Intervention de Marie-Axelle Granié

Délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes — Réunion du 26 mai 2016 : 1ère réunion
Rapport « femmes et voitures » — Table ronde sur l'accidentalité routière et les différences de comportements entre les hommes et les femmes au volant

Marie-Axelle Granié, directrice de recherche à l'Institut français des sciences et technologies des transports, de l'aménagement et des réseaux (IFSTTAR) :

Ma présentation portera sur les déterminants psychosociaux des différences de sexe dans l'accidentalité routière.

La différence d'accidentalité entre les hommes et les femmes est-elle liée à une différence dans l'exposition ? Les femmes conduisent peut-être moins que les hommes, ce qui pourrait expliquer qu'elles aient moins d'accidents.

Des chercheurs ont développé, sur cette question, l'hypothèse de la convergence : ce sex-ratio serait en effet dû à la moindre présence des femmes dans l'espace routier, mais tend à disparaître progressivement. En effet, si ce sex-ratio était de 4,5 dans les années 1950, il reste stable, à trois, depuis les années 1990. L'explication ne tient donc pas uniquement à la différence d'exposition.

Nous avons donc analysé la prise de risques et les comportements eux-mêmes. Les études, notamment une méta-analyse menée sur 150 études sur les différences de prises de risques en fonction du sexe, démontrent très clairement que les hommes sont plus susceptibles de prendre davantage de risques que les femmes, quel que soit le type de prise de risque.

De façon générale, les hommes s'engagent plus fréquemment dans les comportements à risques. Ils sont également plus sensibles aux gains et aux récompenses, tandis que les femmes sont plus sensibles aux pertes et aux punitions. Ainsi, les hommes calculent en fonction de ce qu'ils pourraient gagner en prenant un risque, alors que les femmes envisagent en premier lieu ce qu'elles risquent de perdre.

Plus précisément, dans la conduite, les recherches montrent que les hommes perçoivent moins les risques, ont plus de comportements à risque au volant, prennent plus de risques pour le plaisir, notamment chez les jeunes conducteurs, et ont plus d'accidents liés à la prise de risque. En outre, ils ont une estimation de leurs compétences de conduite et un sentiment de sécurité au volant plus élevés.

Cette différence dans la prise de risque n'est pas la seule qui soit notable et qui permette d'expliquer l'écart entre les sexes dans les accidents routiers. Il existe également une différence en matière de conformité et de rapport à la règle entre les hommes et les femmes.

Ainsi, dans la conduite, les femmes ont plus de motivation à se conformer aux règles routières. Elles s'y conforment, car elles croient à la valeur de la règle, tandis que les hommes ont un rapport plus externe aux règles et ne s'y conforment que parce qu'ils y sont obligés. Les femmes commettent moins d'infractions. Elles ont aussi moins d'accidents routiers dus à ces infractions. En outre, chez les femmes piétonnes, on observe moins de comportements transgressifs déclarés et constatés, ce qui s'observe déjà à l'enfance et à l'adolescence. Ce n'est pas une spécificité de l'adulte et cela apparaît très tôt dans la vie.

Le constat général est que la différence de fréquence d'infractions entre hommes et femmes est la principale variable explicative de ces différences de sexe dans les accidents routiers. L'objectif est d'essayer de comprendre et d'expliquer ces écarts.

Les explications classiques sont de type biologique ou évolutionniste.

La première s'appuie sur la différence hormonale entre les hommes et les femmes, notamment dans la production d'androgènes et de testostérone chez les hommes. Des recherches ont montré un lien entre le niveau de testostérone et la recherche de sensations nouvelles et intenses, qui entraîne plus de prise de risque chez les individus ayant un fort niveau de testostérone.

L'explication évolutionniste affirme pour sa part que l'être humain souhaite prolonger l'espèce et assurer la reproduction de son patrimoine génétique, ce qui entraîne, chez les mâles, une volonté d'augmenter leur attractivité auprès du partenaire potentiel, tandis que les femelles souhaitent avant tout protéger leur descendance. Ce fait expliquerait le constat d'une plus grande prise de risques, d'une plus grande agressivité de la part des hommes.

Ces explications me paraissent néanmoins insuffisantes. En tant que psychologue, j'ai donc étudié les explications psychosociales et la construction sociale de ces différences. L'objectif de ces explications psychosociales est de s'intéresser aux explications des comportements liées aux effets construits autour de ce que l'on suppose devoir être un homme et une femme dans une société donnée.

Les stéréotypes de sexe sont les croyances sociales sur ce que signifie être un homme ou une femme dans une société pour un individu, et à partir desquelles il différencie les personnes qu'il rencontre. Ces croyances sociales ont un impact sur les choix des parents au cours du développement de leur enfant, s'agissant des pratiques éducatives. Le parent, même malgré lui, va essayer de développer les comportements conformes à ce qu'on attend de l'enfant dans la société en fonction de son sexe.

Les individus se construisent en fonction de ces attentes sociales et s'y conforment. Ils peuvent aussi adhérer à des stéréotypes de l'autre sexe. Il est alors intéressant d'étudier comment la masculinité ou la féminité peuvent avoir des effets sur les comportements, notamment au volant.

Nous avons fait remplir à des individus un questionnaire d'adhésion aux stéréotypes de sexe. Il leur était demandé dans quelle mesure les dix-huit affirmations constituant ce questionnaire étaient exactes les concernant (« Je suis toujours prêt(e) à écouter les autres », « Je suis doux (douce) », « J'ai l'esprit de compétition », etc.). »). Parmi ces affirmations, la moitié relève des stéréotypes masculins, l'autre des stéréotypes féminins. Il est assez aisé de repérer d'emblée ce qui relève des stéréotypes de chaque sexe. On remarque en effet que les stéréotypes féminins marquent des traits de personnalité dans lesquels l'attente sociale et la préoccupation vis-à-vis d'autrui sont fortes, alors que les stéréotypes masculins sont plutôt centrés sur l'individu lui-même ou sur un rapport de compétitivité avec autrui (domination, comportement de chef, confiance en soi, etc.).

Les études que nous avons développées cherchent à comprendre comment l'adhésion à ces stéréotypes a un effet sur le comportement des conducteurs. Elles démontrent que la prise de risque au volant est un stéréotype masculin, c'est-à-dire un comportement typiquement attendu des hommes. Ce stéréotype impacte les comportements des individus sur la route et ailleurs, partout dans les pays occidentaux. La masculinité entraîne la prise de risque dans le sport, dans la consommation de substances, dans les comportements antisociaux, dans les comportements à risque accidentel dès l'enfance, dans la conduite, mais aussi dans les comportements des piétons. Les femmes qui obéissent à des stéréotypes masculins ont tendance, elles aussi, à adopter des comportements risqués.

La féminité, dans sa dimension de prise en charge d'autrui, entraîne plus de recherche de soutien social lors de la traversée de rue, moins de violation des règles en tant que conducteur, un certain rejet de l'infraction et une représentation plus morale des règles routières. Les femmes respectent la règle routière parce que, ce faisant, elles protègent autrui de leur propre comportement. Cette représentation morale des règles entraîne une intégration des règles dans le système de valeurs personnelles. Les femmes respectent les règles, car elles sont importantes pour elles, et elles culpabilisent lorsqu'elles ne les respectent pas.

Nous pouvons nous demander si ces constats sont un effet général de la féminité et de la masculinité, qui n'a qu'un effet anecdotique sur le comportement au volant, ou si, en plus de cet effet, il existe également une certaine adhésion à des stéréotypes associés à la conduite des hommes et des femmes. Nous en revenons à l'adage « Femme au volant, mort au tournant », né en même temps que l'automobile : depuis toujours, il est dit aux femmes qu'elles ne peuvent pas conduire, car il s'agit d'une activité mécanique, qui demande des réflexes et des actions rapides, et qu'elles n'en sont pas capables.

Existe-t-il des stéréotypes de sexe associés à la conduite ?

Sur Google, j'ai trouvé 175 000 résultats associés à la recherche d'image « Femme au volant », avec des photos relevant à la fois du conducteur moyen et de préjugés à l'égard des femmes au volant. Pour la recherche d'image « Homme au volant », on ne trouve que 95 400 résultats, très centrés sur l'homme cadre moyen supérieur au volant, ou des photographies issues de films, avec George Clooney notamment.

Cette expression « Femme au volant, mort au tournant » est toujours latente. Est-elle véritablement ancrée dans les esprits ? Quel est le contenu de ce stéréotype ?

Nous avons mené deux études, l'une auprès de 599 collégiens de 10 à 16 ans et l'autre auprès de 414 personnes âgées de 12 à plus de 55 ans. Les contenus de ces stéréotypes sont les mêmes, quel que soit l'âge. Nous avons demandé aux individus quels mots leur venaient à l'esprit lorsque nous leur suggérions l'expression « Homme au volant ». Il ressort clairement de l'enquête une représentation essentialiste des différences de sexe dans la conduite : l'homme est représenté comme étant naturellement compétent pour l'activité de conduite. Cette compétence naturelle pour la conduite permettrait aux hommes de prendre des risques. La prise de risque serait donc un signe de compétence au volant. A l'inverse, la représentation de la femme au volant veut que celle-ci soit, par essence, une mauvaise conductrice et que, pour cette raison, elle soit obligée de se conformer aux règles. La femme serait donc prudente parce qu'elle ne maîtriserait pas la conduite.

On retrouve le contenu de ces clichés associés à la conduite dès l'âge de onze ans, avec une représentation de l'homme au volant très stable avec l'âge, alors que le stéréotype de la femme au volant a tendance à être de plus en plus négatif à mesure que les enfants s'approchent de l'âge de la conduite. En outre, ce stéréotype est négatif chez les hommes, mais aussi chez les femmes, qui ont elles-mêmes conscience que ce stéréotype existe, tout en étant forcément à distance de celui-ci. Ainsi, ce qui va différencier les deux sexes, c'est que l'homme va dire : « les femmes sont », tandis que la femme va dire : « on dit que les femmes sont ».

Quel est l'intérêt de comprendre ce stéréotype ? En psychologie, un certain nombre d'études menées depuis dix à vingt ans portent sur ce que nous appelons « la menace du stéréotype », c'est-à-dire l'effet que peuvent avoir les préjugés sur les groupes qui en font l'objet, au niveau de leurs performances. Un certain nombre de recherches ayant porté sur les noirs américains ont montré que lorsqu'il existe un préjugé contre un groupe, la mobilisation de ce préjugé a tendance à faire baisser les performances du groupe. Cela peut sembler paradoxal. En réalité, les groupes stigmatisés cherchent tellement à lutter contre le stéréotype qu'ils perdent leurs moyens : ils cherchent plus à lutter contre le stéréotype qu'à augmenter leur performance. Cet effet de « menace du stéréotype » a été démontré également sur la conduite : lorsqu'on mobilise auprès des femmes les stéréotypes voulant qu'elles « conduisent mal », on observe un effet de baisse sur les performances des femmes. En France, deux études sur les tests au Code de la route ont démontré que lorsqu'on mobilise les stéréotypes de la femme au volant, on constate une baisse de performance des femmes au test du Code de la route. Ces recherches, pour l'heure, ont été menées uniquement sur des femmes évaluées seules. Dans une thèse que j'ai encadrée et qui sera prochainement soutenue, l'expérience a été menée auprès de femmes interrogées en même temps que des hommes : nous avons pu observer un renversement de la situation. Ainsi, lorsqu'on évalue les performances au test du Code de la route avec des hommes et des femmes dans la même pièce, en expliquant que l'on souhaite comprendre les différences liées au sexe dans la conduite, ce sont les performances des hommes qui diminuent, comme s'il existait un effet de « menace du stéréotype » sur les hommes.

Ces résultats doivent être corroborés par d'autres études, mais il existe bien un effet des stéréotypes de sexes dans l'espace routier. Les croyances sociales sont encore très fortes sur le fait qu'il existe un lien entre la masculinité et la prise de risque, que l'on trouve déjà chez l'enfant d'âge préscolaire, et sur le fait que la conduite soit une activité typiquement masculine. Ainsi, le sexe mâle est un double facteur de risques, à la fois biologique (hormones) et psychosocial (attentes sociales développées et recherche de conformité). La conduite est un comportement masculin qui permet très facilement, et à moindres frais, de prouver sa masculinité.

À l'inverse, d'après ces croyances sociales, la féminité serait liée à la représentation des règles morales et à une plus forte internalisation de ces règles. Ainsi, la conformité est une attente sociale à l'égard des femmes, très tôt dans la vie (dès l'âge de deux ans).

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