Intervention de Jean-Marc Ayrault

Réunion du 28 juin 2016 à 15h00
Suites du référendum britannique et préparation du conseil européen — Déclaration du gouvernement suivie d'un débat

Jean-Marc Ayrault, ministre des affaires étrangères et du développement international :

Monsieur le président, mesdames, messieurs les ministres, mesdames, messieurs les sénateurs, dans le cadre de l’article 50–1 de la Constitution, j’ai l’honneur de vous présenter l’intervention que le Premier ministre fait actuellement à la tribune de l’Assemblée nationale.

Mesdames, messieurs les sénateurs, le choc est historique : pour la première fois depuis le début de la construction européenne, un peuple a décidé de quitter l’Union. On croit toujours que les choses sont acquises, que ce qui a été fait ne peut être défait. Combien de fois avons-nous entendu parler de l’irréversibilité de la construction européenne !

Les Britanniques se sont prononcés. Il faut respecter ce choix démocratique. Il s’impose à nous tous.

Dès lors, l’alternative est simple : soit nous faisons comme toujours, en évitant l’évidence, en essayant simplement de colmater les brèches, avec des petits arrangements ; soit nous prenons enfin notre courage à deux mains, nous allons au fond des choses, nous faisons de ce choc un électrochoc. Car l’erreur historique serait de croire que ce référendum ne regarde que les Britanniques. Non ! C’est de l’avenir de chacun des peuples de l’Union qu’il s’agit, donc aussi, et avant tout, de celui du peuple français. C’est pourquoi le Gouvernement a souhaité venir s’exprimer devant vous, en plein accord avec le président de votre assemblée.

Parce que je crois profondément à l’Europe, je refuse que ce grand dessein dérive. Je refuse qu’il chavire et sombre, entraîné par le poids grandissant des populismes. Je refuse que nous cédions au fatalisme, au pessimisme. Je refuse que nous subissions. Pour cela, chacun doit réinterroger ses certitudes, savoir se remettre en question.

Je sais bien que certains diront que le résultat de ce référendum n’est pas surprenant. Après tout, le Royaume-Uni a toujours entretenu une relation « particulière » à l’Europe : un pied dedans, un pied dehors, comme on a coutume parfois de dire. Le vote de jeudi dernier révèle quelque chose de beaucoup plus profond.

Ce vote montre le malaise des peuples, qui doutent de l’Europe, qui ne comprennent pas toujours ce qu’elle fait, ne voient pas ce qu’elle leur apporte concrètement. Pour eux, l’Europe devient envahissante sur l’accessoire et absente sur l’essentiel. Pire, ils ont le sentiment qu’elle impose ses choix et joue contre leurs intérêts. Utilisé pendant la campagne du référendum en Grande-Bretagne, le slogan des pro-Brexit, « reprendre le pouvoir », dit très clairement les choses. On en connaît les raisons, on sait l’usage qui en a été fait et ses conséquences, mais on ne peut pas l’ignorer. L’Europe se fera avec les peuples. Sinon, elle se disloquera. Et la France doit être à l’initiative.

Une fois ce constat posé, que faut-il faire ? Ma conviction, c’est que cette crise, comme toutes les crises, est l’occasion d’une grande transformation. Comme au cours de ces dernières années, chaque fois que l’essentiel est en jeu sur l’Europe, la France se doit de répondre présent. C’était vrai il y a un an, lorsqu’il a fallu sauver la Grèce et convaincre nos partenaires qu’elle devait rester dans la zone euro.

Je n’oublie pas que certains voulaient sceller le destin de ce grand pays d’un revers de main. Certains voulaient faire sortir un pays membre, oubliant le principe même de solidarité, et la suite des événements leur a donné tort. Même si tout n’a pas été réglé, ce pays, aujourd’hui, se porte mieux et en est notamment reconnaissant à la France. Sauver la Grèce, c’était déjà sauver l’Europe !

Il y a un an, la France, par la voix du chef de l’État, était dans son rôle. Elle le sera, une nouvelle fois, aujourd’hui. Parce que nous sommes la France, un pays respecté, écouté, attendu. Parce que – c’est une responsabilité politique et morale – nous sommes un pays fondateur. Parce qu’avec l’Allemagne, conscients de nos responsabilités, nous voulons l’Europe, notre horizon commun. Le Président de la République l’a rappelé hier soir avec la Chancelière allemande et le président du Conseil italien. Parce que nous savons que c’est l’Union qui nous renforce et la désunion qui nous affaiblit.

Je mets en garde ceux qui croient qu’on renforcera notre souveraineté nationale en tirant un trait sur l’Europe ; ceux qui pensent qu’on s’en sortira mieux dans la mondialisation, qu’on traitera mieux la crise migratoire, qu’on combattra mieux le terrorisme en agissant seuls, en se privant d’appuis, dans le seul cadre de nos frontières nationales. Rien n’est plus faux !

Être européen, aujourd’hui et demain, c’est respecter le choix des peuples ; c’est vouloir peser sur le cours des choses. Chacun se rappelle ces mots de François Mitterrand : « La France est notre patrie, l’Europe notre avenir ». §Être européen, ce n’est pas trahir la France. C’est, au contraire, l’aimer et la protéger.

Depuis plusieurs jours, le Président François Hollande est à l’initiative. Il a d’abord souhaité rencontrer les présidents des deux assemblées, puis les chefs des formations politiques représentées au parlement français et au parlement européen. Il s’est ensuite entretenu avec les présidents du Conseil européen et du Parlement européen, puis avec la Chancelière allemande, le président du Conseil italien et nombre de ses homologues.

Pour ma part, avec Harlem Désir, j’ai moi-même participé, dès le 24 juin, au conseil Affaires générales à Luxembourg, où étaient présents les vingt-huit États, dont la Grande-Bretagne. J’étais le lendemain à Berlin, à la réunion des pays fondateurs et hier à Prague, avec le groupe de Visegrád.

Avec le secrétaire d’État aux affaires européennes, je le disais, nous avons multiplié les contacts et nous continuons. Dès ce soir, j’aurai parlé au téléphone avec chacun des ministres des affaires étrangères des vingt-sept États de l’Union. C’est essentiel. J’ai également échangé ce matin avec le secrétaire général de l’OTAN, Jens Stoltenberg.

Comme vous le savez, le chef de l’État sera, aujourd’hui et demain, au Conseil européen. Il y tiendra un discours de fermeté vis-à-vis des Britanniques. Non pas que nous voudrions les punir, ce serait absurde et irrespectueux pour ce grand peuple, car le Royaume-Uni restera un grand pays ami à qui nous devons tant. Dans trois jours, nous célébrerons ensemble le centenaire de la bataille de la Somme. Et nous continuerons de coopérer, en particulier en matière de défense, de gestion migratoire et sur le plan économique.

Mais l’Europe a besoin de clarté. Soit on décide de sortir, soit on reste dans l’Union ! Je comprends que le Royaume-Uni veuille défendre ses intérêts, mais l’Europe doit aussi se battre pour les siens. Depuis janvier 2013, elle est suspendue à la décision britannique. Nous avons fait preuve de patience et de compréhension. Dorénavant, l’entre-deux, l’ambiguïté ne sont plus possibles, parce que nous avons besoin de stabilité, notamment sur les marchés financiers. Il ne revient pas au parti conservateur britannique d’imposer son agenda.

Soyons clairs : comme le Parlement européen l’a demandé ce matin, le Royaume-Uni doit activer le plus tôt possible la clause de retrait de l’Union européenne, prévue dans le traité de Lisbonne, pour « éviter à chacun une incertitude qui serait préjudiciable et protéger l’intégrité de l’Union ». Il n’y a pas de temps à perdre. Il s’agit de l’article 50, et tant que cet article ne sera pas déclenché, les Britanniques, s’ils veulent se prévaloir d’un accès au marché unique, devront respecter l’intégralité des règles, c’est-à-dire d’un membre à part entière de l’Union européenne, avec ses droits et ses devoirs. Je le disais, le Président de la République, au nom de la France, tiendra un langage de fermeté, mais aussi un langage de vérité car il faut inventer une nouvelle Europe. Inventer, c’est-à-dire passer à une nouvelle grande étape. Il y a eu la reconstruction, après la Seconde Guerre mondiale, puis, pendant la guerre froide, la consolidation et l’élargissement. Nous avons accueilli de jeunes démocraties : la Grèce, l’Espagne, le Portugal. Après la chute du mur de Berlin, nous avons œuvré à la réunification du continent.

Les acquis historiques de la construction européenne, à laquelle la France a toujours pris une part essentielle, sont irremplaçables. Et la France est garante de leur maintien. Malgré la paix, malgré les formidables échanges économiques et culturels, malgré la création d’une monnaie unique, à laquelle les Français sont attachés, une fracture s’est ouverte ; elle n’a cessé de grandir.

Cette fracture a des causes profondes. Ce n’est pas uniquement une question de normes tatillonnes, c’est aussi une question de souveraineté démocratique et d’identité.

C’est une question d’identité, car les peuples ont l’impression que l’Europe veut diluer ce qu’ils sont et que des siècles d’histoire ont façonné. Or une Europe qui nierait les nations ferait simplement le lit des nationalismes. Ce modèle au-dessus des nations, niant la particularité de chacun, serait un échec, et certains ont laissé croire qu’il était le seul possible.

C’est une question de souveraineté et de démocratie aussi. Nous avons cru pouvoir agrandir à marche forcée, que les « non » seraient oubliés grâce à « plus d’Europe », que les référendums pouvaient être contournés, que le rejet croissant de l’Europe se soignait uniquement par de la pédagogie. Avouons-le, depuis 2005, nous avons fui les vrais débats. Et nous avons laissé un boulevard à ceux qui exploitaient le malaise ! Nous avons laissé les populismes proférer leurs mensonges et installer l’idée que « construction européenne » et « souveraineté nationale » étaient incompatibles. §Nous devons reprendre la main, retrouver les sources de l’adhésion au projet européen, et, surtout, réinventer les causes de l’adhésion en répondant à ces questions : pourquoi sommes-nous européens ? Quel est notre projet collectif ? Quel intérêt avons-nous à être ensemble ? Pour défendre quelles valeurs ?

L’Europe, c’est une culture, c’est une histoire commune, c’est la démocratie, c’est le continent de la conquête des libertés, ce sont des valeurs partagées – l’égalité entre les femmes et les hommes, une exigence quant à la dignité de la personne –, c’est l’aspiration à l’universalité, la défense de la nature et de la planète, et c’est un certain modèle de vivre ensemble et de cohésion sociale. Oui, chacun de nos pays a ses propres caractéristiques, mais seule une union peut les protéger face à la concurrence de pays-continents.

L’Europe, c’est notre interface avec le monde. Elle doit être une protection quand nous en avons besoin, elle doit aussi être l’occasion de démultiplier nos forces, nous permettre de peser plus que si nous étions seuls. Tout cela, c’est le sens des initiatives que la France entend porter.

Elle le fera d’abord en mettant les enjeux de sécurité au cœur de l’Union. La menace terroriste et la crise migratoire mettent l’espace Schengen à l’épreuve. Nous devons en reprendre le contrôle. Dans un monde dangereux, si l’Europe ne protège pas, elle ne joue pas son rôle. Grâce à la France, beaucoup a déjà été fait : le PNR européen – enfin ! – ou l’encadrement de la circulation des armes. Mais il faut aller plus loin et vraiment maîtriser nos frontières extérieures, non pas en sortant de Schengen, mais en agissant pour que les règles régissant cet espace soient appliquées fermement et pleinement. Oui, l’Europe a des frontières. Une frontière, ce n’est pas seulement une réalité matérielle, géographique ; c’est aussi une réalité symbolique, qui nous définit, qui dit ce que nous sommes et ce que nous ne sommes pas, qui dit où l’Europe commence et où elle s’arrête. L’Europe, ce n’est pas un ensemble indéfini.

L’Europe doit également assumer un effort de défense digne de ce nom et être capable d’intervenir à l’extérieur, d’autant que les États-Unis se désengagent de plus en plus. Il ne faut donc plus hésiter ! C’est d’abord cela que la France entend porter auprès de ses partenaires : l’Europe de demain doit être protectrice.

Et puis l’Europe doit mieux s’imposer, en protégeant l’intérêt des Européens. Cessons la naïveté ! Les États tiers comme la Chine, l’Inde ou les États-Unis défendent bec et ongles leurs intérêts partout dans le monde ; et nous, nous ne le ferions pas ? Changeons d’état d’esprit, dans tous les domaines : économique, industriel, financier, commercial, agricole – avec, notamment, la filière laitière –, mais aussi culturel, environnemental et social ! L’Europe ne doit plus être perçue comme le cheval de Troie de la mondialisation. Elle doit protéger ses intérêts, ses travailleurs, ses entreprises. Je pense par exemple au secteur de l’acier, qui représente des milliers d’emplois en France et en Europe !

Nous devons faire preuve de la même fermeté par la négociation du TAFTA, ou Transatlantic Free Trade A greement. Il faut dire les choses : ce texte ne fait droit à aucune de nos demandes, que ce soit sur l’accès aux marchés publics ou sur les indications géographiques, et n’est donc pas acceptable. Nous ne pouvons pas ouvrir plus grand les portes de notre marché aux entreprises américaines, alors qu’elles continuent à barrer l’accès aux nôtres.

Mesdames, messieurs les sénateurs, l’Europe, c’est 8 % de la population mondiale. Pour conserver son rang, faire entendre sa voix, peser face aux grands ensembles, bâtir une relation forte avec l’Afrique, ce continent d’avenir, défendre son exception culturelle, elle doit s’affirmer comme la puissance qu’elle est, en s’en donnant tous les moyens. L’Europe – le Président de la République l’a dit en des termes très forts dès vendredi – doit être une puissance qui décide souverainement de son destin. Pour cela, elle doit investir massivement pour la croissance et pour l’emploi, bâtir une stratégie industrielle dans les nouvelles technologies et la transition énergétique. Le plan Juncker est d’ores et déjà un succès. Rien qu’en France, il a permis de financer des projets à hauteur de 14, 5 milliards d’euros.

Il faut poursuivre, notamment l’harmonisation fiscale et sociale, et ce par le haut, pour donner à nos économies des règles et à nos concitoyens des garanties.

Certains disent que c’est impossible. Mais enfin, ce que nous avons réussi pour le secret bancaire, pour un socle commun de droits sociaux, nous pouvons aussi le faire contre toutes les formes de dumping qui rongent le projet européen de l’intérieur. Avec la mise en place d’un salaire minimum. Avec la lutte contre la fraude au détachement des travailleurs ! Cette fraude revient à s’asseoir sur les règles les plus fondamentales des droits des salariés : rémunération, temps de travail, hébergement. Et l’Europe resterait impuissante ? Non ! Si on ne le fait pas, c’est un des piliers du traité de Rome, la libre circulation des travailleurs, qui sera balayé. C’est pourquoi il faut modifier en profondeur la directive de 1996. La Commission européenne l’a proposé. À nous de l’adopter !

Enfin, nous devrons renforcer la zone euro et sa gouvernance démocratique. Dès le discours de politique générale, en avril 2014, j’avais demandé une Banque centrale européenne plus active. Beaucoup a été fait, le plus souvent à l’initiative de la France : la zone euro est plus puissante et résistante qu’en 2008. Il doit toutefois y avoir plus de convergence entre les États membres et plus de légitimité dans les décisions prises. C’est pourquoi il faut à la fois un budget et un Parlement de la zone euro.

Quelles méthodes doivent être mises en œuvre ?

Il faut réinventer l’Europe. Il faut aussi une nouvelle manière de faire l’Europe. En donnant le sentiment d’intervenir partout, tout le temps, l’Europe s’est affaiblie. Elle doit être offensive là où son efficacité est utile, mais elle doit savoir s’effacer quand les compétences doivent rester au niveau national, voire régional – le président Juncker en est convaincu –, en affirmant le principe de la subsidiarité, mais cette nouvelle philosophie est loin d’avoir pénétré tous les esprits à Bruxelles.

Mesdames, messieurs les sénateurs, il est grand temps de dépasser les oppositions stériles. L’Europe, ce n’est pas la fin des États, c’est l’exercice en commun des souverainetés nationales lorsque c’est plus efficace et lorsque les peuples le choisissent. Comme l’avait déjà dit Jacques Delors, l’Europe est et doit être une fédération d’États-nations.

Un exemple : si la France s’est battue pour une mise en œuvre rapide des gardes-frontières, c’est parce que nous savons que la souveraineté de notre pays, que la maîtrise opérationnelle de notre frontière doit commencer à Lesbos ou à Lampedusa.

Il faut aussi une Europe qui décide vite. Elle sait le faire, comme l’ont montré les négociations en un temps record du plan Juncker. Et s’il faut mener à quelques-uns ce que les vingt-sept ne sont pas prêts à faire, eh bien, faisons-le ! Sortons des dogmes ! L’Europe, ce n’est pas l’uniformité, …

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