Intervention de Jean-Baptiste de Foucauld

Commission d'enquête Chiffres du chômage — Réunion du 9 juin 2016 à 16h10
Audition de M. Jean-Baptiste de Foucauld membre du conseil d'orientation pour l'emploi

Jean-Baptiste de Foucauld, membre du Conseil d'orientation pour l'emploi :

Je suis très impressionné de comparaître devant vous, mesdames, messieurs les sénateurs, pour évoquer cette question du chômage à laquelle, en tant que fonctionnaire et militant associatif, je me suis beaucoup intéressé.

Le groupe de travail du Cnis, que j'avais présidé, avait bien travaillé et certaines de ses préconisations avaient été suivies. Parmi les points qui avaient été le moins pris en considération figurait précisément la manière dont on communique sur les chiffres du chômage.

Après coup, une formule m'est venue à l'esprit : nous avons du mal à appréhender la réalité du chômage parce que les chiffres de Pôle emploi sont précis, mais incomplets, et les chiffres tirés de l'enquête Insee plus complets, mais imprécis.

Il faudrait donc arrêter de « fétichiser » sur des chiffres, notamment mensuels, qui présentent un intérêt en termes d'indication de tendance, mais ne témoignent que d'une vérité très partielle.

À l'époque, nous avions proposé d'inverser les priorités en matière de communication, en privilégiant la tenue, chaque année, d'un rendez-vous au cours duquel, en fonction de dossiers préparés par les différentes administrations, on examinerait l'évolution du marché de l'emploi au cours de l'année passée, et ce dans toutes ses composantes.

Cet exercice permettrait de dégager une vision, qui pourrait servir de base à la tenue d'un débat fructueux. Il me semble effectivement que nous avons, en France, de sérieuses difficultés à débattre, de manière posée, de la question du chômage et de l'emploi. Nous sommes loin des discussions qui ont pu se tenir dans un pays comme la Suède, lorsque celui-ci s'est trouvé confronté à des difficultés dans les années 1990.

Voilà donc quelques années qu'avec certains amis, nous plaidons pour des États généraux du chômage et de l'emploi.

Malheureusement, l'agenda politique ne permet pas la tenue de telles assises : les équipes récemment arrivées au pouvoir sont tenues de prendre des décisions rapides et si un gouvernement décidait d'organiser ces rencontres à un stade plus avancé de son mandat, on le soupçonnerait de douter de ses propres choix. Nous avons donc un problème d'éthique de la discussion.

Pourtant une conférence de consensus sur ces questions de l'emploi, par exemple sur le modèle du G1000 belge, m'apparaît tout à fait nécessaire et nous aurions intérêt à utiliser des méthodes un peu nouvelles et à expérimenter pour traiter ces sujets. À ce titre, les acteurs ne se sont pas vraiment emparés des dispositions de la loi permettant les expérimentations.

Je voulais donc insister sur la difficulté à communiquer sur ce sujet par nature complexe et la nécessité de ne pas focaliser sur des indicateurs de fait incomplets.

Je tiens également à mentionner l'élaboration d'un ouvrage par M. Jacques Fournier et d'autres auteurs, travail auquel j'ai récemment participé et dans lequel est abordée la question de l'État stratège face aux problèmes de l'emploi et du chômage. Il y a là un vrai sujet, dont on ne s'est jamais vraiment préoccupé.

Au lendemain de la guerre, nous avons eu la chance de connaître une période de convergence entre plein emploi, progrès de la productivité et hausse de la consommation individuelle et collective.

Cette période s'est interrompue en 1973, quand le choc pétrolier a créé un retournement conjoncturel. Tous les pays ont alors connu le chômage et ont pris conscience que, derrière ce retournement conjoncturel, leurs économies subissaient un changement structurel progressif : mondialisation, concurrence accrue, tertiarisation de l'économie, complexification de l'accès à l'emploi, etc. Cela nécessitait de mettre en oeuvre des réformes et soulevait un certain nombre de questions, comme celle du coût du travail, qui ne s'imposaient pas jusqu'alors.

Face à cette situation, les pays ont réagi assez différemment. L'OCDE, souvent critiquée comme étant le réservoir de la pensée unique, estime pourtant qu'il existe plusieurs chemins de retour au plein-emploi et qu'il revient à chaque pays de trouver le sien.

Pour ma part, je distingue deux tendances fondamentales.

La première est une tendance libérale, au sens fort du terme. C'est le modèle des pays anglo-saxons, tels les États-Unis ou la Grande-Bretagne : la responsabilité individuelle est encouragée, le marché du travail très peu régulé, l'indemnisation du chômage relativement faible, mais la capacité d'entreprendre, elle, est plus grande. Cette mécanique crée de l'emploi en quantité, mais pas en qualité, et les inégalités demeurent nombreuses.

La seconde repose plus sur une notion de responsabilité collective. Le marché du travail est régulé par des acteurs très puissants et très responsables, qui font de l'emploi une priorité. Dès lors, les demandeurs d'emploi perçoivent de bonnes indemnités de chômage, mais sont aussi très accompagnés, voire poussés vers l'emploi. C'est le cas au Danemark, où, après un an de chômage, la personne est pratiquement obligée de suivre une formation longue.

En France, nous voudrions bien avoir le modèle de la Suède, mais sans les vertus, le système social et culturel, les acteurs suédois. Nous nous trouvons donc dans une sorte de flottement. L'étatisme et la réglementation sont très présents, mais nous n'avons pas ce qui fait la force des pays qui réussissent : un compromis entre l'État et le marché et entre le capital et le travail.

Enfin, il nous faudrait un État providence tourné vers l'emploi, et non seulement vers la retraite, la famille ou la santé. On parle beaucoup de défendre le modèle social, mais peut-on encore parler de modèle social avec 5 ou 6 millions de chômeurs ?...

Les incohérences sont donc nombreuses.

Notre système d'indemnisation est plutôt généreux, mais, en contrepartie, l'accompagnement devrait être rigoureux. Au moment de la crise, par exemple, les effectifs de Pôle emploi n'ont subi qu'une légère augmentation quand les Anglais renforçaient les job centers de 30 000 personnes.

Les contrats aidés m'apparaissent comme un formidable outil d'insertion - pouvoir proposer un travail à un chômeur indemnisé de longue durée est un traitement socio-économique très fécond -, mais encore faut-il profiter de cette période pour accompagner et former la personne. Or la plupart des contrats aidés ne sont accompagnés d'aucune formation.

J'en viens à une autre difficulté, d'ordre stratégique, l'absence de lien entre commerce et taux de change. Il n'est pas normal qu'un pays comme la Chine ait pu accumuler autant d'excédents de balance des paiements à nos dépens. Elle aurait dû remonter son taux de change ou augmenter ses salaires, et nous avons été trop aimables en ouvrant notre commerce sans surveiller notre taux de chômage.

Il existe également un problème européen. La méthode ouverte de coordination n'est pas, en soi, une mauvaise idée, mais elle est trop méconnue et insuffisamment présente dans notre vie collective. En outre, il faut un gouvernement économique et social de l'Europe ; il faut traiter simultanément les questions portant sur la monnaie, l'économie et les normes sociales, le but devant être la convergence de ces normes entre États membres.

Nous avons besoin d'un impôt communautaire, et l'impôt sur les sociétés s'inscrit logiquement dans ce cadre, car il est cohérent avec l'idée d'un marché unique.

Les taux de rentabilité exagérés devraient aussi retenir notre attention. Quand des entreprises affichent durablement des taux de rentabilité très élevés - supérieurs à 10 % ou 15 % -, la situation pose problème : soit elles n'augmentent pas assez les salaires qu'elles versent, soit elles ne réduisent pas assez leurs prix. Dès lors, pourquoi ne pas mettre en place un impôt sur les sociétés dont le taux serait progressif en fonction du taux de rentabilité moyen ?

Nous avons à travailler sur le modèle d'entreprise qui fonctionnerait en Europe. Les salariés doivent-ils participer au conseil d'administration ? Les assemblées d'actionnaires doivent-elles voter les salaires des dirigeants ? Nous ne pouvons faire l'économie de tous ces sujets.

L'opinion est sensible à la question de la justice. Or on ne lie pas justice et emploi. Pour moi, l'injustice première de notre société, c'est bien l'injustice face à l'emploi ! Peut-être vaut-il mieux un peu d'inégalités dans les salaires, mais un peu moins d'inégalités devant l'emploi...

Par ailleurs, je crois au dialogue social, à qui il faut laisser la possibilité d'expérimenter.

Sans doute avons-nous agi un peu rapidement, en ne prévoyant pas, après les rapports Badinter et Combrexelle, une période d'échanges avec les acteurs sociaux ou les collectivités locales. Il me semble qu'il aurait été souhaitable, avant de réformer le code du travail, de laisser aux partenaires sociaux, au travers d'accords, qui, je le rappelle, sont majoritaires - nous ne sommes pas dans le libéralisme à l'anglo-saxonne -, le soin de mener certaines expérimentations sur certains sujets.

La loi de 2005 avait consacré un droit à l'accompagnement, qui est loin d'être respecté.

Au sein de l'association Solidarités nouvelles face au chômage, nous avons créé des groupes de solidarité permettant à des personnes en recherche d'emploi d'être suivies par un binôme d'accompagnateurs. Nous avons découvert que ces personnes qui sont au chômage vivent une sorte de « pathologie du chômage », de « souffrance au non-travail » et se trouvent dans une très grande solitude. C'est un énorme soulagement, pour elles, de trouver deux personnes à qui parler de leur chômage.

La question du droit à l'accompagnement est donc très importante, et largement sous-estimée.

Je conclurai par une petite provocation. Dans un rapport établi, en 2012, à l'occasion de la première conférence sur la pauvreté, nous avions soulevé l'interrogation suivante : si l'on veut vraiment réduire le chômage de longue durée, ne faut-il pas se fixer une sorte de « devoir moral » à embaucher les personnes en chômage de longue durée, voire en faire une obligation si rien n'évolue ? On fixerait une proportion de l'effectif, dans les entreprises, les associations ou les administrations, qui devrait obligatoirement correspondre à des embauches de personnes en recherche d'emploi de longue durée. Cela vaudrait mieux que d'accepter une situation où 1,5 million de personnes sont au RSI socle.

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