Les normes applicables à l'agriculture des régions ultrapériphériques (RUP) françaises en matière sanitaire et phytosanitaire trouvent leur origine pour l'essentiel dans des règlements européens. L'enchaînement des interventions successives et parfois itératives des organes européens et nationaux dans le processus d'évaluation et de prise de décision est complexe, mais l'échelon national garde de fortes compétences, dévolues à l'Anses et au ministre de l'agriculture.
Le point essentiel est que les normes et les procédures sont les mêmes en Europe continentale et dans les RUP, sans que soient prévus de dispositifs spécifiques à leur intention. Il n'est pas tenu compte des caractéristiques de l'agriculture en contexte tropical et l'application uniforme de la réglementation conçue pour des latitudes tempérées sans forte pression de maladies et de ravageurs conduit à des impasses.
L'impasse phytosanitaire dont souffrent les filières agricoles ultramarines se traduit par la prégnance des usages orphelins, la fragilité de la couverture phytopharmaceutique, l'absence de réponse contre des ravageurs dévastateurs, un encadrement inadapté des conditions d'utilisation des produits, des dérogations difficiles à mettre en oeuvre et des interprétations françaises particulièrement rigoureuses des normes européennes.
Seuls 29 % des usages phytosanitaires sur cultures tropicales dans les DOM sont couverts, alors que la moyenne nationale est d'environ 80 %. La difficulté ne réside pas dans l'inexistence ou le faible développement de solutions phytopharmaceutiques pour des usages tropicaux. C'est l'indisponibilité de produits existants déjà dans des pays tiers concurrents qui fait problème, dès lors que les firmes ne souhaitent pas s'engager dans les procédures européennes et françaises pour des marchés ultramarins très étroits, et donc économiquement non rentables.
Le problème est exacerbé pour les cultures de diversification (ananas, mangue, turbercules) dont les filières sont particulièrement peu organisées et les surfaces cultivées très réduites. Certaines maladies ou ravageurs font de tels dégâts que le retrait ou le non-renouvellement de l'homologation d'un produit phytopharmaceutique efficace, par exemple contre la cercosporiose du bananier ou l'enherbement de la canne, risque d'entraîner l'effondrement de la filière.
La méconnaissance des caractéristiques de la production agricole dans les RUP nuit considérablement à la lutte contre les ravageurs inconnus en Europe continentale. La fourmi manioc est ainsi présente à la Guadeloupe et en Guyane. Cet insecte constitue un problème majeur. Les petits planteurs sont complètement démunis face à un ravageur qui peut défolier complètement une culture en l'espace de 24 heures : c'est le cas de la patate douce, de l'igname ou des agrumes, par exemple. Or, actuellement, aucun produit efficace contre la fourmi manioc ne peut être utilisé sur des cultures de plein champ. C'est une lacune dans la réglementation européenne et nationale qui n'a pas prévu d'usage agricole des moyens de lutte contre la fourmi manioc. Ne sont envisagés que des usages domestiques qui dépendent d'une réglementation sur les biocides de 2012 supervisée par l'Agence européenne des produits chimiques, alors que les pesticides répondent à un règlement de 2009 sous la responsabilité de l'Agence européenne de sécurité des aliments, l'EFSA.
D'autres espèces de fourmis sont sources de dégâts indirects qui nécessiteraient aussi des autorisations d'usages agricoles qui manquent à l'heure actuelle.
De plus, les conditions d'utilisation des produits phytopharmaceutiques autorisés par l'Anses sont adaptées à un usage en climat tempéré. Dans les DOM, les conditions climatiques sont nettement différentes, ce qui joue sur la rémanence des matières actives. Elle est bien souvent inférieure à 8 ou 10 jours en raison d'une évaporation plus forte. Lorsque le nombre d'applications autorisées par saison, calculé dans les conditions « normales » de l'Hexagone est limité, les agriculteurs ultramarins se retrouvent dans des impasses techniques. Pourtant, une simple réduction des doses couplée avec une augmentation de la fréquence de traitement permettrait d'adapter les conditions d'utilisation aux périodes végétatives plus longues que connaissent les DOM.
De nombreuses restrictions d'utilisation très contraignantes se sont empilées ces dernières années, qu'il s'agisse de la réduction du nombre d'applications, de l'extension des zones non traitées (ZNT) ou de l'allongement des délais de traitement avant récolte. Ces restrictions sont en partie dues au manque de données disponibles pour évaluer correctement les risques en milieu tropical, tant au niveau de la France que de l'Union européenne.
Par ailleurs, les pays tiers bénéficient de différentiels de compétitivité considérables par rapport aux RUP, quelle que soit la filière agricole considérée, en raison d'un coût du travail très faible et d'une législation du travail souvent sommaire. Mais les cultures des pays tiers concurrents des productions des RUP françaises sont aussi favorisées par la conjonction d'une palette plus large de produits phytopharmaceutiques autorisés et d'une politique commerciale européenne favorable.
D'une part, les producteurs des RUP ne peuvent pas recourir à certains produits librement utilisés dans les pays concurrents voisins, mais pour lesquels aucune demande d'autorisation de mise sur le marché (AMM) n'a été déposée en France. D'autre part, des autorisations sont accordées dans les pays tiers pour des substances interdites dans l'Union européenne ou pour des produits non autorisés en France et les productions traitées sont ensuite exportées vers le marché européen, dès lors qu'elles respectent des limites maximales de résidus (LMR).
Prenons un exemple, celui de la cercosporiose : les producteurs de banane des Antilles ne peuvent utiliser que deux produits autorisés et ils procèdent à environ 7 traitements par an. Par comparaison, les concurrents africains et sud-américains peuvent utiliser au moins 50 produits. Le Costa Rica procède à 65 traitements par an et l'Équateur à 40 traitements par an.
Plusieurs produits phytosanitaires qui ont été retirés d'Europe ou qui sont très sévèrement contraints, continuent à être utilisés ailleurs. C'est le cas du diuron ou de l'atrazine sur la canne. Le Brésil, l'Australie et l'Afrique du Sud utilisent ces produits peu onéreux et à large spectre. Cela leur procure un net avantage dans la compétition internationale féroce sur le marché du sucre de canne, qui s'accroîtra encore en 2017 avec la fin des quotas sucriers de l'Union européenne.
Les filières ultramarines, notamment celles qui sont exportatrices et fortement structurées comme la canne et la banane, ne demandent pas le démantèlement de protections sanitaires française et européenne. Dès lors que la pérennité des cultures est assurée par la garantie d'une couverture phytosanitaire de base, elles sont prêtes à poursuivre les démarches environnementales qu'elles ont engagées. Depuis 2006, l'emploi des pesticides sur la banane a ainsi diminué de 50 %, grâce au développement de techniques alternatives. Ces filières désirent plutôt valoriser leurs efforts et leur mieux-disant environnemental auprès du consommateur.
Encore faut-il pour cela assurer les conditions d'une lutte à armes égales avec les pays tiers et une véritable information du consommateur. En matière de contrôle des importations, on pourrait croire que le système européen est solide et contraignant. Ce n'est pas le cas. La construction au niveau européen du système de contrôle des importations est faussée par plusieurs biais qui empêchent de rééquilibrer l'écart de compétitivité normative dont souffrent les RUP et qui créent les conditions d'une concurrence déloyale des pays tiers.
Tout l'édifice repose sur les limites maximales de résidus (LMR). Même si les LMR de pesticides applicables pour les produits alimentaires sont les mêmes pour les produits d'origine européenne et pour les produits importés des pays tiers, cela ne veut pas dire qu'il y ait une équivalence entre les normes de production sur le sol européen et celles qui prévalent dans les pays tiers. Les normes de production sur le sol européen sont beaucoup plus exigeantes que les normes de mise sur le marché qui s'appliquent aux produits en provenance des pays tiers. Cette évidence doit être rappelée contre la fiction parfois entretenue par certaines déclarations imprécises tant des services de la Commission européenne que des ministères français, selon lesquelles tous les produits destinés au marché de l'Union européenne doivent respecter les normes européennes.
Dans les faits, les denrées en provenance de pays tiers n'ont que les LMR à respecter, sans que soient prises en compte les conditions de production. Et même plus fort encore : les pays tiers bénéficient de tolérances à l'importation prévues spécifiquement pour permettre l'entrée de produits agricoles traités avec des substances tout bonnement interdites dans l'Union européenne.
En se bornant uniquement aux contrôles des résidus de pesticides, on constate que les denrées issues des pays tiers présentent un taux de non-conformité supérieure aux productions européennes. D'après la DGCCRF, en 2014, 3,3 % des échantillons de fruits et légumes en provenance de pays tiers contenaient des résidus de pesticides trop élevés, plus du double de la moyenne. Et les taux de non-conformité sont encore bien supérieurs dans les produits importés faisant l'objet de contrôles renforcés.
Les RUP ne subissent pas seulement cette concurrence des pays tiers à l'export sur le marché européen pour leurs produits phare que sont la banane, le sucre et le rhum. Ils la subissent aussi sur leurs marchés locaux pour les produits issus des filières de diversification végétale et animale.
La porosité des outre-mer aux importations illégales des pays tiers est avérée : la Guadeloupe vis-à-vis de la Dominique, notamment en exploitant les failles du contrôle à Marie-Galante, la Martinique face à Sainte-Lucie, la Guyane vis-à-vis du Suriname et du Brésil, Mayotte face aux Comores et La Réunion à l'égard de Madagascar.
Cette porosité contribue à enfermer les économies ultramarines dans un cercle vicieux. En effet, plus la concurrence sur le marché local est rude et plus les filières de diversification végètent et ne peuvent s'organiser pour résoudre le problème des usages orphelins, ni s'engager dans des démarches de labellisation ou d'agriculture bio. Les économies des outre-mer restent éminemment dépendantes des grandes cultures de la banane et de la canne. Or, celles-ci sont elles-mêmes fragilisées par le changement climatique (salinisation, sécheresse, épisodes violents) et surtout touchées de plein fouet par la multiplication des accords de libre-échange. L'Union européenne troque assez facilement les productions agricoles tropicales des RUP contre l'ouverture putative des marchés industriels et de services des pays tiers. La seule réponse de l'Union européenne est alors de prévoir des compensations financières via le POSEI, tant que le contexte budgétaire le permet. Cela ne fait que miner les capacités de développement endogène des RUP et accroître leur dépendance aux subventions.
Seuls des outre-mer disposant de la maîtrise normative, comme la Nouvelle-Calédonie, paraissent bénéficier d'un corpus normatif et de systèmes de contrôle adaptés à leurs besoins de développement des activités agricoles.
C'est pourquoi le ministère de l'agriculture et l'Anses doivent accélérer l'intégration des spécificités ultramarines et l'allègement des procédures. Ils doivent aussi porter cette préoccupation au niveau européen, auprès de l'EFSA et de la Commission. En parallèle, les autorités locales et les professionnels doivent se mobiliser pour définir des stratégies territoriales conquérantes misant sur la qualité et la promotion des performances environnementales. C'est au prix de ces efforts conjugués que les filières agricoles ultramarines pourront être sauvegardées et valorisées.
Avant de passer la parole à mes collègues rapporteurs, Catherine Procaccia et Jacques Gillot, qui vous présenteront en détail nos préconisations, permettez-moi encore un mot. Je veux vous dire que ce rapport nous a donné l'occasion de voyager, au moins en esprit, et de découvrir une autre facette de la richesse des outre-mer. Nous avons appris à connaître le papillon piqueur des agrumes et le citrus greening, la lucilie bouchère, dont le nom latin Cochliomyia hominivorax signifie « mouche mangeuse d'hommes » et les trypanosomes contre lesquels aucun vermifuge n'est opérant, le champignon phytophtora, la bactérie fastidiosa et la maladie moko. Nous avons aussi découvert avec intérêt les méthodes de synchronisation de la floraison des ananas par charbon enrichi à l'éthylène ou la technique de piégage de masse du charançon de la patate douce par confusion sexuelle. Tous ces noms évocateurs vous laissent imaginer l'étendue de notre champ d'investigation !