de travail ; dans les coulisses, 1 700 heures, pour convaincre tout le monde, grâce à l'adhésion de la population tunisienne, les partis et les médias.

Nous avons réussi ce dialogue : un gouvernement de technocrates a géré la transition. Un Comité pour le consensus a été créé au sein de ce dialogue national. En cas de conflit sur la rédaction de la Constitution, l'ANC se référait à nous : nous facilitions le dialogue. Chaque décision relevait de ce consensus. Dès la première réunion, nous avons interdit le vote pour éviter la domination d'un parti. C'est avec ce consensus que nous avons rédigé une constitution moderne, unique dans la région et dans le monde arabe. C'est un signal très fort et très réconfortant. Petit pays, la Tunisie a toujours opté pour l'écoute, l'échange et le dialogue.

Les élections de 2014 l'ont prouvé. Nous étions tous devant la télévision pour attendre les résultats. Nous avons vécu une campagne électorale comme vous en vivez, pour élire députés et Président de la République, dans un processus de continuité, grâce à la société civile, à la jeunesse ouverte et éduquée et au rôle très important de la femme tunisienne. Les textes devaient être modifiés pour écrire que la femme est complémentaire de l'homme. Durant quelques semaines, la population a manifesté contre, devant l'assemblée. Nous représentons plus de 50% de la population tunisienne, nous devons avoir les mêmes droits que les hommes.

Nous avons respiré cette liberté tant attendue, mais nous avions oublié notre voisin... Nous avons chassé Kadhafi, mais en laissant un peuple à son propre sort, sans institutions, avec des élites à l'extérieur des frontières, constitué de tribus. Alors qu'il n'y a plus aucun espoir, circulent des quantités colossales d'armes dans ce pays si vaste, sans frontières maîtrisées. La Tunisie s'en est sortie toute seule. Au lieu de suivre le chemin et de répondre aux attentes des jeunes, nous nous sommes retrouvés à devoir défendre les frontières tunisiennes des terroristes, à limiter les armes dans le pays... Notre armée n'était pas assez équipée pour combattre ce fléau, nous avons dû y pourvoir. Depuis Bourguiba, la Tunisie a investi dans l'éducation, la santé, l'éducation de la femme, et pas dans l'armement... Désormais, nous combattons, et tout le monde s'est aperçu qu'il fallait aider la Tunisie.

L'année 2015 est celle de la réussite démocratique, malgré plusieurs attentats au musée du Bardo, à Sousse et sur l'avenue Mohamed-V. La plupart des auteurs sont des jeunes Tunisiens, sans ressources. Les terroristes ont convaincu et recruté ces jeunes et leur ont donné de l'argent pour qu'ils commettent ces attentats. La Tunisie s'est retrouvée dans une année terrible, malgré le prix Nobel obtenu fin 2015. Nous avons été sanctionnés par les interdictions de visites de l'Europe et des États-Unis. Le secteur touristique est touché de plein fouet.

Le taux de chômage reste important, notamment dans les régions intérieures. Nous voyons l'impatience des jeunes qui attendent, espèrent, avec le changement, de nouveaux projets ou plus de travail. Mais nous n'avons pas pu répondre directement à ces jeunes, et désormais nous craignons une révolution sociale. Cinq années sans rien, c'est beaucoup pour une génération qui se tient informée en temps réel de ce qui se passe ailleurs et qui est très exigeante.

L'économie est fondamentale pour la réussite de la Tunisie. Le secteur privé tunisien est le premier exportateur, le premier employeur et le premier investisseur. Nous avons construit un modèle tunisien très particulier. La majorité de nos entreprises sont petites ou de taille moyenne ; à elles seules, elles n'arriveront pas à employer tout le monde. Il faut encourager l'initiative privée, réduire la bureaucratie, faciliter le crédit et la micro-finance. Cela demande des moyens et des réformes. Certaines sont en cours. J'espère que 2016 sera l'année du changement. Nous avons toujours suivi un processus de consensus ; cela prend du temps, mais évite les problèmes. Tout le monde cherche la stabilité en Tunisie. Si la Tunisie échoue, ce sera l'échec de toute la région, et vous aurez de nombreux réfugiés.

Nous avons accueilli 1,5 million de Libyens en 2011. Actuellement, 300 000 Libyens vivent en Tunisie, et plus d'1,5 million font régulièrement l'aller-retour. Nous les avons accueillis à bras ouverts. Les Tunisiens, même pauvres, offrent, avec le sourire, sans chicaner ni demander, comme d'autres pays, beaucoup plus d'argent pour les aider. Ils offrent toit et repas à ces Libyens, qui ne sont pas originellement pauvres. Nous avons construit des écoles, car ils parlent anglais, alors que nous parlons français et arabe. Le Gouvernement tunisien a été obligé de recruter des enseignants. Les Libyens partagent tout avec nous, même les produits subventionnés. Ils ne sont pas, à nos yeux, des réfugiés mais des voisins ayant fui l'insécurité.

Le climat de liberté - liberté d'expression, liberté d'association, prérogatives de notre Constitution - s'améliore, mais si nous ne trouvons pas de solution économique, cela posera problème. On ne peut donner la liberté et la démocratie comme de simples aliments. Les Tunisiens doivent pouvoir trouver quelque chose à manger le soir.

Certes, il existe du trafic d'armes, du crime organisé, des pays avec une crise politique et économique... Cela affecte la Tunisie. La frontière tuniso-algérienne n'est plus sécurisée, certains traversent la Méditerranée pour aller en Europe. Nous devons aussi nous occuper des frontières maritimes.

Je suis persuadée que nous saurons tous faire face, car nous sommes une société où les valeurs universelles sont ancrées. Nous avons goûté cette liberté, nous serons là pour la protéger, mais nous avons besoin d'un appui international pour trouver une solution pacifique à la situation libyenne, afin de protéger la Tunisie. Aidez les Libyens à constituer eux-mêmes leur Gouvernement. On ne peut pas dicter son avenir à un peuple. Il faut leur donner les clefs pour leur avenir. Ne soyons pas trop collés à eux, sinon ce sera très négatif. Une démocratie naissante a besoin de trébucher, de tomber puis de se relever ; il faut du temps. La démocratie française s'est implantée lentement...

Nous sommes 50,2% de femmes en Tunisie, nous sommes donc majoritaires. En 2011, l'ANC rassemblait 22,5% de femmes. Aujourd'hui, elles sont 31,5% à l'assemblée. Nous espérons atteindre les 50%. Des élections se tiendront en mars 2017. De nombreuses femmes doivent y participer. La Tunisie a toujours été gouvernée par les femmes, depuis Élissa, reine fondatrice de Carthage. Depuis 1956, la femme tunisienne jouit de nombreux acquis. Le 13 août, nous fêterons les 60 ans du code du statut personnel de la femme. Nous en sommes particulièrement reconnaissantes envers Bourguiba. Depuis 1956, nous avions presque tous les droits possibles ; certains ont été rajoutés en 2014. Nous avons toutes les chances, toutes les égalités, inscrites dans la Constitution. Nous avons parfois même dépassé certains pays développés, avec une loi pour le droit de vote, une pour le divorce, une pour l'avortement... Nous étions soutenus par des militants. Malheureusement, ces femmes ne sont pas assez présentes dans les postes de décision. Nous n'avons que trois ministres. Ce sont des femmes qui dirigent Tunisair, le centre de promotion des exploitations, le patronat - pour la première fois dans le monde arabe -, une autre préside l'association des magistrats turcs... C'est très peu. Ces femmes doivent oser, tant qu'elles ont les mêmes qualifications, elles ont les mêmes droits et obligations que les hommes.

En 2014, les femmes ont participé massivement aux élections. Elles doivent être beaucoup plus présentes sur les listes. Nous avons aussi opté pour le quota, dans un premier temps. Ensuite, les femmes ont un rôle à jouer. Dans la vie économique, les femmes ne sont pas très présentes. Elles ne sont que 20,7% des actifs. Il faut un cadre de vie adéquat pour que la femme ose travailler, sinon elle reste toujours l'épouse, la maman, une femme devant s'occuper de la maison. On ne pourra pas changer du jour au lendemain mais ce cadre de vie est essentiel pour que la femme soit satisfaite et qu'elle travaille, tout en ayant la conscience tranquille. Je suis un chef d'entreprise privée. Je n'ai ni horaires, ni vacances. Mais j'ai la capacité et la volonté de le faire. Ayons un cadre pour que les femmes ne se sentent pas coupables vis-à-vis de leurs enfants. Elles ont ce côté faible et sensible, assurons-leur un environnement adapté. Je vous remercie.

Debut de section - PermalienPhoto de Jean-Pierre Raffarin

Merci, madame la présidente, de cette démonstration à la fois rationnelle et passionnée. Je salue l'ambassadeur de Tunisie, qui nous fait l'honneur de sa présence, ainsi qu'un conseiller de l'ambassade.

Debut de section - PermalienPhoto de Yves Pozzo di Borgo

Dans le cadre du Conseil de l'Europe, j'ai réalisé de nombreuses observations électorales. J'ai notamment participé à celles sur le premier vote après le départ de Ben Ali. C'est un souvenir très fort - alors que je continue ces observations dans le cadre de l'OSCE ou du Conseil de l'Europe : il y avait la queue dès 5 heures du matin, une réelle adhésion populaire et une très bonne organisation. À mon retour, j'ai donc affirmé à un journaliste français que l'islam politique était une réalité en Tunisie. J'ai dîné avec le président d'Ennahdha, qui m'a confirmé cette évolution. Qu'en pensez-vous ? Je me rends dans de nombreux pays d'Asie centrale et de culture musulmane, où l'on voit monter la radicalisation chez les jeunes. La retrouve-t-on en Tunisie ? J'ai été marqué par la neutralité et la puissance de l'armée. C'est une armée sérieuse, qui ne s'implique pas politiquement. A-t-elle gardé ces qualités ?

Debut de section - PermalienPhoto de Jean-Pierre Raffarin

Que pensez-vous de la mue d'Ennahdha, de son nouveau discours ?

Debut de section - PermalienPhoto de Robert del Picchia

Vous êtes co-récipiendaire du prix Nobel de la paix. Le premier prix Nobel a été attribué à Frédéric Passy, parlementaire français, et partagé avec Henri Dunant, fondateur de la Croix-Rouge. La première femme à obtenir le prix Nobel l'a eu en 1905. Reconnaissez-vous que vous avez une responsabilité particulière, notamment lorsque vous êtes appelée dans de nombreux pays ? Allez-vous faire de la politique, serez-vous candidate à un poste important dans votre pays ou ailleurs ?

Debut de section - PermalienPhoto de Joëlle Garriaud-Maylam

Avec Michelle Demessine, j'avais participé à une mission en Tunisie durant laquelle nous avions rencontré Rached Ghannouchi. Nous n'étions pas d'accord sur la sincérité de son engagement. J'avais été impressionnée par son évolution. L'estimez-vous sincère ou non ? Comment le mouvement va-t-il évoluer ?

Je vous adresse toutes mes félicitations : vous êtes un exemple pour les femmes de votre pays. J'ai rencontré certaines d'entre elles du Women's Forum, et j'ai été frappée par leur détermination. Elles ont montré l'exemple pour lutter contre l'âge précoce du mariage chez les filles, avant que nous l'introduisions en 2006 dans notre droit ; nous nous sommes servis de l'exemple tunisien pour changer notre droit !

Debut de section - PermalienPhoto de Daniel Reiner

Lors des élections de 2014, les forces démocratiques se sont regroupées pour gagner les élections. Aujourd'hui, elles se divisent de nouveau. Dans quelle phase se trouvent ces partis politiques nécessaires à la vie démocratique ? Cet éparpillement n'aboutit-il pas au retour de l'islam politique ?

Vous êtes la présidente de l'Union tunisienne de l'industrie, du commerce et de l'artisanat (Utica). Quels sont les atouts et les leviers propres à assurer le redécollage économique ? Cela ne peut se faire tout seul.

Debut de section - PermalienPhoto de Gilbert Roger

Je connais bien la Tunisie. En dehors du tourisme, que mettez-vous en place pour diversifier l'économie ? Existe-t-il des actions particulières dans l'enseignement et une possibilité d'aller vers d'autres segments, comme les nouvelles technologies ?

Debut de section - Permalien
Ouided Bouchamaoui, présidente de l'Union tunisienne de l'industrie, du commerce et de l'artisanat (Utica)

La Tunisie a prouvé qu'elle était un pays musulman dans lequel l'État garantissait les libertés et la neutralité des mosquées - la Constitution est très claire. C'est unique parmi les pays musulmans. L'islam est notre religion ; nous en sommes fiers mais il faut la séparer de la politique. C'est ce que la Tunisie assure. S'il y avait des tentatives adverses, les Tunisiens descendraient dans la rue pour réclamer de rester libres et en paix.

Il faut se mettre à la place des jeunes. Imaginez quelqu'un âgé de 25 à 28 ans, impatient, qui se lève chaque matin et doit demander de l'argent à ses parents pour aller au café ou acheter un paquet de cigarettes, alors qu'ils ont investi tout ce qu'ils avaient pour lui. Les Tunisiens ont toujours cru à l'ascenseur social. Ce jeune est frustré, il n'a pas d'infrastructures sportives ni culturelles. Il n'a qu'internet, dont l'accès est très facile et non coûteux. Hier, à Berlin, j'ai entendu une anecdote frappante : quelqu'un qui était à la frontière malienne, auprès de l'armée, a vu la retransmission d'un match de football entre deux équipes allemandes. À la mi-temps passait la publicité de produits made in Germany. Imaginez les habitants d'un pays pauvre voir ces spots présentant des jeunes filles avec du maquillage, des voitures... Il est très facile de critiquer les jeunes qui empruntent le chemin du terrorisme, mais qu'a fait le monde pour les écouter, leur assurer un avenir, des lieux pour se divertir ? Je ne justifie pas leurs actions, loin de là. Il est temps d'être davantage à l'écoute des jeunes et de leur redonner de l'espoir ; ils n'en ont plus. Ceux qui les recrutent leur donnent de grosses sommes d'argent. C'est un travail de longue haleine, dont nous sommes tous responsables. L'éducation, c'est bien, mais le travail, c'est mieux.

L'armée, qui a aidé la Tunisie à avancer, est neutre et apolitique. Elle l'a toujours été et le restera toujours. Elle a beaucoup souffert, étant dans la rue pendant plusieurs années alors que sa place est dans les casernes. Le rôle de l'armée est de défendre le pays et sa souveraineté.

Au début, le parti Ennahdha avait certaines idées qu'il a abandonnées en voyant que les Tunisiens étaient contre le changement de mentalité. Il n'a pas le choix ; il est obligé de suivre - je ne sais pas si son discours est sincère ou pas. Ennahdha doit être moderne, suivre et écouter les Tunisiens.

Avec mes amis du Quartet, nous sommes bien sûr fiers d'avoir reçu le prix Nobel de la paix. Le président de la République a fait appel à nous pour évoquer l'avenir de la Tunisie, avec tous les partis politiques.

On m'a proposé à deux reprises d'être Première ministre de Tunisie, mais j'ai toujours refusé car je suis ancrée dans le milieu économique - mon grand-père et mon père étaient entrepreneurs. J'ai une mission à accomplir vis-à-vis des membres de l'Utica qui m'ont élue, jusqu'au bout de mon mandat. Espérons que la Tunisie ait un jour une femme à sa tête, mais ce n'est pas mon projet.

En 2011, la Tunisie comptait plus de 170 partis. Ils sont maintenant 25. Leur nombre évolue dans le bon sens. Nous sommes en train d'apprendre la démocratie. On comprendra à la fin qu'il faut quatre à cinq grands partis maximum.

Nidaa a été constitué pour faire face à Ennahdha, sans autre projet. Il est tout à fait normal qu'un parti sans programme s'effrite très vite. Nidaa a compris la leçon et de plus en plus de partis tentent de travailler en coalition. La révolution a eu lieu il y a cinq ans. Nombre de pays ont eu besoin de plusieurs décennies pour construire leur démocratie. Soyez certains qu'il n'y aura pas d'islam politique en Tunisie, dans un pays qui compte 50,2 % de femmes. Je suis musulmane pratiquante et je respecte ma religion dont je suis fière, mais ce n'est pas politique.

La Tunisie a une position géographique extraordinaire, proche de l'Europe, de l'Afrique, de la Méditerranée. Elle a su se moderniser. Elle négocie un accord d'association avec l'Europe. Il y a beaucoup de préjugés négatifs.

En 1995, elle avait déjà signé un accord d'association avec l'Union européenne. Le secteur privé tunisien a appris à être plus compétitif, à travailler avec des partenaires. La Tunisie n'est plus low cost. Environ 30 % des pièces d'Airbus y sont fabriquées. Les secteurs de l'aéronautique, de l'automobile, des technologies de l'information et de la communication, de la santé, de l'éducation, de l'agroalimentaire se développent.

En 2015, la Tunisie a été le premier exportateur mondial d'huile d'olive. Auparavant, celle-ci était vendue en vrac puis emballée en Italie. Désormais, de plus en plus, les Tunisiens réalisent l'emballage. Les packagings sont magnifiques. On gagne du terrain.

Les secteurs innovants ne demandent pas beaucoup d'investissement. Il est moins cher d'investir dans les outils technologiques que dans les outils industriels. Environ 10 000 ingénieurs sont diplômés chaque année. Ils sont moins chers mais aussi performants que les ingénieurs européens. Voyez la liste des étudiants tunisiens en France : ils étudient dans de bonnes écoles.

Le secteur du tourisme a été très touché par les actes de terrorisme, tout comme le secteur de l'artisanat qui emploie 400 000 personnes. L'artisanat n'était vendu qu'aux touristes. Nous avons dit qu'il fallait changer la donne, exporter, utiliser le e-commerce afin d'aller vers le client au lieu d'attendre qu'il vienne en Tunisie. Un travail est réalisé sur le packaging afin de susciter l'intérêt du consommateur pour qu'il achète tunisien.

Il faut passer du tourisme low cost à un tourisme plus bénéfique pour le pays. La Tunisie est la deuxième destination mondiale de thalassothérapie après la France ; elle fournit d'excellents services et peut accueillir une clientèle haut de gamme.

En matière de santé, on reçoit beaucoup d'étrangers, notamment africains, attirés par la qualité des médecins et des paramédicaux. Ce secteur s'exporte très bien.

La Tunisie effectue des missions continues d'investissement en Afrique, dans les secteurs du BTP, de la santé, de l'éducation, mais aussi des énergies renouvelables. La Tunisie a 360 jours de soleil par an. Ce secteur est très important, même si l'adoption de la législation adéquate prend du temps, malgré une volonté politique. La Tunisie peut exporter de l'énergie propre vers l'Italie. Il est temps que les politiques s'occupent plus d'économie et osent lancer de grands projets comme le port en eaux profondes d'Enfidha. Il faut améliorer les infrastructures.

Quelque 3 300 entreprises étrangères sont installées en Tunisie, dont 1 600 entreprises françaises. Elles y sont restées parce qu'elles ont confiance et gagnent de l'argent. Il y a un mois, nous avons reçu 150 hommes d'affaires italiens à qui nous avons dit de ne pas avoir peur d'investir en Tunisie. Nous avons besoin d'une diplomatie économique qui parle des avantages de notre pays.

De plus en plus de jeunes s'investissent dans les start-up. Nous avons oeuvré pour que le ministère des technologies soit rebaptisé « ministère des technologies et de l'économie numérique ». La jeunesse tunisienne explose dans ce domaine qu'il faut internationaliser, car le marché tunisien est exigu.

La Tunisie a un potentiel de croissance en Libye, où tout est à reconstruire. Nous sommes prêts, qu'il s'agisse de BTP, de construction, d'agroalimentaire ou de santé. J'espère que nous pourrons y aller dans les meilleurs délais.

La France est notre premier partenaire économique. La Tunisie a réussi toute seule, en toute indépendance. Mais elle a besoin de soutien pour trouver une solution pacifique en Libye le plus tôt possible et encourager les touristes à venir chez elle. Après les attentats de Paris et Bruxelles, aucun pays n'a déconseillé à ses touristes d'y aller, au contraire. Tous ont dit « Je suis Paris », « Je suis Bruxelles ». Malheureusement, beaucoup de pays ont interdit à leurs concitoyens de venir passer leurs vacances en Tunisie. Le terrorisme est international ; nul ne sait où il peut frapper. Il faut venir visiter la Tunisie et l'encourager.

La France peut nous aider dans le domaine de la formation professionnelle. Beaucoup de jeunes ont les diplômes mais pas la technicité nécessaire. Le système éducatif n'est pas en adéquation avec l'offre du marché.

La Tunisie cherche à accueillir un constructeur automobile, comme le Maroc et l'Algérie. Cela dynamiserait notre région qui a aussi besoin de projets innovants dans le domaine de l'environnement.

Debut de section - PermalienPhoto de Jean-Pierre Raffarin

Vous disiez qu'il y a 50 % de femmes en Tunisie. Lorsque Mme Dilma Rousseff est venue au Sénat, elle nous a parlé du rôle des femmes dans le monde, ne se disant pas du tout inquiète, puisque les femmes représentent la moitié de la population et sont mères de l'autre moitié.

Comment voyez-vous la situation de la frontière tuniso-libyenne ? Est-elle paralysée ou connaît-elle une activité économique ? Y reste-t-il un état de droit favorisant l'économie ?

Debut de section - Permalien
Ouided Bouchamaoui, présidente de l'Union tunisienne de l'industrie, du commerce et de l'artisanat (Utica)

La zone frontalière est sécurisée. C'est imparfait, mais mieux qu'auparavant. L'économie informelle est très présente. L'activité économique, en difficulté, n'est pas à son niveau habituel. On a peur, on ne sait pas ce qui se passe au-delà de la frontière. Il faut beaucoup de moyens. Le Royaume-Uni, les États-Unis et la France mettent en place des moyens sécuritaires plus efficaces. La Tunisie attend que le gouvernement libyen ait plus d'autorité. Il reste néanmoins l'exportation de produits agroalimentaires.

Debut de section - PermalienPhoto de Jean-Pierre Raffarin

Quelles actions seraient utiles au tourisme tunisien ? Certaines personnalités ont dit qu'elles y allaient en vacances. Au-delà, faut-il renforcer la communication ? La chaîne de télévision du Sénat devrait-elle être incitée à diffuser des reportages sur la Tunisie ?

Debut de section - Permalien
Ouided Bouchamaoui, présidente de l'Union tunisienne de l'industrie, du commerce et de l'artisanat (Utica)

C'est à nous de mieux communiquer. Une fête religieuse juive, la Ghriba, s'est très bien déroulée à Djerba, mais on n'a pas su communiquer dessus. Il faut revoir notre modèle de communication afin de l'axer sur ce qui est positif. Je suis pour la liberté de la presse, mais un fait divers peut avoir lieu n'importe où. Il faut mettre en lumière l'émancipation de la femme, le prix Nobel, la liberté, la jeunesse... La Tunisie ne se résume pas à la plage et au soleil. Elle a une longue histoire, beaucoup de richesses à découvrir.

Il ne faut pas avoir peur de venir en Tunisie. C'est un pays diversifié où l'on respecte les uns et les autres. Personne n'est obligé de faire le ramadan ni la prière. La jeunesse va dans les night clubs. Chacun vit librement.

On combat le terrorisme par les investissements, la création d'emplois et de richesse.

Debut de section - PermalienPhoto de Jean-Pierre Raffarin

Le « n'ayez pas peur » nous concerne aussi en France. Tout à l'heure, dans une autre réunion, les fan zones étaient évoquées. Certains pensent qu'il faut les interdire. La peur est la première victoire du terroriste. Les menaces sont fortes, mais on organise notre sécurité. Une des façons de résister est de montrer notre volonté de vivre. En ralentissant nos activités, nous donnons aux terroristes un espace nouveau ; ils utilisent notre fragilité.

Merci, madame la présidente. Recevez mes félicitations pour la manière dont vous communiquez, votre authenticité. Vos propos sont très convaincants et rassurants. Nous faisons une grande confiance au peuple tunisien, notamment aux femmes et aux jeunes, qui ont montré courage et détermination.

Monsieur l'ambassadeur, nous faisons aussi confiance aux autorités et à nos collègues parlementaires. Les sujets à l'ordre du jour sont d'une grande complexité. La population veut toujours que les parlementaires aillent plus vite, mais la démocratie est un peu plus lente que la dictature. Elle prend le temps de la discussion, dont on réalise, à la fin des fins, qu'il est utile.

Madame la présidente, je vous remets la médaille d'honneur du Sénat, au nom de tous mes collègues, comme marque de respect pour ce que vous êtes et faites, et comme marque de confiance de notre commission et du groupe d'amitié France-Tunisie, qui sont à votre disposition pour accompagner vos initiatives. En matière d'amitié et de confiance entre la France et la Tunisie, nous sommes des croyants mais aussi des pratiquants. Antoine de Saint-Exupéry disait : « Aimer, ce n'est pas se regarder l'un l'autre, c'est regarder ensemble dans la même direction. »

Debut de section - Permalien
Ouided Bouchamaoui, présidente de l'Union tunisienne de l'industrie, du commerce et de l'artisanat (Utica)

Merci beaucoup.

La réunion est levée à 17 h 17