Intervention de Dominique Lottin

Commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du Règlement et d'administration générale — Réunion du 8 juin 2016 à 9h05
Projet de loi de règlement du budget et d'approbation des comptes de l'année 2015 — Moyens de la justice - Auditions de Mme Dominique Lottin présidente de la conférence nationale des premiers présidents de cour d'appel M. Jean-Jacques Bosc membre de la conférence nationale des procureurs généraux M. Gilles Accomando président de la conférence nationale des présidents des tribunaux de grande instance et M. Thomas Pison vice-président de la conférence nationale des procureurs de la république

Dominique Lottin, présidente de la conférence nationale des premiers présidents de cour d'appel :

La conférence des premiers présidents a souhaité vous remettre une note écrite. Depuis de très nombreuses années, et notamment dans une délibération du 1er février 2016, nous dénonçons la pénurie persistante de moyens, qui nous conduit à ne pas pouvoir remplir toutes nos missions ou à les remplir de manière dégradée. Les délais raisonnables ne sont plus remplis, et nous devons faire des choix dans le traitement des contentieux, ce qui est particulièrement inégalitaire pour les justiciables.

La note que nous vous avons remise concerne essentiellement les crédits de fonctionnement et les frais de justice. Elle laisse de côté l'accès au droit qui relève davantage du budget de l'aide juridictionnelle. Le budget du ministère de la justice ne représente que 2,17 % du budget de l'État, et celui consacré à la justice judiciaire ne représente qu'un peu plus de 38 % du budget alloué à l'ensemble du ministère, ce qui est nettement insuffisant.

Comment en est-on arrivé à cette situation ? Le budget de la justice n'a jamais constitué une priorité. La dernière loi de programmation qui date de 2002 n'a pas été exécutée jusqu'à son terme. En dix ans, la part du budget du ministère de la justice consacrée à la justice judiciaire a diminué de 44 % à un peu plus de 38 %, entraînant des recrutements insuffisants de magistrats et de fonctionnaires. Face au développement des contentieux de masse, des réformes ont été votées sans que l'on n'affecte aucun moyen supplémentaire aux juridictions.

Rien pour le contrôle des hospitalisations sous contrainte qui occupe pourtant chaque jour un magistrat à temps plein et un greffier, au tribunal de grande instance de Versailles. Rien pour le droit des étrangers. Et que dire de la loi dite « Macron » sur les conseils des prudhommes ? Pour mettre en place la procédure écrite, la cour d'appel de Versailles n'a obtenu que quelques assistants juristes, quelques greffiers et 45 000 euros en tout et pour tout. Comment envisager dans ces conditions la création de pôles sociaux dans les tribunaux de grande instance pour traiter tout à la fois du contentieux du tribunal des affaires de sécurité sociale, mais aussi de celui des tribunaux de l'incapacité et de certaines décisions d'aide sociale ? Sans compter les exigences plus fortes et légitimes de nos concitoyens, et celles induites par la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) en matière procédurale : renforcement du contradictoire, développement de la motivation des décisions de justice et demandes d'actes plus nombreuses au pénal... Telle est l'ampleur du constat.

Quels effets ces évolutions ont-elles sur la gestion des budgets de nos cours d'appel et des juridictions du premier degré ? L'imprévisibilité aggrave le phénomène d'insuffisance budgétaire. Les dotations initiales annuelles très insuffisantes conduisent les contrôleurs budgétaires à multiplier les décisions d'insoutenabilité. Elles ne couvrent les besoins des cours d'appel que pendant cinq à six mois, de sorte qu'en 2015, les dotations complémentaires ont représenté 21 % de la dotation initiale de la cour d'appel de Versailles, donnant lieu à une douzaine de mouvements budgétaires tout au long de l'année. Quelle entreprise pourrait fonctionner efficacement avec une prévisibilité à si court terme de ses moyens budgétaires ? Idem pour les moyens humains.

Nous démarrons l'année avec des restes à payer qui représentent entre 20 % et 30 % de nos dotations initiales. Nos difficultés en termes de frais de justice se traduisent par notre incapacité à recruter des experts de qualité, psychiatres, psychologues, comptables qui acceptent d'être payés à des tarifs sous-évalués et dans des délais inacceptables. Il en va de la qualité de nos décisions. Sans parler de l'entretien immobilier qui n'est plus assuré depuis plusieurs années, avec l'effet boule de neige qui s'ensuit et des coûts toujours plus importants.

Quant aux ressources humaines, on ne compte plus les postes vacants, ce qui crée un malaise chez les magistrats dont les demandes de mutation sont de plus en plus fréquentes. Les rotations trop nombreuses font perdre aux juridictions deux à trois mois d'audiencement. Les effectifs de la cour d'appel de Versailles ont été affectés par huit mouvements de magistrats au cours de l'année 2015. Comment un chef de cour ou de juridiction pourrait-il mener des projets à leur terme ?

La situation n'est pas meilleure dans les greffes, puisque les juridictions ne fonctionnent qu'avec le renfort des vacataires. Les 1 120 ETPT de vacataires représentent 5,3 % des effectifs de nos juridictions. Ces vacataires ne sont pas qualifiés et tournent à un rythme qui varie entre trois et six mois. Comment pourraient-ils suppléer des fonctionnaires formés à la procédure judiciaire ? Nous ne pouvons pas continuer ainsi.

Alors, comment en sortir et rendre une justice de qualité dans des délais raisonnables ? La Cour des comptes préconise une loi de programmation qui engage les gouvernements successifs pour les cinq prochaines années : elle a raison. On peut s'interroger sur la nécessité de revenir au paiement d'un timbre. Nous n'excluons pas cette solution, dans la mesure où les plus démunis qui bénéficient de l'aide juridictionnelle en seraient exonérés. Payer un timbre de 35 euros reste raisonnable. La justice n'est pas gratuite. Conseil, experts, huissiers, tout cela a un prix.

La conférence des premiers présidents de cour d'appel, ensuite, souhaiterait que le budget de la justice judiciaire devienne une mission au sens de la loi organique relative aux lois de finances, pour mieux suivre les évolutions de ce budget.

Ces mesures seraient utilement complétées par un rapport adressé au Conseil supérieur de la magistrature, lui-même pouvant être entendu par le Parlement avant l'adoption du budget.

L'augmentation des moyens budgétaires doit s'accompagner d'une modernisation de la structuration administrative et budgétaire. L'indépendance de la justice est étroitement liée au fait que les présidents de cour restent ordonnateurs secondaires des crédits, c'est ce qui leur donne la capacité de fixer des priorités et il faut limiter les crédits fléchés. Autre réforme d'envergure, le tribunal de première instance, qui permettra de mutualiser les moyens des juridictions. De même faudrait-il que le ministère de l'intérieur paie les frais de justice qu'il occasionne et qui sont aujourd'hui pris en charge par le ministère de la justice.

La conférence des présidents de cour d'appel souhaite, encore, des réformes de procédure pour un développement effectif des modes alternatifs de règlement de litiges, une meilleure rémunération des avocats pour ces alternatives, ainsi qu'une réflexion approfondie sur les voies de recours pour redonner toute sa place à la première instance, à condition que la collégialité y soit garantie.

Enfin, il faut absolument moderniser l'informatique judiciaire, qui n'est pas du tout au niveau requis par le contentieux de masse. Tous les jours, des juges d'instruction doivent renoncer à des auditions faute d'extractions judiciaires ; la visioconférence est impossible avec les équipements mis à disposition, la bande passante et les serveurs sont très en-deçà des besoins, sans parler des téléphones portables que l'administration nous a livrés : leur batterie se déchargeant en deux heures, la plupart ont fini au placard et les magistrats en sont à utiliser leur propre téléphone portable dans l'exercice de leurs missions...

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