Intervention de Thani Mohamed Soilihi

Commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du Règlement et d'administration générale — Réunion du 6 juillet 2016 à 9h20
Loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse à l'heure d'internet — Examen du rapport d'information

Photo de Thani Mohamed SoilihiThani Mohamed Soilihi, rapporteur :

Nous vous présentons un bilan de l'application de la loi du 29 juillet 1881 aux délits de presse commis sur Internet et le résultat de nos travaux pour rechercher un meilleur équilibre à cette loi.

La tâche est ardue : il n'est de plus subtil équilibre que celui recherché par ce texte, qui protège la liberté d'expression, droit constitutionnel fondamental, tout en prévenant ses abus. Comme l'avait souligné le ministre Jules Cazot en 1881, cette loi « est une loi de liberté, telle que la presse n'en a jamais eu en aucun temps ».

Afin de protéger la liberté d'expression, elle a institué un régime procédural original de répression des abus de cette liberté, caractérisé à la fois par des courts délais de prescription et par des exigences élevées de formalisme. En effet, le caractère éphémère de la presse papier impliquait une disparition rapide du support de l'infraction.

En contrepartie de ces fortes contraintes procédurales, a été mis en place un mécanisme de responsabilité en cascade facilitant la mise en cause d'un responsable. En premier lieu, c'est la responsabilité du directeur de publication ou de l'éditeur ayant autorisé la publication qui est recherchée ; puis, à défaut, celle de l'auteur de l'écrit ou, en dernier ressort, de l'imprimeur puis celle des distributeurs. Les articles 6 et 11 de la loi du 29 juillet 1881 imposent ainsi la désignation d'un directeur de publication et la mention de son identité sur tous les écrits.

Cet équilibre est remis en cause par Internet, dont le développement, et en particulier celui des supports de communication de grande ampleur comme les réseaux sociaux, entraîne une augmentation exponentielle des informations diffusées spontanément, de manière confidentielle et interactive. L'adaptation du régime de responsabilité aux acteurs de l'Internet, tel qu'il résulte de la loi du 21 juin 2004 pour la confiance dans l'économie numérique, n'est pas satisfaisante.

Le régime de responsabilité applicable aux messages électroniques s'inspire du régime propre à la communication audiovisuelle qui identifie un auteur de contenus, puis un producteur, sans que leur responsabilité puisse être recherchée en cas de diffusion sans contrôle préalable, par exemple en direct. Si la désignation d'un directeur de publication est en principe obligatoire pour l'ensemble des contenus publiés sur Internet, le législateur a préservé l'anonymat des auteurs de contenus non professionnels. Or les abus de la liberté d'expression sont principalement le fait de non-professionnels de la presse. De fait, ces auteurs anonymes ne peuvent être que très difficilement identifiés.

À défaut de mise en cause possible de l'auteur du contenu, la responsabilité du producteur de contenu devrait, en principe, être recherchée. Toutefois, en raison d'une réserve d'interprétation du Conseil constitutionnel, les services de communication au public en ligne, comme les prestataires techniques sur Internet, bénéficient d'un régime de responsabilité limitée : leur responsabilité ne peut être engagée que s'ils ont eu connaissance de l'information illicite et qu'ils n'ont pas agi promptement pour la rendre inaccessible.

Dès lors, le régime de responsabilité ne permet pas, pour les délits commis sur Internet, l'identification systématique d'un responsable susceptible d'être mis en cause, contrairement aux délits commis par l'imprimerie. L'équilibre entre liberté d'expression et répression des abus de cette liberté n'est donc pas assuré sur Internet, au détriment des victimes de délits de presse. Or un délit de presse commis sur Internet dispose d'une audience et d'une persistance sans commune mesure avec ce qu'on observe en matière de presse écrite ou audiovisuelle.

Sans remettre en cause l'existence même de la loi du 29 juillet 1881, nous avons formulé plusieurs propositions pour rééquilibrer et simplifier le cadre juridique actuel. Tout en préservant la protection de la liberté d'expression, il s'agit de permettre une répression et une réparation effectives de ses abus en prenant en considération le fait que, sur Internet, leurs effets peuvent être beaucoup plus graves.

Si certaines propositions sont spécifiques aux délits commis sur Internet, d'autres prévoient une évolution des procédures de la loi du 29 juillet 1881, indépendamment du support de l'infraction.

Ces propositions s'organisent autour de trois axes : un rééquilibrage de la procédure de fond de la loi de 1881 au profit des victimes des abus ; la recherche d'un régime de responsabilité adapté plus adapté à Internet ; la réparation effective des préjudices commis par un abus d'expression sur Internet.

Pour rééquilibrer la procédure, nous souhaitons accorder au juge une plus grande maîtrise de l'instance. Les particularités procédurales conduisent régulièrement à mettre fin à des actions intentées, entretenant un sentiment d'impunité chez les auteurs de contenus illicites et un sentiment d'abandon chez les victimes. Cette place circonscrite de l'autorité judiciaire se justifiait pleinement en 1881 pour encourager la liberté d'expression et la liberté de la presse, mais le contexte a changé. Désormais, l'impossibilité pour le juge de requalifier les faits dont il est saisi ne se justifie plus et contribue à affaiblir très substantiellement les mécanismes répressifs de la loi de 1881. Même s'il est mal qualifié, l'abus de la liberté d'expression existe bien.

Limiter ce retour au droit commun de la procédure pénale à un nombre restreint d'infractions de presse, comme le propose l'article 38 du projet de loi Égalité et citoyenneté actuellement en discussion à l'Assemblée nationale, compliquerait encore le régime de la loi de 1881 en créant une différence majeure dans la procédure selon les délits, ce qui rendrait cette loi incohérente. Il est préférable de permettre au juge de requalifier tous les délits de presse dont il est saisi.

En outre, l'extinction des poursuites entrainée par le désistement de la partie poursuivante fait courir un double risque d'instrumentalisation de la juridiction et de confusion de la politique pénale.

En revanche, il n'est pas justifié de remettre en cause le principe d'une plainte préalable de la victime d'un délit de presse, dans la mesure où la poursuite d'un délit est parfois plus dommageable que l'inaction.

Un renforcement du rôle du juge pourrait également passer par une spécialisation du contentieux. Indéniablement, le droit de la presse est technique. Le rapport Guinchard de 2008 soulignait que « les actions fondées sur la loi du 29 juillet 1881 répondent à un formalisme procédural original et exigeant, que l'on qualifie généralement de chausse-trappe et qui donne lieu à une jurisprudence nourrie ». De plus, le rapport relevait que les justiciables avaient tendance à sélectionner la juridiction la plus à même de leur donner satisfaction : le lieu de la commission de l'infraction étant également celui de la diffusion, il peut couvrir tout le territoire. M. Christophe Bigot nous a fait observer que le caractère technique du droit de la presse justifierait de réunir ce contentieux au sein de quelques tribunaux. Nous vous proposons donc de définir un tribunal de grande instance (TGI) compétent en matière de délit de presse par ressort de cour d'appel, comme cela a été fait pour les infractions commises par les militaires dans l'exercice du service.

Par ailleurs, une simplification et une actualisation de la loi du 29 juillet 1881 s'impose. Ainsi, le calcul variable des délais entre la citation et le jugement ne présente plus d'intérêt : ces règles pourraient être remplacées par un délai fixe. En outre, Internet les a en partie rendu caduques, puisque les contenus diffusés peuvent être vus dans n'importe quel point du territoire, ce qui permet d'attraire la personne mise en cause dans n'importe quelle juridiction.

Il serait également justifié de rapprocher la loi de 1881 du droit commun de la procédure pénale afin d'accélérer le traitement contentieux des infractions. Il semble en effet injustifié d'exclure le recours à la reconnaissance préalable de culpabilité comme à la composition pénale, puisqu'ils remplissent le double objectif de limiter les délais de jugement et de ne pas réitérer l'infraction de presse en la remettant en lumière à l'occasion d'un procès.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion