Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, je suis ravi d'avoir ce matin l'occasion de partager avec vous certaines idées, dont la plupart ont été développées dans un livre publié voilà deux ans et qui s'intitule, en français, La Grande crise. Comment en sortir autrement. Je dirai également quelques mots sur la situation en Europe, dans le prolongement de mon dernier ouvrage Crise grecque, tragédie européenne, qui paraît aujourd'hui et qui couvre mon travail du premier semestre de l'année 2015 à Athènes. Je vais commencer par la situation générale de l'économie et aborder notamment les conséquences de la grande crise financière de 2007-2009.
Tout d'abord, en quoi consiste cette crise ? Pour certains économistes et dévots de l'économétrie, elle n'est qu'un événement comme un autre, un choc de croissance somme toute classique, un déséquilibre temporaire que l'on n'aurait pas pu anticiper. Les promoteurs de telles idées n'ont pu qu'être déçus au cours des dernières années. Si l'économie retrouve un certain équilibre, la situation reste très inconfortable pour ceux qui ont la responsabilité du bonheur commun. La relance, s'il y en avait une, n'est pas satisfaisante, selon ce que l'on aurait pu attendre de notre expérience acquise depuis l'après-guerre.
Dès lors, cette crise a-t-elle une autre signification, signale-t-elle un changement profond dans les conditions de notre vie économique ? Auquel cas nous serions confrontés à des questions fondamentales. En tout état de cause, la prudence dicte de prendre en compte pareille hypothèse. Il existe une lacune dans la discipline d'économie conventionnelle : celle de la question des ressources, surtout énergétiques. Les économistes de l'après-guerre ont pris l'habitude de négliger cette question et de se comporter comme si les ressources étaient librement disponibles, de les considérer comme un don de la nature. Voilà la pensée qu'on inculque depuis quarante ans à l'université américaine aux étudiants en économie. On leur enseigne également la théorie de la « malédiction des ressources naturelles », selon laquelle, à l'inverse, les pays qui en sont dépourvus, comme le Japon, seraient par nature plus actifs, plus entrepreneuriaux, et donc plus riches. Aujourd'hui, nous pouvons le dire, cette approche est obsolète. Si les États-Unis ont connu une relance supérieure à celle de l'Europe après la crise financière, c'est notamment grâce à la « bulle » de schiste qui a créé une différence sur le coût des ressources entre les deux continents. De plus, les difficultés du Japon proviennent en partie de la catastrophe de Fukushima.
Existe-t-il une règle générale sur laquelle nous pouvons nous appuyer ? Je pense pouvoir répondre par l'affirmative. De surcroît, elle est relativement simple. Les ressources deviennent plus chères car davantage de ressources sont nécessaires pour les extraire. Le haut niveau de développement que nous avons atteint s'explique par les investissements que nous avons consentis dans le passé. Il nous faut dépenser davantage en termes réels pour maintenir en fonction l'ensemble de ces investissements, c'est-à-dire l'ensemble de nos capitaux accumulés. Décarboner l'économie, s'adapter au changement climatique suppose de mobiliser les ressources nécessaires : capital, recherche et heures de travail. Il est donc inévitable de dépenser moins ailleurs, que ce soit pour les nouveaux investissements, le développement ou la consommation de masse. Pour les coûts de production, la différence n'est pas très grande. Cependant, une proportion même assez petite peut faire la différence entre une économie de croissance, une économie de stagnation, voire une économie en déclin.
Il faut choisir entre le renouveau et le maintien d'un certain niveau de consommation, c'est-à-dire la reproduction simple de la situation précédente, surtout dans un contexte d'accroissement de la population couplée à une hausse en proportion de la population hors travail - chômeurs, retraités, jeunes.
En pareil cas, d'aucuns entendent poursuivre une politique d'austérité. Cette approche est, à mes yeux, erronée, dans la mesure où elle mène au gaspillage des ressources actuelles dont nous avons besoin. Elle peut être assimilée à une politique de la passivité, de la non-action, au moment même où il faudrait agir. Il importe d'investir pour renouveler nos sources d'énergies et promouvoir les énergies soutenables et renouvelables. Cela n'est pas neutre financièrement, car, parallèlement, nous devons continuer à offrir aux populations un haut niveau de services, en termes de transport, de communication, de santé, d'éducation, d'enseignement. Il serait inconcevable d'en revenir aux normes de confort en vigueur au XVIIIe ou XIXe siècle.
Troisième point, il faut économiser sur les moyens de consommation qui ne sont pas strictement nécessaires, augmenter la consommation commune et minimiser les excès, surtout ceux qui sont dangereux, maintenir une distribution de la consommation qui soit plus égalitaire qu'avant. Parmi les activités considérées comme trop dangereuses, je citerai l'armement, les banques et le charbon.
Quatrième point, il faut protéger les plus vulnérables. Les assurances sociales deviennent encore plus importantes dans la situation actuelle. Souvenons-nous que ce sont elles qui nous ont aidés à sortir de la Grande Dépression des années trente. Les États-Unis n'ont pas attendu le retour à la prospérité pour mettre en oeuvre le New Deal et poser les bases de l'État providence.
Cinquième point, j'y insiste, il faut choisir de minimiser les dépenses les moins utiles et les plus dangereuses, comme l'armement. De même, le système financier est devenu depuis vingt ou trente ans beaucoup trop coûteux en ressources réelles, à l'image du charbon et du pétrole. Misons sur la musique, la science et la culture. Les politiques actuellement menées en Europe et aux États-Unis n'opèrent pas de distinctions pourtant essentielles. Elles entraînent une réduction du niveau de vie des individus sans protéger les plus vulnérables, sans préserver les systèmes essentiels et faire de provisions pour un avenir soutenable, pour une planète sur laquelle nos descendants pourront vivre.
En définitive, quelle est l'alternative à privilégier ? Ce n'est ni une politique de croissance à outrance ni le keynésianisme des années trente ; c'est une politique intelligente, adaptée à la situation actuelle, à nos besoins et à nos contraintes, une politique qui s'inscrit néanmoins dans l'esprit de John Maynard Keynes, qui a prononcé cette phrase célèbre : « Quand les conditions changent, il faut changer d'avis. » Je crois fondamental d'abandonner toute idéologie ou dogmatisme qui dirige la politique économique, notamment en Europe, avec pour résultat l'obligation, pour les pays du Sud, surtout la Grèce, de rembourser les dettes et la privatisation de tous les biens communs et publics, y compris les plages grecques. Cette politique renforce le chômage et l'émigration de la population active. Elle est promise à un échec fondamental qui va changer la nature de cette Europe qui s'est construite depuis cinquante ans.