Monsieur le président, monsieur le secrétaire d'État, mes chers collègues, l’ordre du jour du Conseil européen à venir est particulièrement chargé.
Il s’agira notamment d’approuver les recommandations de la Commission dans le cadre du semestre européen et d’évoquer l’actuel engluement de l’Union face à la crise migratoire, qui se traduit aujourd’hui par la fermeture de la route des Balkans, l’accord très controversé mis en œuvre avec la Turquie, la dramatique situation des hotspots en Grèce et le succès plus que mitigé de la politique de relocalisation des réfugiés, des sujets majeurs qui mettent, malheureusement, en relief nos difficultés, voire notre incapacité à répondre aux défis toujours plus nombreux auxquels nous devons faire face.
Cependant, la question la plus sensible de ce Conseil sera bien évidemment celle des suites à donner au référendum qui se tiendra, après-demain, au Royaume-Uni. À l’heure où nous parlons, nous sommes bien incapables d’en prévoir l’issue. L’incertitude quant à ce scrutin reste totale, même après le monstrueux assassinat de la députée pro-européenne Jo Cox.
Je tiens au passage à remercier vivement le président du Sénat pour l’hommage qui vient d’être rendu à cette jeune députée. Jo Cox, qui aurait eu 42 ans demain, symbolise, par son âge et par ses engagements, toute une génération de Britanniques, née au lendemain de l’adhésion de son pays au Marché commun, qui souhaite en finir avec la vision passéiste d’une Angleterre insulaire toujours prompte à vouloir imposer ses règles et ses seules règles à l’Europe et au reste du monde.
Cet attentat sauvage en dit long sur l’incroyable dégradation du débat public en Grande-Bretagne et, malheureusement, ailleurs sur les questions ayant trait à l’Europe.
La défiance actuelle à l’égard de l’Europe n’est, bien sûr, pas de la seule responsabilité des dirigeants du Royaume-Uni. La manière dont nous avons cru très naïvement, dans les années 2000, que l’élargissement à grande vitesse de l’Union était compatible avec une intégration accrue sur la base d’institutions qui avaient été conçues pour six ou dix pays, et avec comme seul mantra l’établissement d’un marché unique, a beaucoup contribué à l’impasse dans laquelle nous nous trouvons aujourd’hui.
On ne peut par ailleurs que ressentir un certain malaise quand on écoute les arguments des partisans britanniques du maintien au sein de l’Union et, en premier lieu, ceux qui sont régulièrement avancés par David Cameron. Le plus fréquent est celui du coût financier d’une telle sortie et de ses conséquences pour la place financière de Londres.
Aucune vision, aucun projet politique pour l’Europe dans tout cela, sinon de viser à entraîner dans sa suite d’autres États membres en proie au doute et à la défiance à l’égard de l’Europe. Au sein même du camp du maintien, il y a comme un déni de la question européenne sur le fond.
Quoi qu’il advienne ce 23 juin, nous ne sortirons pas de la spirale inquiétante qui vient de s’enclencher. Évidemment, en cas de succès du maintien, nous aurons évité le terrible symbole d’une Union en déconstruction avec la sortie effective d’un de ses principaux membres.
Toutefois, il faut le dire, les concessions faites à M. Cameron en février dernier, en amont de la tenue du référendum, sont tout sauf satisfaisantes et loin d’éclaircir notre horizon commun. À défaut d’être équilibrées, elles sont tout simplement destructrices pour le projet européen.
Même si certaines des mesures prises ou annoncées en matière de droits sociaux des résidents européens non britanniques parvenaient à surmonter les oppositions du Parlement européen et du Conseil, leur remise en cause devant la justice britannique est possible et entraînerait de nouveaux affrontements politiques.
Par ailleurs, une réforme des traités paraît inévitable pour entériner d’autres concessions obtenues concernant le statut dérogatoire de la Grande-Bretagne face au principe d’une « Union toujours plus étroite » et le souhait de ce pays d’établir un système de carton rouge permettant aux parlements nationaux de s’opposer à tout projet d’acte européen.
On le voit, ce sont des mois de périlleuses négociations qui s’ouvriraient à un moment où l’Union peine déjà à gérer des défis chaque jour plus nombreux.
En cas de succès des partisans du Brexit, la procédure de sortie dans les textes est si imprécise que personne n’est aujourd’hui en mesure d’en dire la durée, les modalités exactes et quel pilote tentera de faire atterrir en catastrophe l’avion britannique en perdition.
Officiellement, c’est la Commission européenne qui prendra les rênes de l’opération. Les choses risquent d’être bien compliquées, car dans les textes européens, rien ne dit de ce qu’il adviendra des 73 eurodéputés britanniques, du commissaire Jonathan Hill et des quelque 1 200 fonctionnaires britanniques de la Commission durant cette période.
S’ils parviennent jeudi soir à leurs fins, les partisans du Brexit ne cachent pas leur souhait d’obtenir le beurre et l’argent du beurre. Dans leur plan de sortie de l’Union, qui a été dévoilé la semaine passée, ceux-ci ne semblent pas vouloir d’une adhésion à l’Espace économique européen, qui les obligerait à contribuer encore au budget de l’Union. Ils aspirent à l’établissement rapide d’un traité de libre-échange avec l’Union et naturellement à conserver nombre de leurs prérogatives financières et bancaires.
Disons-le clairement, laisser à la Commission européenne l’exclusive d’une telle négociation, surtout lorsqu’on voit la manière dont elle s’y prend actuellement dans la négociation de certains grands traités commerciaux bilatéraux, ne nous dit rien qui vaille.
Les arguments en faveur d’une mansuétude de la Commission à l’égard du Royaume-Uni ne manqueront pas. On arguera en haut lieu qu’on ne peut laisser l’économie britannique partir à la dérive, voire le populisme d’extrême droite accéder au pouvoir, laisser le Royaume-Uni en proie aux volontés sécessionnistes des Écossais.
Alors oui, un Brexit coûtera sans doute cher au Royaume-Uni ; il aura aussi des incidences économiques pour le reste de l’Union et pour la France, mais le pire coût risque d’être politique si nous nous contentons de regarder passer les trains.
Regarder passer les trains aujourd’hui, c’est n’avoir aucun discours de réelle fermeté à l’endroit du Royaume-Uni si finalement il décide de se maintenir ou, pire encore, de quitter l’Union. Regarder passer les trains, c’est n’avoir aucun projet fort pour l’Europe de demain.
Une chose est claire, nous ne serons pas en mesure de continuer dans la configuration actuelle, que ce soit à 28 ou à 27, sans véritable projet d’intégration autre qu’économique.
Le projet d’une gouvernance et d’un budget de la zone euro, pour peu qu’il soit réalisable à court terme, est sûrement utile, mais il ne suffit pas à constituer une réponse à la hauteur des enjeux.
Une initiative politique forte doit être prise, en sachant qu’aujourd’hui aucun pays, pas même l’Allemagne, n’est en mesure à lui seul de renverser la table pour donner un nouveau départ à une Europe en déshérence.
Il y a une urgence à penser un nouveau moteur de l’Europe qui ne peut démarrer qu’à travers une grande initiative conjointe de ses quatre plus grandes et importantes nations qui, jusqu’alors, ont joué le jeu de l’intégration : je veux parler de la France, de l’Allemagne, de l’Italie et de l’Espagne.
C’est aux gouvernements et aux parlements nationaux de ces quatre pays, en étroite collaboration avec le Parlement européen et, bien sûr, les autres États qui voudront bien s’associer à cette démarche, d’élaborer une véritable feuille de route pour l’Europe de demain.
Chacun de ces pays devra faire des concessions, parfois importantes, pour parvenir à un véritable projet commun d’intégration, notamment en matière de politique de sécurité et de défense commune, de construction d’une authentique industrie européenne du futur, d’indépendance technologique et énergétique durable, d’harmonisation fiscale et de solidarité économique.
Bien sûr, tous les membres de l’Union n’accepteront peut-être pas de suivre, mais si nous ne sonnons pas vite et fort l’heure de la clarification, le délitement européen à l’œuvre risque fort de nous emporter.