Intervention de Ouided Bouchamaoui

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 7 juin 2016 à 16h05
Audition de Mme Ouided Bouchamaoui présidente de l'union tunisienne de l'industrie du commerce et de l'artisanat utica co-récipiendaire du prix nobel de la paix 2015

Ouided Bouchamaoui, présidente de l'Union tunisienne de l'industrie, du commerce et de l'artisanat (Utica) :

La Tunisie a prouvé qu'elle était un pays musulman dans lequel l'État garantissait les libertés et la neutralité des mosquées - la Constitution est très claire. C'est unique parmi les pays musulmans. L'islam est notre religion ; nous en sommes fiers mais il faut la séparer de la politique. C'est ce que la Tunisie assure. S'il y avait des tentatives adverses, les Tunisiens descendraient dans la rue pour réclamer de rester libres et en paix.

Il faut se mettre à la place des jeunes. Imaginez quelqu'un âgé de 25 à 28 ans, impatient, qui se lève chaque matin et doit demander de l'argent à ses parents pour aller au café ou acheter un paquet de cigarettes, alors qu'ils ont investi tout ce qu'ils avaient pour lui. Les Tunisiens ont toujours cru à l'ascenseur social. Ce jeune est frustré, il n'a pas d'infrastructures sportives ni culturelles. Il n'a qu'internet, dont l'accès est très facile et non coûteux. Hier, à Berlin, j'ai entendu une anecdote frappante : quelqu'un qui était à la frontière malienne, auprès de l'armée, a vu la retransmission d'un match de football entre deux équipes allemandes. À la mi-temps passait la publicité de produits made in Germany. Imaginez les habitants d'un pays pauvre voir ces spots présentant des jeunes filles avec du maquillage, des voitures... Il est très facile de critiquer les jeunes qui empruntent le chemin du terrorisme, mais qu'a fait le monde pour les écouter, leur assurer un avenir, des lieux pour se divertir ? Je ne justifie pas leurs actions, loin de là. Il est temps d'être davantage à l'écoute des jeunes et de leur redonner de l'espoir ; ils n'en ont plus. Ceux qui les recrutent leur donnent de grosses sommes d'argent. C'est un travail de longue haleine, dont nous sommes tous responsables. L'éducation, c'est bien, mais le travail, c'est mieux.

L'armée, qui a aidé la Tunisie à avancer, est neutre et apolitique. Elle l'a toujours été et le restera toujours. Elle a beaucoup souffert, étant dans la rue pendant plusieurs années alors que sa place est dans les casernes. Le rôle de l'armée est de défendre le pays et sa souveraineté.

Au début, le parti Ennahdha avait certaines idées qu'il a abandonnées en voyant que les Tunisiens étaient contre le changement de mentalité. Il n'a pas le choix ; il est obligé de suivre - je ne sais pas si son discours est sincère ou pas. Ennahdha doit être moderne, suivre et écouter les Tunisiens.

Avec mes amis du Quartet, nous sommes bien sûr fiers d'avoir reçu le prix Nobel de la paix. Le président de la République a fait appel à nous pour évoquer l'avenir de la Tunisie, avec tous les partis politiques.

On m'a proposé à deux reprises d'être Première ministre de Tunisie, mais j'ai toujours refusé car je suis ancrée dans le milieu économique - mon grand-père et mon père étaient entrepreneurs. J'ai une mission à accomplir vis-à-vis des membres de l'Utica qui m'ont élue, jusqu'au bout de mon mandat. Espérons que la Tunisie ait un jour une femme à sa tête, mais ce n'est pas mon projet.

En 2011, la Tunisie comptait plus de 170 partis. Ils sont maintenant 25. Leur nombre évolue dans le bon sens. Nous sommes en train d'apprendre la démocratie. On comprendra à la fin qu'il faut quatre à cinq grands partis maximum.

Nidaa a été constitué pour faire face à Ennahdha, sans autre projet. Il est tout à fait normal qu'un parti sans programme s'effrite très vite. Nidaa a compris la leçon et de plus en plus de partis tentent de travailler en coalition. La révolution a eu lieu il y a cinq ans. Nombre de pays ont eu besoin de plusieurs décennies pour construire leur démocratie. Soyez certains qu'il n'y aura pas d'islam politique en Tunisie, dans un pays qui compte 50,2 % de femmes. Je suis musulmane pratiquante et je respecte ma religion dont je suis fière, mais ce n'est pas politique.

La Tunisie a une position géographique extraordinaire, proche de l'Europe, de l'Afrique, de la Méditerranée. Elle a su se moderniser. Elle négocie un accord d'association avec l'Europe. Il y a beaucoup de préjugés négatifs.

En 1995, elle avait déjà signé un accord d'association avec l'Union européenne. Le secteur privé tunisien a appris à être plus compétitif, à travailler avec des partenaires. La Tunisie n'est plus low cost. Environ 30 % des pièces d'Airbus y sont fabriquées. Les secteurs de l'aéronautique, de l'automobile, des technologies de l'information et de la communication, de la santé, de l'éducation, de l'agroalimentaire se développent.

En 2015, la Tunisie a été le premier exportateur mondial d'huile d'olive. Auparavant, celle-ci était vendue en vrac puis emballée en Italie. Désormais, de plus en plus, les Tunisiens réalisent l'emballage. Les packagings sont magnifiques. On gagne du terrain.

Les secteurs innovants ne demandent pas beaucoup d'investissement. Il est moins cher d'investir dans les outils technologiques que dans les outils industriels. Environ 10 000 ingénieurs sont diplômés chaque année. Ils sont moins chers mais aussi performants que les ingénieurs européens. Voyez la liste des étudiants tunisiens en France : ils étudient dans de bonnes écoles.

Le secteur du tourisme a été très touché par les actes de terrorisme, tout comme le secteur de l'artisanat qui emploie 400 000 personnes. L'artisanat n'était vendu qu'aux touristes. Nous avons dit qu'il fallait changer la donne, exporter, utiliser le e-commerce afin d'aller vers le client au lieu d'attendre qu'il vienne en Tunisie. Un travail est réalisé sur le packaging afin de susciter l'intérêt du consommateur pour qu'il achète tunisien.

Il faut passer du tourisme low cost à un tourisme plus bénéfique pour le pays. La Tunisie est la deuxième destination mondiale de thalassothérapie après la France ; elle fournit d'excellents services et peut accueillir une clientèle haut de gamme.

En matière de santé, on reçoit beaucoup d'étrangers, notamment africains, attirés par la qualité des médecins et des paramédicaux. Ce secteur s'exporte très bien.

La Tunisie effectue des missions continues d'investissement en Afrique, dans les secteurs du BTP, de la santé, de l'éducation, mais aussi des énergies renouvelables. La Tunisie a 360 jours de soleil par an. Ce secteur est très important, même si l'adoption de la législation adéquate prend du temps, malgré une volonté politique. La Tunisie peut exporter de l'énergie propre vers l'Italie. Il est temps que les politiques s'occupent plus d'économie et osent lancer de grands projets comme le port en eaux profondes d'Enfidha. Il faut améliorer les infrastructures.

Quelque 3 300 entreprises étrangères sont installées en Tunisie, dont 1 600 entreprises françaises. Elles y sont restées parce qu'elles ont confiance et gagnent de l'argent. Il y a un mois, nous avons reçu 150 hommes d'affaires italiens à qui nous avons dit de ne pas avoir peur d'investir en Tunisie. Nous avons besoin d'une diplomatie économique qui parle des avantages de notre pays.

De plus en plus de jeunes s'investissent dans les start-up. Nous avons oeuvré pour que le ministère des technologies soit rebaptisé « ministère des technologies et de l'économie numérique ». La jeunesse tunisienne explose dans ce domaine qu'il faut internationaliser, car le marché tunisien est exigu.

La Tunisie a un potentiel de croissance en Libye, où tout est à reconstruire. Nous sommes prêts, qu'il s'agisse de BTP, de construction, d'agroalimentaire ou de santé. J'espère que nous pourrons y aller dans les meilleurs délais.

La France est notre premier partenaire économique. La Tunisie a réussi toute seule, en toute indépendance. Mais elle a besoin de soutien pour trouver une solution pacifique en Libye le plus tôt possible et encourager les touristes à venir chez elle. Après les attentats de Paris et Bruxelles, aucun pays n'a déconseillé à ses touristes d'y aller, au contraire. Tous ont dit « Je suis Paris », « Je suis Bruxelles ». Malheureusement, beaucoup de pays ont interdit à leurs concitoyens de venir passer leurs vacances en Tunisie. Le terrorisme est international ; nul ne sait où il peut frapper. Il faut venir visiter la Tunisie et l'encourager.

La France peut nous aider dans le domaine de la formation professionnelle. Beaucoup de jeunes ont les diplômes mais pas la technicité nécessaire. Le système éducatif n'est pas en adéquation avec l'offre du marché.

La Tunisie cherche à accueillir un constructeur automobile, comme le Maroc et l'Algérie. Cela dynamiserait notre région qui a aussi besoin de projets innovants dans le domaine de l'environnement.

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