Monsieur le président, monsieur le ministre, monsieur le président de la commission des affaires étrangères, mes chers collègues, « la France et l’Europe face à la crise au Levant » : avoir employé le singulier dans l’intitulé de ce débat traduit un certain optimisme, compte tenu de la multiplicité des crises… Cela étant, il est à l’évidence pertinent d’envisager la situation au Levant en faisant le lien avec la crise migratoire et l’accord avec la Turquie. Le remarquable colloque qui s’est tenu au Sénat le 7 octobre était, à cet égard, extrêmement intéressant. Ce sujet occupe nombre de commissions de notre assemblée, y compris celle des affaires européennes.
Personne, dans cet hémicycle, ne détenant la vérité ni la solution pour mettre un terme à ce déluge de sang, de larmes et de migrants, faisons un peu d’histoire !
Un autre colloque s’est tenu dans ces murs, le 8 octobre, sur le thème des accords Sykes-Picot, dont on célèbre cette année le centenaire, et de la trahison de l’Orient arabe.
« Vers l’Orient compliqué, je volais avec des idées simples. Je savais qu’au milieu de facteurs enchevêtrés une partie essentielle s’y jouait. Il fallait donc en être. » Chacun se rappelle ces phrases célèbres du général de Gaulle. Aujourd'hui, quand on évoque le Levant, les conceptions sont souvent trop simples, voire simplistes, et ne permettent pas de progresser vers une solution. On oppose les bons aux méchants, les démocraties aux dictatures. On pratique la diplomatie des lobbies, celui d’Halliburton n’étant pas en reste, la diplomatie des coups de menton, du double standard, celle du pétrole, semant la mort, le chaos, enfantant des monstres, tel Daech, sorte de Golem des temps modernes…
La situation en Palestine, en Irak, en Syrie, au Yémen est le résultat de cent ans d’une politique binaire dans une époque qui a cessé de l’être, de cent ans de colonialisme puis de post-colonialisme au mépris des aspirations des peuples et de la justice internationale, de cent ans d’accords en forme d’éloges funèbres des Nations unies !
Des accords Sykes-Picot au grand Moyen-Orient de George Bush, on ne cesse d’annoncer une nouvelle feuille de route, une nouvelle réunion pour la paix, une nouvelle conférence internationale censée avoir vocation à stabiliser définitivement cette région, devenue un improbable Rubik’s cube.
Traiter les effets sans se préoccuper des causes, c’est éviter de s’interroger sur sa propre responsabilité. S’agissant de l’Irak, il faut rappeler le courage de Jacques Chirac, qui nous a évité le naufrage dans lequel certains voulaient nous entraîner.
Nous avons assisté, à partir du début du XXe siècle, à l’émergence progressive de l’islam politique en lieu et place du panarabisme. Des guerres ont abouti à faire prospérer le terrorisme dont elles étaient supposées venir à bout !
Les dix dernières années ont sans doute été les plus dramatiques. Je veux parler des années d’embargo subies par l’Irak, qui firent 500 000 morts, Mme Albright déclarant froidement que « cela en valait la peine »… Nous payons aujourd’hui le prix fort, en termes de flux migratoires, de telles interventions armées.
Tous les historiens spécialistes de cette région le savent bien : depuis la nuit des temps, chaque fois que Bagdad a été détruite, la carte du monde a dû être redessinée. L’Irak, la Libye, la Syrie sont devenus des États faillis, des zones grises, des espaces de non-droit où l’on se livre à tous les trafics, y compris celui d’êtres humains. C'est pourquoi nous avons à affronter aujourd'hui cette crise migratoire.
Le président et le rapporteur de la mission d’information ont versé au débat un certain nombre d’éléments techniques. Pour ma part, je voudrais évoquer quelques voies de progrès.
Monsieur le ministre, à l’aube du soixante-quinzième anniversaire de l'Agence française de développement, l’AFD, ne convient-il pas de s’interroger sérieusement sur notre politique d’aide au développement dans certaines parties du monde, notamment en Méditerranée ?
Nous nous sommes rendus à Gaziantep, en Turquie, pour y visiter les camps. Rappelons que 2, 7 millions de migrants transitent par ce pays. Monsieur le ministre, qu’en est-il de l’accord de coopération en matière de sécurité intérieure avec la Turquie présenté en conseil des ministres le 1er août 2012 ? Il n’a jamais été appliqué et a été relégué dans un tiroir d’un bureau de la commission des affaires étrangères de l’Assemblée nationale, que préside Mme Guigou. J’ai vainement essayé, à plusieurs reprises, d’inscrire l’examen de cet accord à l’ordre du jour de nos travaux. Reconnaissez pourtant que la mise en œuvre d’un tel accord bilatéral de coopération avec la Turquie apporterait une pierre à l’édifice.
Il faut soutenir la courageuse Jordanie, qui accueille, selon les données du Haut Commissariat aux réfugiés, le HCR, 937 000 réfugiés, et même environ 1, 5 million selon des chiffres non officiels, ainsi que le Liban, pays extrêmement fragilisé qui a ouvert ses portes à 1, 5 million de personnes. Franchement, la France fait pâle figure à côté de ces États pourtant bien moins riches qu’elle !
Quant à l’Égypte, si on ne l’aide pas à rétablir son économie, si on ne la soutient pas dans sa progression, ce pays en souffrance de 90 millions d’habitants deviendra une nouvelle terre d’émigration. La Tunisie, frappée par des attentats qui fragilisent son économie et compromettent un équilibre déjà tellement précaire, se trouve exactement dans le même cas !
Monsieur le ministre, la Méditerranée est notre frontière. La Jordanie, l’Égypte, la Tunisie, le Liban sont des pays extrêmement fragiles, que nous devons absolument soutenir par l’aide au développement, par l’économie, mais aussi par une stratégie efficace et ciblée.
L’enjeu est d’autant plus important que la crise migratoire n’a pas encore atteint son pic. L’histoire nous enseigne que d’autres vagues de migrants arriveront et que nous aurons à faire face à d’incessantes déstabilisations.
Monsieur le ministre, il faut donc traiter les causes et pas uniquement les effets. Staline disait que la mort d’un homme est une tragédie et que celle d’un million d’hommes est une statistique, mais, derrière les chiffres, il y a des êtres humains plongés dans des situations absolument dramatiques.
L’histoire montre que nous pouvons anticiper les crises qui ne manqueront pas de survenir. À cet égard, je crois beaucoup à l’aide au développement. Le colloque qui s’est tenu la semaine dernière au Sénat a notamment permis de mettre en lumière les perspectives ouvertes par les projets d’électrification promus par Jean-Louis Borloo.