Le président de votre commission des lois a parfaitement résumé la situation : en quelques années, notre justice est passée de l'asphyxie à l'embolie. Cependant, elle continue de fonctionner - ce qui pose cette question simple : comment fait-elle pour fonctionner encore ?
Les présidents des juridictions, d'abord, gèrent la pénurie, c'est notre quotidien : nous savons chaque année que nous manquerons de moyens, alors nous avons appris à utiliser toutes nos marges de manoeuvre, par exemple à faire qu'un juge soit rapporteur dans les audiences collégiales ; nous sommes devenus aussi plus productifs, chaque juge devenant plus autonome et gérant un plus grand nombre de dossiers. Sur cette voie, nous avons atteint nos limites, nous ne ferons plus guère de progrès sans revoir les procédures, en particulier de recours.
La justice parvient à fonctionner, ensuite, parce que les magistrats, les greffiers, tous les professionnels de la justice ont un grand sens du service public, ils sont attachés à leur mission au service de leurs concitoyens. Ce levier n'est cependant pas illimité : depuis des années, nous demandons à chacun d'en faire plus pour combler les manques d'effectifs, tout le monde a travaillé davantage - nous sommes au maximum et nous faisons face à des risques psycho-sociaux avérés, sur lesquels nous devons être très vigilants. Dans ces conditions, nous devons hiérarchiser les priorités, en traitant d'abord les dossiers les plus urgents et en faisant attendre ceux qui nous paraissent moins urgents : ce n'est guère satisfaisant.
Que faire ? Je crois, d'abord, que nous avons besoin d'une gestion plus stable et prévisionnelle du nombre de magistrats. On recrutait moins de 200 magistrats il y a cinq ans et on en recrutera 366 cette année. Pourquoi de tels à-coups alors que la pyramide des âges est parfaitement connue et qu'il est facile d'anticiper ? La conférence des présidents de tribunaux de grande instance souhaite, également, des changements dans les méthodes de travail elles-mêmes : il faut sortir du modèle du « juge artisan » et reconnaître que le magistrat travaille en équipe, avec des assistants, des collaborateurs.
Nos moyens budgétaires sont très insuffisants et leur mode d'administration n'est pas adapté : les gestionnaires du budget opérationnel de programme, le BOP, dont nous dépendons, nous demandent constamment de faire des économies sans mesurer l'impact de leurs décisions, je pense en particulier aux économies sur la documentation, les codes. Nous payons en retard les experts, les interprètes auxquels nous recourons, notre informatique est mauvaise, déficiente : c'est cela que nous vivons au quotidien dans les tribunaux de grande instance.
La conférence des présidents des tribunaux de grande instance propose de revoir l'architecture de l'organisation administrative de la justice. Il faut, premier élément, instituer le tribunal de première instance, qui mettra fin à la balkanisation de la justice et nous fera retrouver un peu de cohérence. Actuellement, nous sommes administrés par des plateformes trans-directionnelles peu pertinentes - par exemple entre la justice judiciaire et l'administration pénitentiaire - ou par des budgets opérationnels de programme inter-régionaux dont la cote est nécessairement mal taillée : la gestion administrative est déliée de l'aspect juridictionnel de nos missions... Or nous avons des propositions organisationnelles pour retrouver de la cohérence.
Enfin, nous souhaitons vous alerter sur le périmètre de nos missions, qui relève directement de votre rôle de législateur. Attention aux mesures qui accroissent nos missions sans mesure d'impact préalable ! Dans la loi « Macron », par exemple, il a été question de transférer une partie des compétences de l'inspecteur du travail vers le juge judiciaire : nous vous en avons alertés, cette mesure n'avait pas du tout été évaluée et elle aurait encore alourdi notre charge de travail. Même chose pour la juridiction du pôle social : il faut certainement transformer en juridiction véritable le tribunal des affaires sociales, mais quelles en sont les conséquences organisationnelles ? Cette réforme passe par l'institution d'un règlement amiable en amont : pourquoi ne pas l'anticiper en l'appliquant dès l'an prochain ? Cela désengorgerait la justice, dans l'intérêt des justiciables.