Intervention de Cécile Cukierman

Réunion du 13 octobre 2016 à 15h00
Réforme de la prescription en matière pénale — Adoption d'une proposition de loi dans le texte de la commission modifié

Photo de Cécile CukiermanCécile Cukierman :

Madame la présidente, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, après un renvoi en commission, cette proposition de loi est débattue de nouveau en séance cet après-midi. Loin d’être un « petit texte », si je puis m’exprimer ainsi, elle marque une réforme d’une importance capitale pour notre droit pénal.

Cette proposition de loi repose essentiellement sur son article 1er, qui modifie de manière substantielle les dispositions relatives à la prescription de l’action publique – les articles 7 à 9 du code de procédure pénale –, en doublant les délais applicables en matière criminelle et délictuelle, portés de dix à vingt ans pour les premiers et de trois à six ans pour les seconds.

Pour nous, faire cela, c’est faire l’impasse sur le droit à l’oubli, le « pardon social », fondé à la fois sur la nécessité de laisser le temps faire son œuvre et de favoriser l’apaisement social, sans oublier le dépérissement des preuves, que les progrès scientifiques n’annihilent pas.

Certes, cela a été rappelé par le rapporteur et nous y reviendrons sûrement lors du débat sur les amendements, de nombreuses associations de victimes auraient voulu allonger encore le délai de prescription pour certains crimes, voire pour certains délits. Or d’un point de vue plus « psychologique », le temps produit des effets positifs, car la personne a pu travailler sur ses craintes et le souvenir est moins vif. Poursuivre devant le tribunal des faits anciens remontant à plus de trois années pour les délits, à plus de dix ans pour les crimes, reviendrait à réactiver le trouble par des poursuites parfois tardives qui peuvent ne pas donner toutes les réponses qu’attendent les victimes.

Les faits délictuels ou criminels qui s’inscrivent dans une relation d’emprise ou que les victimes tardent à dénoncer relèvent déjà quasi systématiquement de règles de prescription spécifiques et dérogatoires ; c’est le cas notamment pour les mineurs victimes d’infractions sexuelles.

Malgré cela, ils sont souvent évoqués dans le débat public pour nier toute la logique de la prescription : il faudrait attendre autant de temps que nécessaire à la personne victime pour porter plainte. Cependant, prendre ce débat extrêmement important sous l’angle émotionnel – qu’il faut respecter – n’est pas la solution à nos yeux.

Je l’ai dit, de nombreuses associations demandent un allongement de la prescription, notamment pour les violences ou les crimes sexuels. Le souci des victimes est évidemment à entendre et à respecter face aux conséquences psychologiques de certaines atteintes au plus profond de leur être.

Cependant, nous partageons l’analyse portée par le Syndicat de la magistrature : « la solution ne se trouve pas dans un illusoire allongement de la prescription mais dans la prévention ; inciter, faciliter le dépôt de plainte dans les affaires de violences physiques et/ou sexuelles ;… ».

J’ouvre ici une parenthèse pour dire que, nous le savons, il est encore parfois difficile d’être entendu et de faire prendre sa plainte dans un certain nombre de commissariats.

J’en reviens à la citation du Syndicat de la magistrature : « … sensibiliser l’ensemble des intervenants et donner la priorité à ces enquêtes, en termes de moyens notamment, contrer certains discours de banalisation, financer des dispositifs permettant de faciliter la parole et de se libérer d’une emprise ». J’ajouterai à ces priorités déclinées par les magistrats l’importance de respecter la victime sans la faire passer au statut, sinon de coupable, en tout cas de responsable de ce qu’elle a subi.

Pour nous, le premier droit des victimes est de pouvoir être entendues, être reconnues et d’accéder à un procès afin de pouvoir entamer le processus, parfois long, de reconstruction personnelle.

Nous sommes pour le droit à être jugé dans un délai raisonnable, pour que ce droit soit effectif. Cela impose également des délais de prescription mesurés. Car la peine ne traduit pas uniquement l’évaluation de la gravité des faits, la réprobation de la société, elle sert à punir, mais aussi à insérer ou réinsérer, elle doit donc être individualisée.

Pour répondre à cet enjeu d’un procès dans un délai raisonnable, se pose la question des moyens à laquelle il semblerait que l’on tente toujours de remédier en s’improvisant réformateurs d’un droit pénal dont l’équilibre fragile est alors compromis.

Or, pour éviter la prescription des peines, ce qu’il faut instaurer, c’est non pas l’allongement des délais, mais l’allocation de davantage de moyens aux services de greffe chargés de la mise en forme des décisions, à ceux de l’exécution des peines, aux huissiers qui signifient les jugements, aux services de police interpellateurs et aux services de l’application des peines, allocation accompagnée d’une réflexion sur le sens même de la peine et de la pénalisation de certains actes.

Deux avancées peuvent néanmoins être observées sur ce texte : d’abord, et nous y souscrivons, la précision de la définition et de la portée des motifs d’interruption du délai de prescription et la fixation des conditions de sa suspension, qui sont de nature à assurer davantage de sécurité juridique ; ensuite, le refus de notre commission – que le rapporteur a rappelé – d’inscrire l’imprescriptibilité des crimes de guerre et la décision de ne laisser qu’aux seuls crimes contre l’humanité l’exceptionnalité d’une imprescriptibilité totale.

Pour le reste, le projet de société de fuite en avant sécuritaire qui nous est proposé n’est pas acceptable à nos yeux.

Une telle proposition de loi va à l’encontre de la justice pénale humaniste et progressiste que les sénateurs communistes républicains et citoyens défendent. Ainsi, vous l’aurez compris, nous ne voterons pas ce texte en l’état.

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