Intervention de Patrick Kanner

Réunion du 12 octobre 2016 à 21h30
Égalité et citoyenneté — Article 37

Patrick Kanner, ministre :

Je prendrai un peu de temps pour expliciter l’argumentation du Gouvernement de manière précise.

Les dispositions qui vous sont soumises visent à réformer la loi de 1881 s’agissant de la communication publique, en particulier de la liberté de la presse. Le Sénat a souhaité en modifier les équilibres de manière très substantielle au travers des amendements adoptés par la commission spéciale.

Le rapport de grande qualité produit par les sénateurs François Pillet et Thani Mohamed Soilihi dresse un constat indéniable. Le Gouvernement partage d’ailleurs ses conclusions puisqu’il a proposé, à l’article 37 de ce projet de loi, une évolution de certaines dispositions de la loi du 29 juillet 1881. Nous divergeons néanmoins sur la nouvelle rédaction proposée par la commission spéciale, qui prévoit un alourdissement, si je puis dire, du dispositif introduit par le Gouvernement.

L’article 37 prévoit déjà que, pour les délits de provocation, de diffamation ou d’injures à caractère raciste ou discriminatoire, le juge puisse requalifier les faits, ce qui actuellement n’est pas possible, le juge restant lié par la qualification des faits. Cette règle rigide est à l’origine de nombreuses nullités de procédure.

L’article 37 prévoit aussi une aggravation des peines pour les injures racistes ou discriminatoires. Nous avions en outre prévu d’écarter l’excuse de provocation en matière d’injures raciales. La commission l’a rétablie, ce que je regrette. En effet, quelle provocation pourrait justifier une injure raciste ?

Aussi le Gouvernement a-t-il décidé de déposer trois amendements de suppression. La loi de 1881 est un socle consubstantiel à la République. Il est possible de la faire évoluer ; cela a d’ailleurs déjà été fait pour tenir compte de l’évolution des techniques de communication. Mais toute évolution doit être travaillée, concertée en amont avec l’ensemble des acteurs – magistrats, avocats, juristes, journalistes, bien sûr, mais aussi fournisseurs d’accès internet, hébergeurs, utilisateurs et plateformes de réseaux sociaux.

La commission spéciale a adopté un amendement tendant à récrire l’article 46 de la loi de 1881, qui interdit, pour les seules diffamations et injures contre les corps constitués et personnes publiques, l’exercice de l’action publique séparément de l’action civile, afin de le remplacer par une disposition autorisant les victimes de toutes les infractions de presse à agir au civil sur la base de l’article 1382 du code civil.

Cette disposition revient sur une jurisprudence de la Cour de cassation du 12 juillet 2000 consacrant le principe selon lequel les abus de la liberté d’expression prévus et réprimés par la loi du 29 juillet 1881 ne peuvent être réparés sur le fondement de l’article 1382 du code civil.

Le Gouvernement ne peut y être favorable. Le principe posé par la Cour de cassation se justifie par l’équilibre qui doit être recherché entre, d’une part, la liberté d’expression, et, d’autre part, la répression de ses abus, équilibre qui explique le formalisme rigoureux prévu dans la loi de 1881, remis en cause par le vote de la commission spéciale.

Sauf s’il s’agit d’une personne publique, rien n’interdit évidemment à la victime d’un délit de presse d’exercer l’action civile résultant de ce délit au sens de l’article 2 du code de procédure pénale devant la juridiction civile, même en l’absence de procès pénal, conformément aux dispositions générales de l’article 4 du même code. Mais cette action civile doit respecter les contraintes de la loi de 1881, notamment la prescription de trois mois et l’obligation de qualification.

Si l’on permet d’agir sur le fondement non pas de l’action civile de l’article 2 du code de procédure pénale, mais sur celui de l’article 1382 du code civil, toutes les contraintes prévues par la loi de 1881 disparaissent ; surtout, la victime pourra ainsi agir au civil pendant cinq ans, conformément à la prescription civile prévue par l’article 2224 du code civil. On passerait donc d’un délai de prescription de trois mois, qui fait partie de l’histoire de notre pays en matière de liberté de la presse, à un délai de cinq ans, plus long que le délai de prescription applicable en matière de délits de droit commun, y compris lorsque ces délits donnent lieu à l’exercice de l’action civile devant le juge civil.

En résumé, mesdames, messieurs les sénateurs, toutes les garanties relatives à la liberté d’expression inscrites dans la loi de 1881 disparaîtraient. Il serait même plus facile de condamner à des dommages et intérêts un journaliste que l’auteur d’un vol ou de violences.

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