Intervention de Thani Mohamed Soilihi

Délégation sénatoriale à l'Outre-mer — Réunion du 23 juin 2016 : 1ère réunion
Problématique des titres de propriété dans les outre-mer — Présentation du rapport d'information

Photo de Thani Mohamed SoilihiThani Mohamed Soilihi, rapporteur coordonnateur :

Comme l'a souligné à l'instant le président, ce deuxième volet de notre étude sur le foncier dans les outre-mer fait oeuvre novatrice en rassemblant de très nombreuses informations, jusque-là éparses, mais également par son corpus de propositions dont nous espérons qu'elles fructifieront et que leur audace ne les condamnera pas à rester sur une étagère !

Nous l'avons bien souvent éprouvé au cours de nos travaux : les outre-mer sont très divers tant du point de vue de leur statut que du droit applicable, tant au regard de leur histoire que de leurs identités culturelles propres. Néanmoins, par-delà les différences, certaines caractéristiques communes les rassemblent : tel est le lien à la terre. Si chaque Français est généralement fortement attaché à sa terre d'origine, à son terroir, la force et la valeur essentielle du lien à la terre dans les outre-mer constitue une donnée commune fondamentale des sociétés ultramarines. L'attachement à la terre, la terre des ancêtres, y est viscéral et sa possession intimement liée à l'appartenance à un lignage ou à un clan. Au-delà de la diversité des situations et des régimes juridiques, la terre est partout un pivot de l'organisation économique et sociale.

Les principes de la solidarité et du consensus gouvernent traditionnellement les modes de gestion du foncier outre-mer, mais la confrontation au formalisme du code civil et l'irruption des logiques de profit du monde moderne ont progressivement fait passer l'individu au premier plan. Si une évolution quasiment générale en direction du cadre civiliste peut être constatée, cette évolution s'effectue selon un calendrier et un rythme différent d'un territoire à l'autre. Par ailleurs, le « mariage » avec les systèmes de droit préexistants est plus ou moins heureux, avec des constructions parfois singulières qui ont fait la preuve de leur efficacité économique comme nous le verrons pour la Nouvelle-Calédonie.

Cependant, faute de tenir suffisamment compte des singularités de nos territoires, l'État n'a pas su garantir un déroulement harmonieux du processus de substitution des droits fonciers individualisés aux équilibres collectifs familiaux, villageois ou claniques. Le relais difficile entre ces systèmes juridiques aux fondements et aux logiques de fonctionnement si différents a compromis la sécurité juridique de la propriété et des transactions. Les situations parfois chaotiques qui en sont nées ont suscité l'incompréhension et la défiance des populations, qui éprouvent à certains endroits le sentiment d'être spoliées.

Il est désormais urgent de remédier à ces problèmes et de restaurer la paix et la sécurité foncières dans nos territoires. L'évolution vers le droit civil est désormais largement partagée dans le but de favoriser le développement des outre-mer. Cette longue marche ne doit pas exclure certaines originalités légitimes. Elle doit aussi tenir compte des choix d'autonomie de certaines collectivités qui maîtrisent leur propre cadre juridique dans le respect des principes fondamentaux de la République. Le défi lancé à nos outre-mer est de pouvoir conserver leur identité foncière, de « ne pas perdre leur âme », tout en définissant un modèle qui garantira la sécurité juridique de chacun et inspirera la confiance des acteurs économiques pour favoriser l'investissement et le développement des territoires.

Malgré ce cap clairement fixé, force est d'admettre qu'il reste encore beaucoup d'imbroglios juridiques à dénouer, beaucoup de cas concrets à résoudre. Pour sécuriser les droits et emporter l'adhésion des populations face à des conflits qui menacent quelquefois d'exploser violemment, il faudra sans doute aménager parfois une période de transition et en tous cas trouver des solutions audacieuses face à des situations inextricables. Ce sont ces principes et ces objectifs qui ont guidé vos rapporteurs dans leur analyse et la formulation de leurs propositions.

Vous me permettrez à présent, mes chers collègues, de revenir sur le cas de Mayotte, qui concentre en un seul lieu tous les problèmes fonciers de l'outre-mer avec une intensité inédite.

Ce jeune département, où l'état civil est établi depuis peu, reste très imprégné des règles traditionnelles héritées de coutumes africaines et du droit musulman de rite chaféite. La marche vers la pleine application du droit civil y est laborieuse. De multiples facteurs l'entravent tels que :

- la maîtrise limitée du français qui ne facilite pas l'acculturation à de nouvelles règles ;

- l'impact de l'immigration illégale qui génère un flot continu d'occupations illicites ;

- le coût des procédures pour des familles aux revenus très modestes ;

- la confusion et le sentiment d'injustice alimentés depuis le traité de rattachement de Mayotte à la France en 1841 et le décret du 4 février 1911 qui crée un régime dual d'enregistrement des terres et des transactions foncières.

Les règles asymétriques d'appropriation des terres ont favorisé la distribution de titres imprescriptibles et inattaquables aux européens pour lesquels l'enregistrement était obligatoire. Pour les locaux, en revanche, le régime restait facultatif : peu en ont usé, ce qui signifie qu'ils ne jouissaient que de droits coutumiers. Les Mahorais ont eu recours à une multitude d'actes sous seing privé qui n'ont pas été publiés et qui ne sont pas opposables aux tiers.

La conciliation difficile entre légitimité traditionnelle et légalité positive qui entrent en conflit débouche sur la situation actuelle, grevée par l'ampleur inédite du phénomène indivisaire sur plusieurs générations et sur une carence de titrement des terres. L'État n'a pas pris soin d'apurer cette situation catastrophique avant de transmettre au Département la compétence de gestion du foncier en 2006.

La convergence vers le droit commun en matière foncière s'est amorcée avec l'établissement d'un cadastre en 1992 et la relance de la régularisation foncière à partir de 1996. Malgré l'ordonnance de 2005 qui reprend au niveau législatif la procédure de régularisation sur les terrains du conseil général et qui impose l'enregistrement au livre foncier ainsi que le recours au notaire pour réaliser des transactions par acte authentique, le mouvement marque le pas et la confusion actuelle bloque le développement de Mayotte.

Faute d'avoir été correctement préparé, l'accès au droit commun et à ses garanties est aujourd'hui dans l'impasse : il ne se concrétisera pas sans quelques détours et une phase de transition innovante, dont la durée pourrait être fixée à 10 ans, avant de rejoindre le droit commun. Nous devons mettre à profit la marge de manoeuvre offerte pour « la propriété immobilière, l'urbanisme, la construction, l'habitation et le logement », matières dans lesquelles n'est pas exigé un alignement immédiat sur le code civil.

Au terme d'une analyse pragmatique de la situation, nous avons formulé quelques mesures fortes.

Tout d'abord, résoudre la question foncière, qui doit devenir la priorité stratégique partagée de l'État et du Département de Mayotte, nécessitera la création d'une commission de l'urgence foncière. Cette commission ad hoc serait présidée par un magistrat et comprendrait des représentants de l'État, du Département, des communes, des cadis et des professionnels du droit rôdés à la problématique foncière. Le secrétariat de cette commission serait assuré par la direction des affaires foncières et du patrimoine (DAFP) dont il faut utiliser les compétences opérationnelles et l'expérience. Pour le recensement des informations nécessaires à l'instruction de la régularisation, la commission tiendrait des audiences foraines en formation restreinte. À cette occasion, elle associera étroitement à ses travaux les autorités locales et recueillera les témoignages de notoriété au plus près du terrain. Afin de restaurer un climat de confiance et d'emporter l'adhésion de la population sans laquelle toute réforme sera vouée à l'échec, les témoignages pourraient être exprimés dans les langues locales. L'état des lieux des possessions et des droits d'usages, ainsi réalisé, ferait ensuite l'objet d'une transcription en termes civilistes. Le but est de préserver le plus possible les équilibres existant dans le cadre des liens coutumiers, afin que le titrement ne soit pas un vecteur d'exclusion ou n'aboutisse pas un bouleversement des rapports sociaux.

Le cas des indivisions informelles « gelées » par l'existence d'un titre ancien imprescriptible mérite un sort à part. Certains terrains sont couverts par un titre émis avant 1996, délivré sur le fondement du décret de 1911, enregistré au livre foncier et imprescriptible. Or, lorsque le titulaire est décédé, le terrain est livré à une indivision informelle résultant de successions non liquidées et de cessions sous seing privé non enregistrées. Facteur aggravant, la possession ne peut pas être sécurisée par la voie de l'usucapion. Pour résorber ces situations hors du commun, nous proposons d'ouvrir à la commission de l'urgence foncière la faculté de racheter le titre et de procéder à une redistribution globale sur la base de l'occupation notoire et socialement acceptée sur une période de 10 ans. Les héritiers non occupants qui se seront manifestés avant l'expiration d'un délai de 5 ans seraient indemnisés. La procédure vous est détaillée dans le schéma qui vous a été distribué.

Par cohérence avec cette procédure exceptionnelle de redistribution, il serait judicieux de généraliser, pour la période transitoire, un mécanisme de prescription acquisitive décennale. Une prescription trentenaire serait trop longue. En outre, la prescription décennale commence à être connue de la population car la procédure actuelle de régularisation foncière utilise comme critère une mise en valeur paisible des terrains depuis dix ans. Je souligne que ce critère d'appropriation est lui-même un exemple de transcription en droit civil d'une norme traditionnelle : le principe de vivification des terres mortes du droit musulman.

Pour soutenir le Département de Mayotte, alors que la régularisation porte largement sur des terrains du domaine du Département de Mayotte, un renforcement et une requalification substantiels des moyens humains et matériels de la DAFP sont indispensables. Il faut davantage de personnel d'encadrement, plus de formation des agents et des outils informatiques plus performants. L'État a le devoir de soutenir le Département ; il pourrait lui fournir un apport direct d'expertise et d'ingénierie grâce à la mise à disposition de fonctionnaires de l'État.

Pour fluidifier la procédure de régularisation sur les terrains du Département, nous préconisons de réduire les délais de carence jalonnant les onze étapes de la procédure et de supprimer, à titre transitoire, les frais d'enregistrement à la conservation de la propriété immobilière.

En plein accord avec le premier volet de notre étude triennale qui portait sur le Domaine de l'État outre-mer, nous souhaitons le transfert des zones urbanisées de la ZPG, actuellement domaine de l'État, vers le domaine du Département. L'objectif est double :

- donner au Département la pleine maîtrise pour définir une politique foncière à l'échelle du territoire ;

- et unifier, dans un souci d'équité et d'efficacité, les procédures de régularisation alors qu'elles sont aujourd'hui distinctes selon que le terrain appartienne à l'État ou au Département. Cela permettra de faire bénéficier les demandeurs de la gratuité, même sur la ZPG, et d'éviter l'aberration actuelle d'une double procédure pour les terrains à cheval sur la ZPG et le domaine du Département.

Dans certains cas inextricables et résistant à un traitement direct, il pourrait se révéler pertinent d'envisager, à titre transitoire, la création de certificats fonciers collectifs qui permettraient de formaliser une gestion de nature collective et de garantir certains droits d'usage. Ils ne remettraient pas en cause l'objectif d'obtention d'un titre et ne pourraient être invoqués contre un titre individuel.

Par ailleurs, il nous paraît essentiel de réfléchir d'ores et déjà à l'aval du titrement. Ainsi, il convient de développer la culture du recours à l'acte authentique pour sécuriser les transactions immobilières et pérenniser les effets du titrement.

En outre, la réforme ne réussira qu'à la condition de protéger les propriétaires titrés contre les occupations illégales, sauf à miner la crédibilité du titre, du code civil et de l'État. C'est pourquoi nous préconisons d'ériger en délit la non-exécution d'une décision judiciaire d'expulsion. Cela permettra une poursuite pénale sur ce fondement, en évitant tout un ensemble de frais aux propriétaires légitimes. D'autres collectivités ultramarines seront intéressées par ce type de réforme. En complément, pour éviter une cristallisation rapide des occupations ; il pourrait être intéressant de soumettre à un régime de déclaration préalable la construction des « bangas », par dérogation à l'article R. 421-2 du code de l'urbanisme. En donnant un motif légitime d'inspection des constructions, cela faciliterait l'intervention des forces de l'ordre dans la lutte contre les occupations illicites et, au-delà, contre l'immigration clandestine.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion