Intervention de Thomas Pison

Commission des finances, du contrôle budgétaire et des comptes économiques de la nation — Réunion du 8 juin 2016 : 1ère réunion
Projet de loi de règlement du budget et d'approbation des comptes de l'année 2015 — Moyens de la justice - Auditions de Mme Dominique Lottin présidente de la conférence nationale des premiers présidents de cour d'appel M. Jean-Jacques Bosc membre de la conférence nationale des procureurs généraux M. Gilles Accomando président de la conférence nationale des présidents des tribunaux de grande instance et M. Thomas Pison vice-président de la conférence nationale des procureurs de la république

Thomas Pison, président de la conférence nationale des procureurs de la République :

Jean-Jacques Urvoas a parlé d'une justice « sinistrée », d'une institution « en urgence absolue » : ce sont des termes très forts, qu'on utilise pour une personne près de la mort, au bord du gouffre. La conférence nationale des procureurs de la République se réjouit que le garde des Sceaux prenne ainsi la mesure des problèmes, nous sonnions l'alarme depuis des années ; cependant, force est de constater que ce changement de discours ne s'est pas encore traduit concrètement et que nous sommes encore très loin du compte. Les chiffres sont connus : le budget que la France consacre à la justice est en-deçà de la moyenne européenne, nous sommes même au 37e rang européen sur 45, derrière la Turquie, la Géorgie et Chypre ; la justice coûte 61 euros par an et par habitant - c'est moins que la redevance audiovisuelle -, contre 114 euros en Allemagne et 200 euros en Suisse.

Sur le terrain, nous devons faire avec des budgets très dégradés, qui entraînent des cessations de paiement dès le mois de mai... Cela contraint fortement la réponse pénale : faute de recherche ADN, des délinquants ne sont pas arrêtés ; on ne paie pas les experts : à Nancy, de petites entreprises de traduction ont fait faillite parce qu'elles n'avaient pas été payées par le ministère de la justice - de quelle entreprise privée accepterait-on un tel comportement ? Emmanuel Macron parlait de faire la chasse aux mauvais payeurs, mais le ministère de la justice est le mauvais payeur en chef dans notre pays ! Ceci, alors même que le produit des biens saisis illégalement, logé à l'Agence de gestion et de recouvrement des avoirs saisis et confisqués, l'Agrasc, couvrirait nos besoins s'il n'était pas reversé au budget général de l'État. Le tribunal de Nancy reçoit 59 000 euros annuels pour son fonctionnement : au 22 mai, nous avions déjà tout consommé...

Les effectifs manquent, nous comptons 500 postes vacants alors que les missions confiées aux magistrats ne cessent d'être élargies - par exemple la gestion des mineurs étrangers isolés, l'introduction du contradictoire dans la phase préliminaire de l'enquête, les exigences nouvelles de communication introduites, elles aussi, par la réforme pénale de 2014 : nous n'en contestons bien sûr pas le fond, mais sans moyens nouveaux, nous aurons la plus grande peine, voire il sera impossible d'appliquer la loi.

Les procureurs, ensuite, sont de plus en plus appelés dans des commissions diverses, par exemple sur la radicalisation : les magistrats sont volontaires pour y participer, mais sans ressources nouvelles, c'est du temps supplémentaire pris sur leur coeur de métier - l'action publique et la direction de la police judiciaire - qu'ils peinent déjà à faire tant ils sont surchargés. La loi relative à « Justice du XXIe siècle » est intéressante, mais le moins qu'on puisse dire, c'est qu'elle n'allège pas les tâches du parquet.

La justice fonctionne effectivement, mais à quel prix ? Nous nous sommes adaptés, d'abord, par une plus grande productivité : un parquetier français traite 2 500 procédures par an, contre 615 en moyenne européenne. Ce chiffre remarquable traduit les efforts fournis, mais cette capacité d'adaptation se referme comme un piège sur les magistrats : on nous dit que si nous y parvenons, c'est donc que nous n'avons pas besoin de moyens supplémentaires, mais si nous n'y parvenons plus, le rappel à l'ordre est immédiat - nous sommes donc pris entre l'arbre et l'écorce, entre l'exigence de faire toujours plus et celle de ne pas demander de moyens supplémentaires pour y parvenir...

Nous manquons cruellement d'assistants. À Nancy, sans greffier, où nous traitons 45 000 dossiers par an, le substitut du procureur se retrouve tout seul pour les permanences du week-end au palais, il doit veiller à tout, exécuter toutes les tâches - et c'est tout juste s'il ne passe pas la serpillière le dimanche soir...

Nous demandons, unanimement, qu'une circulaire de la direction des services judiciaires précise les règles pour le travail au moins le samedi. Nous avons aussi un problème pour mesurer notre travail, cela pèse dans la négociation avec l'administration. Les rémunérations, ensuite, ne sont pas à la hauteur des responsabilités d'un procureur ou d'un président de cour. Nous avons une obligation de résidence, de disponibilité, de mobilité tous les sept ans, mais la prise en compte du logement nous a été supprimée en mai 2012 ; toutes les professions ont vu cette prise en compte rétablie, à l'exception des magistrats : cette restriction est vécue comme une mesure vexatoire.

Ces conditions créent une tension dans le parquet et de la souffrance au travail, qui est nouvelle ; je vois des jeunes excellemment formés, d'un niveau meilleur que le nôtre quand nous entrions dans la carrière, des jeunes qui s'engagent pleinement dans leur métier mais qui sont parfois « lessivés », parce que le travail est trop intense. Cela crée une crise des vocations, en particulier pour les postes de chef de parquet et les candidatures se font désormais rares sur les postes de procureur de la République. Un exemple personnel : avant d'être à Nancy, qui compte 17 parquetiers, j'étais à Ajaccio, où nous étions cinq parquetiers, mais j'ai perdu 1 000 euros par mois au changement de poste.

Ce que nous demandons, ce sont donc des moyens décents pour remplir nos missions, nous le demandons comme magistrats, aussi bien que comme citoyens.

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