Intervention de Catherine Procaccia

Délégation sénatoriale à l'Outre-mer — Réunion du 7 juillet 2016 : 1ère réunion
Normes sanitaires applicables à l'agriculture dans les outre-mer — Examen du rapport d'information

Photo de Catherine ProcacciaCatherine Procaccia, rapporteur :

Éric Doligé a présenté très fidèlement les grandes lignes et les conclusions du rapport. L'organisation de nombreuses auditions et visioconférences a heureusement permis de compenser l'absence de déplacement car tous les rapporteurs avaient déjà une connaissance approfondie des outre-mer.

Pour simplifier et adapter le cadre normatif qui s'applique aux agricultures des outre-mer, les efforts doivent être menés à deux niveaux :

- d'abord, en France par le ministère de l'agriculture et l'Anses qui commencent à prendre conscience des spécificités ultramarines mais qui doivent aller plus loin, - ce qui est un pas positif si l'on considère le rapport que j'ai rendu, en 2009, sur le chlordécone ;

- puis également au niveau européen, où nous devons parvenir à faire évoluer les règlements communautaires qui laissent les outre-mer dans l'ombre.

Je vous présenterai d'abord les mesures qui pourraient être mises en place au plan national à brève échéance. L'extrême fragilité des filières ultramarines confrontées à de nombreux usages orphelins doit être beaucoup mieux prise en compte. Le ministre de l'agriculture a créé un comité des usages orphelins outre-mer et rénové le catalogue des usages agricoles pour faire officiellement toute leur place aux cultures tropicales. L'Anses s'est dotée d'un référent outre-mer qui dialogue avec les filières en amont de la procédure d'homologation. Ce sont des évolutions intéressantes mais qui sont, à elles seules, insuffisantes pour remplir l'objectif d'une couverture à hauteur de 49 % en 2017 des besoins phytosanitaires, objectif que les autorités françaises se sont elles-mêmes fixé.

Notre première recommandation est d'adapter aux spécificités des outre-mer les limites maximales de résidus (LMR) et les conditions d'utilisation qui encadrent les autorisations de mise sur le marché (AMM). Il est clair que les prescriptions associées à l'AMM doivent être différenciées selon le climat. Les conditions d'utilisation (dose, nombre d'applications, cadence, zones non traitées, délais avant récolte) ne peuvent plus être définies de façon uniforme, car ce sont toujours les producteurs des DOM qui en pâtissent.

Pour réduire les usages orphelins et accélérer le déploiement d'une couverture phytosanitaire adaptée, nous préconisons d'obliger les firmes pétitionnaires à joindre à tout dossier d'AMM d'un produit phytopharmaceutique des analyses portant sur son utilisation sur cultures tropicales. En contrepartie, la firme bénéficierait simultanément de l'AMM et de son extension pour l'usage tropical. Cela réduirait immanquablement les délais et les coûts au bénéfice des producteurs ultramarins. Actuellement, la plupart des produits phytopharmaceutiques utilisés pour des cultures tropicales ne sont pas homologués directement pour la banane, la canne, l'ananas ou l'igname. Ils sont d'abord homologués pour les grandes cultures de l'Hexagone comme le blé, le maïs, la tomate ou la pomme et suivent ensuite une deuxième procédure d'extension d'autorisation pour usage mineur qui permet leur utilisation sur culture tropicale. Notre proposition permet de fusionner les procédures, tout en forçant les firmes à fournir des données sur les cultures tropicales qui permettront à l'Anses de mieux calibrer les AMM et les conditions d'utilisation. Ce serait une petite révolution !

Il nous paraît également indispensable d'assurer un traitement spécifique des substances indispensables à la survie des cultures. La France doit rester vigilante sur de nombreux dossiers. En particulier, elle doit veiller au maintien d'une couverture en herbicide pour la culture de la canne et suivre à ce titre attentivement la procédure de renouvellement d'AMM de l'asulox. À titre général, il convient de faciliter les prolongations temporaires d'AMM sur des produits phytopharmaceutiques indispensables pour certaines cultures fragiles comme l'ananas et la mangue en cas de retrait d'autorisation ou de non-renouvellement, faute de dépôt de dossier par une firme.

Le ministre de l'agriculture devra aussi prendre garde à ajuster les autorisations de traitement en urgence pour s'assurer que les productions ultramarines puissent effectivement en bénéficier. On nous a donné l'exemple d'un fongicide autorisé en urgence pendant 120 jours pour protéger les plants de melon. Le seul problème est que la période d'autorisation d'urgence fixée par le ministre de l'agriculture tient compte de la récolte du melon des Charentes, mais pas de celle du melon de Guadeloupe, qui est décalée. Les maraîchers guadeloupéens ne peuvent donc pas en bénéficier. Cela fait partie des aberrations intolérables !

Par ailleurs, nous devrions revenir sur certaines interprétations françaises des normes européennes car elles sont maximalistes par rapport à celles d'autres États membres de l'Union. Par exemple, des préparations comme les biostimulants, qui sont à la frontière entre les fertilisants et les produits phytosanitaires, ne sont pas évaluées de la même manière partout en Europe. En France, si le biostimulant a un effet sur les mécanismes de défense de la plante contre un bioagresseur, il doit suivre la procédure d'AMM des pesticides. En revanche, l'Espagne et l'Allemagne les évaluent comme de simples fertilisants et les font bénéficier d'une procédure d'autorisation spécifique beaucoup plus souple.

Nous proposons donc de simplifier l'homologation des préparations biostimulantes en les traitant comme des fertilisants, même lorsqu'elles présentent des usages phytosanitaires complémentaires. Un décret du 27 avril 2016 est censé apporter une amélioration ; à vrai dire, il est très laconique et ambigu puisqu'il soumet les biostimulants à une évaluation préalable de l'Anses, sans plus de précisions. L'Anses confrontée à un biostimulant à usage phytosanitaire indirect le fera entrer dans la réglementation pesticides, donc il n'y aura aucun progrès.

D'ailleurs, une première liste de biostimulants naturels vient d'être fixée par le ministre de l'agriculture, mais cette liste ne reprend que les plantes médicinales déjà inscrites à la pharmacopée et énumérées dans le code de la santé publique. Ce n'est donc pas une avancée concrète. Il sera impératif de compléter la liste des biostimulants autorisés par la mention des essences employées traditionnellement outre-mer.

En matière d'aquaculture, l'adaptation des normes aux conditions d'activité en contexte tropical n'est pas encore une réalité. La réglementation française ne fait pas un sort particulier à l'aquaculture ultramarine et calque la limite des rejets sur celle applicable aux piscicultures intensives de truites. Les rejets de matières en suspension dans les sites d'élevage de crevette en outre-mer sont plus élevés que la norme à cause des conditions tropicales. Mais ces matières en suspension sont constituées essentiellement de phytoplancton vivant, très différent de la matière organique inerte observée en sortie de pisciculture de truite, qui, elle, est polluante une fois rejetée en mer. C'est pourquoi nous préconisons de différencier les normes de rejet de matières en suspension pour permettre l'essor de l'aquaculture ultramarine, dont le potentiel est aujourd'hui bridé.

Nous recommandons également de faciliter la réutilisation comme matières fertilisantes des déchets verts (broyats et compost), dès lors que ces méthodes sont validées par les instituts de recherche. Sur deux dossiers précis au niveau français, il paraît d'ores et déjà possible de débloquer la valorisation des déchets verts issus de la culture de la canne à La Réunion. Pour cela, le ministère de l'agriculture doit prendre les textes règlementaires nécessaires pour déroger aux teneurs limites en nickel et en chrome en tenant compte de la composition naturelle des sols volcaniques de La Réunion. 200 000 tonnes par an de déchets pourraient ainsi être valorisées à la place d'engrais chimiques !

Au niveau national, une prise de conscience générale et une mobilisation nouvelle commencent à porter quelques fruits, mais il demeure facile d'oublier les outre-mer. Par exemple, le Comité national des normes agricoles créé en mars 2016, à parité entre le ministère et les syndicats agricoles, doit impérativement travailler à un bilan des normes existantes en outre-mer pour proposer des adaptations rapides.

Force est néanmoins de constater que les principaux blocages qui pénalisent les agricultures ultramarines se situent à l'échelon européen. En effet, les RUP demeurent largement invisibles pour les autorités communautaires qui ne prennent pas en considération leurs contraintes particulières, ni dans l'élaboration des normes phytosanitaires, ni dans l'évaluation des risques.

En particulier, l'Agence européenne de sécurité alimentaire, l'EFSA, a clairement admis devant nous que les spécificités de l'agriculture des RUP n'étaient pas prises en compte dans ses travaux. En d'autres termes, les RUP restent délibérément hors du champ d'investigation de l'agence, qui n'est donc pas en mesure d'infléchir ses avis ou de proposer des adaptations en fonction du contexte tropical.

Ainsi, par exemple, le potentiel de contamination des eaux souterraines par une substance active est évalué par l'EFSA en considérant neuf lieux représentatifs des grandes zones de productions agricoles en Europe. Le site de Châteaudun dans la Beauce est retenu pour la France. Les conditions spécifiques de sols et de climat en milieu tropical ne sont donc pas considérées malgré d'énormes différences qui jouent sur la diffusion des polluants.

En outre, les évaluations d'exposition des consommateurs aux résidus de pesticides sont basées sur les régimes alimentaires inclus dans un modèle appelé PRIMo qui prend en considération 22 régimes alimentaires européens pour l'évaluation de l'ingestion chronique et 19 pour l'ingestion aiguë. Aucun régime alimentaire ultramarin n'en fait partie. Les spécificités alimentaires des populations caribéennes ou de l'océan Indien ne sont ainsi absolument pas prises en compte.

Il nous paraît donc amplement justifié de demander à l'EFSA de compléter les référentiels européens utilisés pour l'évaluation d'une substance active d'un pesticide pour inclure, parmi les terroirs européens représentatifs, un site implanté en outre-mer et, parmi les régimes alimentaires du modèle PRIMo, au moins un régime représentatif des habitudes de consommation des populations ultramarines.

C'est en matière d'encadrement des moyens de lutte biologique, appelée aussi biocontrôle, que les normes européennes apparaissent les plus pénalisantes. C'est d'autant plus surprenant que leur faible nocivité en fait une alternative de choix aux traitements chimiques. Nos instituts de recherche comme l'INRA et le Cirad y travaillent activement mais il semble que ce soit plus les pays tiers qui soient, une fois de plus, en mesure d'exploiter ces techniques.

La question des normes applicables aux phéromones est particulièrement importante. Certaines phéromones pourraient être utilisées pour compenser les usages orphelins sur les cultures fruitières et légumières des DOM. L'INRA a développé un moyen de biocontrôle contre le charançon de la patate douce à base de phéromones. Ce type de technique a déjà été élaboré, il y a 10 ans, pour lutter contre le charançon de la banane. Mais les phéromones sont considérées comme des substances actives au niveau européen. Elles sont soumises à la procédure du règlement « pesticides » de 2009 et doivent obtenir une AMM comme n'importe quel produit phytopharmaceutique. Malgré une efficacité certaine, la méthode de l'INRA ne peut légalement être utilisée par les producteurs en l'absence d'AMM. Pourtant, cette phéromone n'est pas en contact avec la culture et n'est pas dispersée dans l'environnement. Elle présente donc un risque très faible. Malheureusement, la longueur et le coût de la procédure d'homologation sont trop élevés pour intéresser une firme. Les instituts de recherche n'ont ni les moyens financiers, ni la vocation de s'y substituer, si bien que les résultats de la recherche restent lettre morte.

Il en va de même en matière de substances naturelles. Des produits de traitement à base d'extraits d'huiles essentielles, autorisés en Floride ou en Californie, ont été développés par l'INRA et le Cirad, notamment pour lutter contre le citrus greening qui décime les agrumes. Ces travaux valorisent des traditions locales, issues d'un savoir-faire ancien. Des décoctions à base d'arbre à pain, d'abricot « péi » ou de feuilles de manguier ont été testées avec succès.

Mais la réglementation est telle que l'EFSA évalue ces substances naturelles selon une procédure similaire à celle qui s'impose pour les produits chimiques. Alors que nous délibérons sur le projet de loi pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages, nous mesurons combien cette façon d'aborder les substances naturelles est obsolète. Même l'agence européenne a admis, lors de son audition, que la règlementation européenne n'était pas adaptée en la matière.

Nous préconisons en réponse une mesure forte pour dynamiser la lutte biologique : il faut dispenser d'homologation tous les moyens de biocontrôle développés par les instituts de recherche nationaux comme l'INRA et le Cirad.

Pour cela, il faudra obtenir une révision du règlement européen de 2009 pour exclure de son champ les moyens de biocontrôle et dispenser d'AMM les phéromones et les extraits de plantes, dès lors qu'ils ont été testés et validés comme instrument de lutte biologique par les instituts agronomiques publics. Une réglementation spécifique est nécessaire pour encourager l'innovation.

En attendant l'aboutissement de la révision du règlement de 2009, nous proposons d'ouvrir un financement public État-régions pour soutenir directement les dossiers d'approbation au niveau européen des moyens de biocontrôle, développés par les instituts de recherche nationaux dans les outre-mer. Puis, au niveau national, l'Anses devrait adopter une procédure allégée : sur le fondement de la caution scientifique des instituts de recherche, on pourrait recourir à un simple enregistrement et à un dépôt de la substance qui vaudrait homologation. Ce sont des mesures simples qui constitueraient de très grandes avancées.

Je conclurai sur une dernière proposition forte qui vise à la fois à réduire les usages orphelins et à rétablir une concurrence saine et loyale entre les outre-mer et les pays tiers. Nous recommandons de faire établir par la Commission européenne, sur demande de la France, une liste positive de pays dont les procédures d'homologation de produits phytopharmaceutiques sont équivalentes aux procédures européennes. Ensuite, le ministre de l'agriculture, saisi par un groupe de producteurs, aurait le pouvoir d'autoriser un produit homologué dans un des pays de la liste pour la même culture et le même usage. Des pays comme le Brésil, l'Afrique du Sud ou l'Australie, qui sont des concurrents importants, pourraient faire partie de la liste positive. Dans la mesure où l'Union européenne entame des négociations commerciales avec des pays tiers et ouvre son marché agricole, il serait juste qu'en contrepartie elle donne les armes adéquates aux producteurs ultramarins pour faire face à la concurrence.

Au moment où la Grande-Bretagne s'est prononcée pour le Brexit, le fonctionnement rigide de l'Union européenne doit évoluer. Notre rapport sort à point nommé. C'est le moment opportun pour nous d'insister et d'intervenir afin de diffuser largement ce rapport au-delà du Sénat, et même le porter au niveau européen.

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