Merci de votre accueil et d'organiser cet exercice de vérité. On passe traditionnellement beaucoup de temps sur le projet de loi de finances, qui définit les intentions, et moins sur la loi de règlement, qui retrace les réalités. Vous avez entendu les directeurs de mon ministère et les présidents des conférences des magistrats du siège et du parquet, les mieux placés pour rendre compte de la réalité du terrain. Les témoignages sont édifiants. Je reprends à mon compte les propos de Virginie Duval, présidente de l'Union syndicale des magistrats, qui affirmait dans une tribune de presse que la justice vit à crédit et que les tribunaux sont en cessation de paiement.
Nos concitoyens ont d'ailleurs une image contrastée de la justice : 95 % des Français la trouvent trop complexe, 88 % trop lente et 60 % la jugent inefficace. En somme, comme aurait pu le dire Montesquieu, l'injustice n'est pas tant dans les jugements que dans les délais de jugement.
Le combat pour le budget est crucial. Je ne veux pas être un garde des Sceaux de papier, porteur de réformes impossibles à mettre en oeuvre faute de moyens. J'ai évoqué une justice en voie de clochardisation. Les mots ont choqué. J'assume mes propos car c'est la réalité qui est choquante. Il importe que le service public de la justice soit à la hauteur des attentes des citoyens. Ce combat n'est pas partisan et s'étendra nécessairement au-delà de la législature. Tous, élus, magistrats, responsables, devons trouver une solution.
Le ministère de la justice est celui des paradoxes. Premier paradoxe : le budget augmente mais l'institution est à la peine. J'ai lu avec attention les rapports de votre commission des lois. Yves Détraigne notait dans son rapport sur le projet de loi de finances pour 2016 que si la mission « Justice » était globalement préservée, la hausse des crédits profitait d'abord à l'administration pénitentiaire. Hugues Portelli soulignait que les loyers versés dans le cadre des partenariats public-privé enregistraient une hausse substantielle, accrue par la livraison des établissements pénitentiaires de Riom, Valence ou Beauvais. Entre 2006 et 2016, le budget du ministère est passé de 6 milliards à 8 milliards d'euros, soit une hausse de 30 %. Toutefois, hors pensions, le budget n'est plus en 2016 que de 6,6 milliards d'euros. Le principal bénéficiaire est l'administration pénitentiaire, car nous payons en priorité les loyers contractés dans le cadre des partenariats public-privé, sur lesquels nous n'avons aucune prise. Ils s'élevaient à 133 millions d'euros en 2015, seront de 170 millions d'euros en 2016 et dépasseront les 200 millions d'euros en 2017, notamment en raison de la livraison du futur palais de justice des Batignolles.
Deuxième paradoxe : alors que la situation budgétaire est tendue, les crédits ne sont que partiellement consommés. En 2015, l'écart entre budget voté et budget exécuté était de 125 millions d'euros. En 2014, il était de 145 millions d'euros. La cause ? Des techniques de régulation budgétaire qui ne datent pas de 2012, Michel Mercier le confirmera. La réserve de précaution, ou gel budgétaire, ne cesse d'augmenter : 5 % des crédits en 2011, 8 % en 2015. S'y ajoutent le surgel, les annulations de crédits en cours d'année - 138 millions d'euros en 2013, 116 millions d'euros en 2014 -, les arbitrages de fin de gestion et les reports de crédits - 55 millions d'euros reportés de 2015 à 2016. Je ne remets pas en cause la nécessité de ces mesures dans le contexte actuel, mais il est difficile d'établir une programmation immobilière dans ces conditions. Beaucoup d'élus se plaignent que la livraison d'établissements, prévus dans le plan triennal, soit reportée. Ce n'est pas la faute directe du ministère.
Si certains crédits sont annulés, d'autres sont ouverts pour faire face aux imprévus et à l'actualité. Le déblocage de crédits pour faire face aux inondations illustre le caractère précautionneux de la gestion du Gouvernement. Yves Détraigne se demandait comment seraient financées les mesures annoncées par le Président de la République en novembre devant le Congrès. Elles le seront grâce aux ouvertures de crédits liées aux plans de lutte contre le terrorisme (PLAT) 1 et 2, à hauteur de 110 millions d'euros.
Dernier paradoxe, alors que les chefs de cour, les syndicats ou les élus se plaignent d'effectifs insuffisants, les recrutements sont en-deçà du plafond d'emplois - et Yves Détraigne estime que le décalage systématique entre les crédits ouverts et dépensés affecte la sincérité du budget. Là encore, la question ne date pas d'hier. Ces écarts sont inévitables à cause des départs en retraite, des promotions ou du délai de formation des recrues. Mais cela rend illisible les efforts de création de postes : entre 2013 et 2016, le plafond d'emplois de l'administration pénitentiaire a augmenté de 2 857 postes, mais le nombre d'emplois créés est très inférieur et les vacances de postes augmentent : 541 en 2014, 546 en 2015. En 2016, le nombre de créations nettes de postes a été de 725 pour le PLAT 2. Tous les crédits non utilisés ne sont pas reportés et sont alors perdus : le taux de consommation des crédits pour les emplois pour l'ensemble des juridictions s'élevait à 97 % en 2013, à 98 % en 2014. Cela représente une perte de 600 équivalents temps plein (ETPT). Des annonces en cours d'année peuvent aussi intensifier la pression sur les services. Enfin, il faut 31 mois à l'École nationale de la magistrature pour former les lauréats. Finalement, pour un plafond d'emplois de 78 941 ETPT, le nombre réel de personnes employées en 2015 n'était que de 77 381. La situation s'améliore toutefois. Nous avons créé 1 342 emplois en 2015, 855 en 2014, 480 en 2013.
Oui, il faut réformer ce ministère. On ne peut toutefois le faire sans ressources. Les personnels doivent pouvoir se consacrer aux tâches pour lesquelles ils ont été recrutés : un magistrat doit juger, un éducateur doit accompagner les jeunes, etc. On leur a confié trop de tâches inutiles ou annexes. Les justiciables attendent une justice plus simple, plus accessible. Des réformes ont été engagées. Il faut aussi dégager des moyens pour assumer de nouvelles missions ; c'est le cas des extractions judiciaires, qui relevaient de la police et de la gendarmerie, et qui ont été confiées, à bon droit, au ministère de la justice.
Autre dossier, la carte des cours d'appel, qui sont toujours au nombre de 36 alors que la carte des régions a changé. Un préfet peut avoir trois ou quatre procureurs généraux comme interlocuteurs ! Pas moins de trois cartes se superposent au sein du ministère : celle de l'administration pénitentiaire, celle des services judiciaires et celle de la protection judiciaire de la jeunesse... La faiblesse du secrétariat général, de création récente, ne facilite pas les réformes. Il conviendrait aussi de moderniser la gestion des ressources humaines, en particulier en déconcentrant la gestion des personnels pénitentiaires. Avec 858 surveillants en formation à l'École nationale d'administration pénitentiaire d'Agen, le système pyramidal n'est plus adapté. Ces réformes, de bon sens, sont d'ailleurs préconisées par les parlementaires ou par la Cour des comptes. Sur recommandation de la Cour des comptes, nous allons débuter une mission d'inspection conjointe de l'Inspection générale des finances et de l'Inspection générale des services judiciaires sur la gestion des juridictions.
Il faut aussi savoir bien dépenser. Yves Détraigne a noté que des efforts importants ont été faits pour contenir l'inflation des frais de justice et apurer les dettes auprès des prestataires. Il faut saluer l'action de Christiane Taubira. De même, je me suis battu et j'ai obtenu un dégel de 107 millions d'euros, du jamais vu ! Il était indispensable de restaurer le crédit de la parole publique : 41 millions d'euros ont été consacrés aux frais de justice pour payer nos prestataires qui attendaient parfois depuis longtemps, à tel point que certains ont fait faillite, 27 millions d'euros ont été affectés au fonctionnement des juridictions, 18 millions d'euros à l'immobilier, 21 millions d'euros à l'informatique. En outre, j'ai redéployé 14 millions d'euros pour renforcer l'équipe du juge en recrutant des assistants de justice, des juges de proximité, des vacataires.
J'ai demandé aux chefs de cour et aux procureurs généraux, dont je souhaite renforcer le rôle de coordonnateurs, de payer leurs dettes, en fixant comme objectif que les délais de paiement ne dépassent pas deux mois. En 2015, ces délais atteignaient 43 jours en moyenne, contre 18 jours en moyenne pour le reste des ministères ! Cela tient à l'éparpillement territorial du réseau des ordonnateurs, à la multiplication des petites dépenses, depuis la cantine des détenus jusqu'à l'hébergement des mineurs par la protection judiciaire de la jeunesse, etc. Je suivrai avec attention la résorption des arriérés de paiement et rencontrerai régulièrement la directrice des services judiciaires pour faire le point. Je me battrai à nouveau dans le cadre de la loi de finances rectificative pour obtenir un nouveau dégel de crédits et j'espère que vous serez nombreux à me soutenir.
Enfin, il convient de remettre à niveau les crédits de fonctionnement et d'immobilier du ministère. Pour réformer, il faut trouver des moyens, sinon nous ne ferons qu'organiser la paupérisation. Je considère que nous n'avons pas les moyens de mettre en place la collégialité de l'instruction, d'autant que la co-saisine permet déjà de revenir sur une décision. Début juillet, je vous présenterai un rapport sur l'encellulement individuel. Je souhaite en profiter pour dresser un inventaire de la situation de l'immobilier pénitentiaire. Il importe que nous connaissions avec précision le nombre de places de prison ainsi que la vétusté des établissements - à Caen, certains détenus sont dans des cellules de cinq mètres carrés ! Nous devons déterminer le nombre de places dont nous avons besoin, dans quels établissements : maisons centrales, maisons d'arrêt, centres de détention, établissements pour mineur, etc. Je suis attentif à la question de l'aide juridictionnelle : les avocats ont besoin de prévisibilité. Pour conclure, la mission « Justice » représente 2,6 % des dépenses de l'État en 2015, contre 2,17 % il y a dix ans. Pourtant, les besoins restent immenses.