Intervention de Marie-Claire CARRÈRE-GÉE

Commission d'enquête Chiffres du chômage — Réunion du 5 juillet 2016 à 13h35
Audition de Mme Marie-Claire Carrère-gée présidente et M. Hervé Monange secrétaire général du conseil d'orientation pour l'emploi coe

Photo de Marie-Claire CARRÈRE-GÉEMarie-Claire CARRÈRE-GÉE, présidente du Conseil d'orientation pour l'emplo :

i. - Madame la présidente, monsieur le rapporteur, mesdames, messieurs les sénateurs, le Conseil d'orientation pour l'emploi est une instance de concertation et d'expertise qui réunit l'ensemble des acteurs du marché du travail. Il se compose de représentants des diverses administrations d'État qui s'occupent d'emploi, des partenaires sociaux, des collectivités territoriales et du Parlement, ainsi que d'économistes, d'experts et de directeurs des ressources humaines.

Sa vocation est de permettre à ces différents acteurs, sur un sujet problématique qui ne fait pas l'objet d'un consensus spontané, de travailler ensemble et d'échanger dans la plus parfaite confiance, nos séances n'étant pas publiques, en vue d'élaborer des diagnostics partagés et des recommandations à l'intention du Gouvernement et du Parlement.

Cette instance a été conçue sur le modèle du Conseil d'orientation des retraites, le COR, à ceci près que, en matière d'emploi, nous ne sommes qu'un organisme parmi d'autres, qui essaie de ne pas refaire ce que les autres ont déjà fait, et que nous ne sommes pas liés à des processus de réforme, ce qui nous donne une marge de manoeuvre intéressante pour choisir collectivement nos sujets, avec le souci de nous rendre utiles.

Avec le rapport « Les réformes du marché du travail en Europe », adopté et publié en novembre dernier, les membres du COE ont souhaité éclairer la portée des réformes du marché du travail mises en oeuvre dans dix pays européens, de façon accélérée à la suite de la crise.

L'enjeu nous a paru très important, compte tenu de la place qu'occupent les réformes du marché du travail dans le débat public et de l'analyse dépourvue du moindre recul dont elles font l'objet la plupart du temps. Ainsi, on ne peut pas examiner le Jobs Act italien avec un prisme français, comme si le marché du travail et la législation de l'Italie étaient similaires aux nôtres.

Par ailleurs, il ne faut pas perdre de vue que la plupart des réformes lourdes entreprises depuis la crise l'ont été sous une pression extérieure forte, de sorte que les gouvernements ont été portés à promouvoir activement les mesures prises, ce qui est bien normal, mais rend encore plus nécessaire le travail de décryptage.

Pour mener cette étude, nous avons choisi dix pays, les jugeant, à tort ou à raison, représentatifs de la diversité de l'Europe : certains sont grands, d'autres petits ; les uns sont membres de la zone euro, les autres non. Tous, en revanche, sont susceptibles de présenter un intérêt pour l'analyse de la situation française.

Nous avons adopté une conception large de la notion de réforme du marché du travail, en nous intéressant non seulement à la protection de l'emploi, au droit du travail et à la place de la négociation collective, mais aussi à l'assurance chômage et aux politiques actives du marché du travail. Nous nous sommes efforcés de refléter au mieux la réalité des réformes, dont la plupart ont pris la forme de « paquets » englobant parfois des éléments extérieurs au marché du travail.

Nous avons choisi d'auditionner en priorité des experts étrangers, en essayant de recevoir pour chaque pays au moins un économiste et un juriste, de manière à garantir une pluralité de points de vue. En effet, si le débat a été capté - je le dis sans jugement de valeur - par les économistes, la réforme du marché du travail est un sujet avant tout juridique. D'autre part, nous nous sommes attachés à sélectionner des personnalités connues davantage pour la rigueur de leurs analyses que pour leurs partis pris idéologiques.

Enfin, nous nous sommes appuyés à la fois sur les services sociaux et économiques des ambassades étrangères à Paris et sur les services des ambassades françaises dans les pays étudiés.

Comme vous le voyez, nous nous sommes efforcés de prendre toutes les précautions de méthode nécessaires à un travail rigoureux et sans parti pris. Qu'une même instance analyse dix pays avec cette exigence de neutralité est, je crois, sans précédent.

Je traiterai d'abord du contexte des réformes, puis du contenu des réformes structurelles ; pour finir, je tenterai une première analyse des effets des réformes.

Les réformes du marché du travail sont souvent analysées à travers le seul prisme des conséquences de la crise. Or les marchés du travail étaient en évolution profonde dès avant la crise. De fait, ils sont marqués par des bouleversements économiques et sociaux majeurs qui étaient déjà à l'oeuvre avant la crise, au premier rang desquels la globalisation, la financiarisation, la tertiarisation des économies, la féminisation de la population active et le poids croissant des innovations technologiques. Toutes ces tendances, qui sont antérieures à la crise, entraînent un besoin accru de souplesse et d'adaptation du côté tant des entreprises que des actifs. Les réformes ne résultent donc pas seulement de la nécessité de s'adapter aux conséquences de la crise, même si celle-ci a été très importante par son ampleur comme par ses effets.

Par ailleurs, les marchés du travail étaient confrontés bien avant la crise aux défis du chômage, notamment du chômage de longue durée, et de la dualisation du marché du travail.

La plupart du temps, ces diverses évolutions n'ont pas été suffisamment prises en compte dans les réformes avant la crise.

La crise a eu une incidence majeure, et qui continue de se faire sentir, sur les marchés du travail européens. Même si les taux de chômage de l'Union européenne et de la zone euro sont en recul significatif depuis le pic de 2013, nous n'avons pas encore retrouvé la situation d'avant-crise.

Les pays européens sont souvent entrés dans la crise avec des marchés du travail dans des états sensiblement différents. Le plus souvent, la crise n'a fait qu'exacerber des déséquilibres existants. Elle a cristallisé des défis communs à tous les pays, ou à presque tous : le chômage des jeunes et le chômage de longue durée. Elle a aussi mis au jour des enjeux plus spécifiques, comme la hausse du temps partiel subi dans plusieurs pays, l'aggravation du risque de dualisme du marché du travail et des évolutions différentes du taux d'activité selon les pays.

Avant de s'intéresser au contenu des réformes structurelles menées en Europe, nous nous sommes livrés à une analyse quantitative destinée à mettre en évidence leur accélération. Même si les indicateurs sur lesquels nous nous sommes fondés ont des limites - la Commission européenne comme l'Organisation internationale du travail recensent le nombre de mesures prises sans égard pour leur importance -, ce travail a permis de mettre en lumière plusieurs phénomènes. Ainsi, les marchés du travail font l'objet d'un processus de réforme quasi continu antérieur à la crise, mais, à la suite de celle-ci, le nombre de mesures prises a connu un doublement.

Cette tendance générale à l'accélération des réformes cache des disparités importantes selon les pays et selon les domaines. Les réformes ont été plus nombreuses dans les pays du sud de l'Europe, notamment dans les domaines de la protection de l'emploi et de l'assurance chômage. Ces pays sont ceux qui connaissaient, dès avant la crise, les plus forts déséquilibres dans le fonctionnement de leur marché du travail.

On peut distinguer au moins deux phases dans la réaction des pays à la crise qui a éclaté en 2008. Jusqu'en 2009, ils ont pris des mesures de nature plutôt conjoncturelle dans les domaines des politiques actives du marché du travail, de la fiscalité du travail et des prestations sociales et de chômage, en vue avant tout de limiter les effets négatifs de la crise. À partir de 2010, les réformes ont revêtu une portée beaucoup plus structurelle, touchant davantage à la protection de l'emploi, mais aussi aux mécanismes de fixation des salaires et du temps de travail - selon moi, c'est dans ce dernier domaine qu'ont été prises les mesures les plus lourdes. On a assisté, dans cette seconde phase, à un retournement des orientations suivies au cours de la première.

Ces réformes se sont inscrites dans un contexte très spécifique.

D'abord, dans nombre de pays, elles ont été menées sous pression extérieure. Ces pressions ont été d'origines diverses : certaines ont résulté de la nouvelle gouvernance européenne mise en place en 2011, d'autres de la troïka, d'autres enfin du mécanisme européen de stabilité. L'analyse du calendrier des réformes fait clairement ressortir le rôle de ces pressions très fortes. Une autre pression, plus diffuse, mais non moins importante, s'est également exercée : celle des marchés financiers, pour lesquels la conduite de réformes dans le domaine du marché du travail était une condition du maintien de taux d'intérêt supportables. De ce point de vue, ce sont les pays du sud de l'Europe, ainsi que l'Irlande, qui ont été soumis aux plus fortes pressions.

Ensuite, si un rôle important a été accordé à la concertation dans la première phase de la crise, le dialogue social s'est trouvé moins apte, dans la seconde phase, à fournir des solutions de consensus, y compris dans les pays, comme le Danemark, où il est très puissant dans la régulation des équilibres sur le marché du travail.

Enfin, comme je l'ai déjà signalé, les réformes ont souvent pris la forme de « paquets » couvrant des aspects variés, destinés à produire des effets structurels sans entraîner trop d'effets négatifs à court terme ni aggraver la crise des finances publiques. Lorsque ces « paquets » se sont étendus au marché des biens et services, il s'agissait de garantir que, dès que la reprise se manifesterait, elle serait riche en emplois.

Nous avons dégagé un certain nombre de tendances communes aux réformes qui ont été menées, étant entendu que les marchés du travail étaient avant la crise dans des situations très différentes.

Premièrement, le droit a été assoupli en ce qui concerne les contrats de travail. Cette tendance est très marquée pour ce qui est des contrats permanents, moins pour ce qui est des temporaires. S'agissant de ces derniers contrats, les réformes ont pris des directions assez variées : certaines sont allées dans le sens d'un assouplissement supplémentaire, d'autres ont tendu à prévenir une aggravation du dualisme du marché du travail.

Cet assouplissement a pris différentes formes : abandon ou limitation du recours au juge, élargissement des motifs de licenciement, diminution de la compensation du licenciement, augmentation du coût d'accès aux prud'hommes, priorité donnée à la conciliation, développement des formes de rupture du contrat de travail par consentement mutuel.

Deuxièmement, en ce qui concerne l'emploi temporaire ou atypique, les réformes ont été moins univoques. On a même parfois hésité dans un même pays, comme en Italie et en Espagne. Le trait commun aux réformes menées dans ce domaine a été le souci de mieux encadrer le recours à certaines formes particulières d'emploi situées aux limites du salariat et du travail indépendant. Cette tendance a pu être nuancée par l'apparition de nouveaux contrats atypiques ; je pense en particulier au statut du travailleur actionnaire instauré au Royaume-Uni, qui est une nouveauté profonde sur le plan des principes, même si ses effets pratiques sont infimes.

Troisièmement, la négociation collective a connu une décentralisation vers le niveau de l'entreprise. Cette tendance remonte aux années 1980, mais la crise l'a accentuée. Dans ce cadre, la hiérarchie des normes a été révisée pour permettre aux accords de niveau inférieur de déroger aux accords de niveau supérieur et pour donner aux employeurs la faculté, dite d'opt-out, de ne pas appliquer des clauses de convention collective. De même, les accords collectifs ont été limités dans le temps et les possibilités d'extension des accords de branche restreintes. La possibilité de négocier des accords d'entreprise avec des représentants élus a été ouverte ou étendue et la représentativité syndicale et les conditions de validité des accords ont été réformées. Les possibilités de flexibilité interne via la modification unilatérale du contrat de travail ont été élargies. Ces tendances lourdes concourent à une décentralisation de la négociation collective qui s'observe dans tous les pays.

Quatrièmement, une plus grande modération salariale a été recherchée, les outils de régulation salariale faisant fréquemment l'objet de réformes ou de nouvelles pratiques, en lien avec l'évolution de la négociation collective. De fait, la période 2009-2014 a vu un ralentissement significatif de la croissance des salaires réels, résultant notamment de gels ou de baisses du salaire minimum, de plafonnements des revalorisations conventionnelles et d'allègements des charges sociales et fiscales pesant sur le travail. En revanche, dans la phase la plus récente, le rôle des salaires minimaux légaux a été parfois renforcé, notamment en Allemagne et au Royaume-Uni.

Cinquièmement, la couverture chômage a été rendue plus incitative au retour à l'emploi. Alors que, dans la période 2008-2009, on a renforcé le soutien apporté par l'assurance chômage aux personnes sans emploi dans une perspective contracyclique, on a cherché, dans la seconde période, à rendre les systèmes d'assurance chômage plus incitatifs au retour à l'emploi, notamment en baissant le taux de remplacement, en instaurant une dégressivité, en réduisant la durée d'indemnisation et en renforçant le contrôle de la recherche d'emploi.

Je souligne que toutes les évolutions que je mentionne sont des tendances, qui s'appliquent à des situations de départ très différentes. Ainsi, les durées d'indemnisation restent très différentes selon les pays, mais elles ont en commun d'avoir baissé.

À l'inverse, dans les pays, comme l'Italie, où l'assurance chômage ne couvrait qu'un nombre très limité de personnes, des mesures ont été prises pour l'élargir.

Sixièmement, des réformes ont été menées des services publics de l'emploi, destinées notamment à améliorer l'articulation entre placement et indemnisation, à différencier davantage l'offre de services selon le profil du demandeur d'emploi et à mieux cibler les prestations.

J'en viens à l'exercice pour nous le plus difficile : celui qui consiste à analyser les premiers effets des réformes. Nous nous y sommes livrés moyennant un certain nombre de précautions méthodologiques sur lesquelles je n'insisterai pas, mais qui sont extrêmement importantes. En particulier, il faut se souvenir que les marchés du travail ne sont pas isolés du reste des économies et que les réformes interagissent les unes avec les autres, en sorte qu'il est difficile d'identifier les effets propres de chacune d'elles.

Nous n'avons pas voulu nous limiter à l'analyse des effets des réformes sur le seul marché du travail. Au-delà des indicateurs de chômage et d'emploi, nous avons examiné aussi leur incidence en termes de salaires et de compétitivité, ainsi que d'inégalités et de pauvreté. C'est ainsi l'impact global des réformes que nous avons tenté d'évaluer.

Sur le plan de l'emploi, il apparaît de manière claire et tout à fait certaine que les pays qui avaient dès avant la crise corrigé des déséquilibres structurels sur leur marché du travail et activé leurs politiques de l'emploi ont été moins touchés par la crise et se sont rétablis plus vite. L'Allemagne, le Royaume-Uni, l'Autriche, le Danemark et la Suède sont dans ce cas. Remarquons que les problèmes structurels qui ont été résolus ne l'ont pas tous été par la voie de réformes ; la situation allemande est de ce point de vue la plus complexe.

Au contraire, les pays qui, faute de réformes adaptées ou suffisantes, n'avaient pas résolu avant la crise les principales faiblesses structurelles de leur marché du travail - dualisme, faible taux de participation, structures de l'emploi et de la population active par qualifications et compétences non optimales - ont subi une dégradation plus forte et plus violente de leur situation de l'emploi, même quand leurs chiffres du chômage étaient satisfaisants avant la crise - je pense à l'Espagne. Le besoin de réformes y a donc été beaucoup plus urgent et impératif.

Pour ce qui est de l'Italie, les études montrent que l'amélioration quantitative et qualitative de l'emploi résulte d'abord du renouveau de la croissance, mais aussi, pour environ 25 %, ce qui n'est pas rien, des mesures du Jobs Act.

En ce qui concerne la compétitivité des économies, les coûts salariaux unitaires connaissaient avant la crise des évolutions très contrastées selon les pays ; depuis la crise et compte tenu des réformes, en particulier de la modération salariale, on constate une correction des écarts de compétitivité, quand bien même les évolutions de la productivité divergent d'un pays à l'autre. On en tire assez aisément la conclusion que les réformes entreprises par les pays qui étaient en situation défavorable du point de vue de leur compétitivité ont permis à ceux-ci d'améliorer leur position relative. Il faut considérer aussi les effets de ces réformes sur les populations, mais, pour ce qui est de la compétitivité, les résultats sont clairs.

L'analyse des conséquences des réformes sur les inégalités et sur la pauvreté est une tâche extrêmement complexe. En effet, les inégalités et la pauvreté étant des phénomènes multifactoriels, il est difficile d'isoler les effets des réformes du marché du travail.

Le taux de pauvreté moyen dans l'Union européenne était de 16 % avant la crise, les pays nordiques et continentaux affichant un taux inférieur et les pays anglo-saxons et latins un taux supérieur. Depuis la crise, la situation est plus contrastée - ainsi, les inégalités globales ont légèrement augmenté par rapport à 2007 -, mais il ne nous a pas paru possible d'attribuer de manière générale l'origine de ces changements à des effets liés au marché du travail, les effets de redistribution, en particulier, ayant également été importants. En réalité, les deux types d'effets jouent différemment selon les pays.

La pauvreté a elle aussi augmenté par rapport à 2007, mais, de la même façon, il ne nous a pas semblé possible d'établir une corrélation mécanique entre ce phénomène et la nature, le rythme et l'intensité des réformes.

Nous avons conclu que, dans les pays qui avaient engagé des réformes dès avant la crise, l'évolution du taux de pauvreté semble s'expliquer aussi par le moindre jeu des transferts sociaux, qui ont été revus à la baisse ; mais que, dans les pays ayant engagé leurs réformes à la suite de la crise, la hausse du taux de pauvreté résulte essentiellement des effets liés au marché du travail.

Le cas de l'Allemagne est très particulier et il faut à cet égard se méfier des raccourcis, s'agissant en particulier des réformes Hartz. Les réformes ont été entreprises très tôt, mais pas nécessairement en vue d'améliorer le fonctionnement du marché du travail ; elles ont été menées dans le contexte de la réunification. Au demeurant, l'Allemagne est parmi les dix pays que nous avons étudiés le seul qui n'ait pas engagé de réformes depuis 2008, mis à part le salaire minimal. D'autre part, en Allemagne comme ailleurs, les chiffres du chômage, qui sont en l'occurrence exemplaires, ne résultent pas uniquement de facteurs liés au marché du travail.

Nous vous ferons parvenir les fiches d'actualisation que nous avons établies en ce qui concerne les évolutions intervenues depuis la publication de notre rapport ; elles n'ont pas été adoptées par le Conseil, mais nous les avons préparées en prévision de cette audition sur le fondement d'études plus récentes. Ces données confirment largement les conclusions que nous avons tirées il y a quelques mois.

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