Au-delà du principe incantatoire de l’accessibilité de la justice et de la création d’un service d’accueil unique des justiciables qui figurent en frontispice du texte, aucune vision de la justice ne se dégage clairement. Les principales propositions semblent inspirées par l’objectif essentiel de désengorger les tribunaux : c’est ce que l’on appelle la déjudiciarisation. Il en est ainsi de la création d’amendes forfaitaires en matière d’infractions routières – il y aura beaucoup à dire là-dessus au cours du débat –, du divorce par consentement mutuel devant le notaire – ce n’est pas une innovation, puisque Portalis l’avait institué dans le premier code civil, selon des méthodes et une procédure plus rapides que celles que prévoit le projet de loi –, de l’abandon de la collégialité de l’instruction ou encore de l’extension du champ de la médiation rémunérée en matière administrative.
La justice du XXIe siècle sera-t-elle une justice sans juges ? Pourquoi d’ailleurs ne pas faire rendre directement des décisions par des logiciels ?
Les partisans de cette réforme rappellent qu’il s’agit de recentrer les juridictions sur leur « cœur de métier ». Il est vrai que nos tribunaux font face à des défis inédits en raison de la conjugaison de deux phénomènes : la judiciarisation croissante de notre société et la sous-dotation chronique du ministère de la justice dont les gouvernements successifs se partagent la responsabilité – à ce propos, je rejoins les observations de Jacques Bigot sur la réforme de la carte judiciaire. L’ordre administratif paraît mieux loti de ce point de vue.
Selon cette conception, il y aurait des contentieux nobles, dignes de l’intérêt du juge, et des contentieux ingrats, qui pourraient facilement être délégués à des tiers contre rémunération. Or la première mission du juge, c’est pourtant d’entendre le justiciable.
Notre groupe refuse cette approche strictement managériale de la justice, où l’impératif de « déstocker » les requêtes entre en concurrence avec celui de bien juger.
Selon nous, les modes alternatifs de règlement de différends s’inspirant de pratiques anglo-saxonnes n’ont vocation ni à s’étendre à toutes les matières ni à résorber les contentieux de masse. Nous nous félicitons ainsi des améliorations déjà obtenues au Sénat en commission, visant à limiter les possibilités de divorce devant le notaire aux couples sans enfants mineurs et à supprimer l’expérimentation de médiations préalables obligatoires.
Par ailleurs, le projet de loi passe sous silence des sujets essentiels. Comme l’écrivait Anatole France, « sans les gendarmes, le juge ne serait qu’un pauvre rêveur »… Comment réformer la justice sans débattre de l’exécution des décisions de justice et de l’application des peines ? Aujourd’hui, la question de l’exécution des peines est devenue fondamentale.
Quant à la réforme de la collégialité de l’instruction, qui se heurte elle aussi au manque de moyens – vous n’en êtes pas responsable, monsieur le garde des sceaux –, elle a été sauvée in extremis par notre rapporteur, mais non sans paradoxe. On en vient ainsi à proposer que la collégialité des juges de l’instruction, réponse à l’affaire d’Outreau, ne s’applique qu’à des juridictions spécialisées ; elle ne pourra par conséquent pas permettre de prévenir d’autres affaires d’Outreau !
Monsieur le garde des sceaux, nous connaissons les difficultés auxquelles vous êtes confronté, mais si c’est cela la justice du XXIe siècle, nous sommes mal partis ! Il nous faut un vrai texte d’ensemble sur une justice moderne, innovante, conforme aux évolutions de la société, et non des rapetassages au gré des difficultés du quotidien.