Monsieur le président, monsieur le secrétaire d'État, mes chers collègues, le prochain Conseil s’ouvrira sur une Europe qui va mal, dans un monde en crise. Rien de réjouissant au demeurant, sauf à y voir une chance historique, sans doute la dernière, de repenser le projet européen, sa gouvernance et ses moyens de fonctionnement.
S’agissant de l’avenir du Royaume-Uni dans l’Union européenne, les incertitudes se renforcent à mesure que l’on approche de l’échéance. Ainsi que l’a constaté le président du Conseil européen : « Il est très difficile aujourd’hui d’être optimiste. » Deux sondages récents donnaient gagnant le Brexit, bien que la tendance semble s’inverser après l’assassinat de notre collègue la députée Jo Cox.
Si certains qualifient déjà le Brexit de victoire des peuples contre les technocrates, cette vision me semble illusoire et le scénario sera « perdant-perdant ». Je rappelle que, loin d’être ostracisées, les autorités britanniques ont déjà conclu un accord, en février dernier, qui, en cas de maintien dans l’Union européenne, satisfait leurs principales demandes.
La sortie du Royaume-Uni aura des conséquences, en particulier en matière de marché unique, et Londres devra renégocier ses relations commerciales avec l’Union. De même, elle n’émargera plus à aucun fonds européen.
Au-delà, le Brexit aura aussi un impact psychologique et, sauf à considérer le cas britannique comme « endémique », l’on peut redouter un effet d’entraînement qui serait catastrophique pour l’avenir du projet européen. En rejetant par référendum l’accord d’association entre l’Ukraine et l’Union européenne, les Néerlandais ont ouvert un premier front de défiance vis-à-vis de Bruxelles. Et que dire des percées de l’euroscepticisme en Autriche ou en Hongrie ?
Monsieur le secrétaire d'État, en cas de sortie britannique, quelle initiative prendra la France pour maintenir la cohésion européenne ? Quelle sera votre position si d’autres États en venaient à conditionner leur maintien à la satisfaction de demandes particulières ?
La crise migratoire s’invite une nouvelle fois à l’agenda de l’Union européenne.
Si, en Libye, l’expansion de l’État islamique semble contenue, le nombre d’embarcations chargées de migrants se dirigeant vers l’Europe a augmenté. L’opération Sophia en récupère, mais plusieurs centaines de milliers de personnes attendraient actuellement dans les camps libyens. Il paraît donc essentiel que la situation se normalise pour stopper le flux, faute de quoi l’opération EUNAVFOR MED Sophia n’aura servi qu’à assurer les passeurs de l’organisation d’opérations de recueil de migrants.
Vers nos frontières orientales, Syriens, Irakiens, Afghans, Pakistanais continuent de converger, mais les entrées en Grèce ont largement chuté après la mise en œuvre de l’accord avec la Turquie. Si les premiers effets sont visibles, le prix payé par l’Europe continuera longtemps d’alimenter la polémique, car les contreparties sont substantielles et donnent le sentiment d’un accord déséquilibré.
La question de l’entrée sans visa des ressortissants turcs au sein de l’espace Schengen, cela a été évoqué, est conditionnée au respect par la Turquie de 72 critères, dont quelques-uns, il faut bien le dire, cristallisent toutes les tensions. Le respect de tous les critères, monsieur le secrétaire d'État, doit demeurer une condition sine qua non. L’Europe devra aussi rester attentive à l’usage des financements alloués pour les réfugiés, ainsi qu’aux efforts de la Turquie dans la lutte contre les passeurs.
Mais, à n’en pas douter, la crise des migrants laissera des traces sur les opinions publiques européennes.
La question de la coopération entre l’Union européenne et l’OTAN est désormais étroitement liée à la situation en Ukraine et aux relations avec la Russie.
Je ne m’arrêterai pas sur les occasions manquées de faire progresser l’idée d’une défense européenne plus intégrée, mais de fait, il faut bien le constater, nombre de pays d’Europe centrale et orientale membres de l’Union européenne ont aussi choisi d’adhérer à l’OTAN pour assurer leur sécurité face à leur voisin russe et troquer par là même leurs anciens matériels soviétiques contre des équipements trop souvent américains.
Ce que certains ont pris pour la fin de l’Histoire s’est avéré être le début d’une nouvelle histoire. C’est aujourd’hui sur fond d’Union européenne affaiblie par les crises successives que se retrouvent face à face l’OTAN et la Russie, et la guerre de Géorgie puis l’agression contre l’Ukraine ont marqué un coup d’arrêt aux velléités de nouveaux élargissements, européens ou « otaniens ».
Et l’Europe, dans tout cela ? Varsovie, capitale européenne où le Pacte qui porte son nom a été créé et démantelé, accueillera le sommet de l’OTAN en juillet. Au-delà du symbole, cet événement va surtout couronner le renforcement militaire sans précédent de l’OTAN à l’Est entamé depuis le début du conflit ukrainien, et confirmer la vision « locale » de la répartition des rôles : l’Europe pour la vie économique et les affaires, l’OTAN pour la sécurité.
Enfin, je ne suis pas sûr que cette politique de démonstration réciproque de virilité entre l’OTAN et la Russie, qui se prolonge aussi dans le cyberespace, soit très productive. Elle crée surtout les conditions d’un dérapage qui, comme l’illustre l’incident aérien russo-turc à la frontière syrienne, demeure hautement possible, mais qui pourrait avoir lieu cette fois sur le territoire de l’Union européenne.
La situation dans l’est de l’Europe et les relations de l’Union européenne avec la Russie ont largement mobilisé le Sénat. Il y a deux semaines, nous adoptions une proposition de résolution européenne relative au régime des sanctions à l’encontre de la Russie. La sagesse du Sénat fut d’avoir considéré comme primordial le rétablissement des liens de confiance avec la Russie, en liant l’allégement progressif des sanctions à des progrès significatifs dans l’application des accords de Minsk.
Cette vision n’empêche pas d’être réaliste sur la conception russe des relations internationales, bien souvent basée sur les rapports de force, ni de rappeler les inquiétudes européennes vis-à-vis de l’attitude martiale de Moscou dans ce qu’elle considère toujours comme sa sphère naturelle d’influence.
Après l’annexion de la Crimée, la déstabilisation de l’est de l’Ukraine, les sanctions européennes étaient incontestablement fondées et l’Union a payé le prix fort, notamment économique, des mesures de rétorsion russes.
Cela ne doit pas occulter les responsabilités européennes : celles notamment d’avoir conduit un élargissement trop rapide à l’Est et un Partenariat oriental ambigu dans ses objectifs et trop exclusif ; celles aussi d’avoir attendu de la Russie l’exemplarité quand elle n’était pas toujours demandée à d’autres.
À l’évidence, et à condition que chacun fasse un pas, les relations doivent repartir sur de nouvelles bases, car si la Russie est bien « entre deux mondes », nous sommes désormais voisins directs et l’intérêt commun demande de s’entendre.
Monsieur le secrétaire d'État, chacun constate bien qu’il y a deux Europe sur les questions de sécurité : celle qui vit dans l’angoisse permanente de la Russie et remet son sort entre les mains de l’OTAN ; celle tout entière mobilisée contre le terrorisme islamiste et qui peine à comprendre que, sans coopération, point de salut !
Sur tous ces sujets, de nombreux Européens, en particulier en Europe centrale et orientale, sont en plein doute, quelques années à peine après leur adhésion enthousiaste. Ils se retrouvent au cœur d’une crise historique qui n’épargne pas les États membres les plus anciens.
Il nous faut donc redonner du sens à la construction européenne. Cela passe au préalable par une définition précise de nos frontières qui soit cohérente avec notre héritage culturel et civilisationnel commun. C’est dans cet espace au périmètre stabilisé et aux frontières extérieures mieux protégées que les Européens devront se recentrer sur quelques politiques d’envergure continentale, où l’Union peut apporter une contribution décisive, mais aussi alléger la production de normes.
Le temps est également compté, monsieur le secrétaire d'État, si nous voulons créer les conditions d’une « Europe puissance » qui pèse sur les grandes décisions et fasse pièce aux autres puissances du XXIe siècle.
Enfin, dans cette compétition mondiale, les Européens devront, collectivement, mieux protéger leur économie et leurs emplois face à une concurrence dérégulée.
Monsieur le secrétaire d’État, cette reconfiguration salutaire ne signifierait pas l’effacement de la France, mais serait, bien au contraire, l’occasion de réaffirmer sa vision et son rôle moteur en Europe.