Intervention de Esther Benbassa

Réunion du 19 octobre 2016 à 14h00
Organisation place et financement de l'islam en france — Débat sur les conclusions d'une mission d'information

Photo de Esther BenbassaEsther Benbassa :

Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, le rapport intitulé De l’Islam en France à un islam de France, établir la transparence et lever les ambiguïtés, que nous devons à Nathalie Goulet et à André Reichardt, est le fruit d’une mission d’information présidée par Corinne Féret.

Ce rapport est d’abord pour moi, historienne des religions, un document anthropologique intéressant et stimulant. Il atteste que les débats sur l’islam aujourd’hui s’apparentent beaucoup à ceux qui, dès les Lumières, ont pris les juifs pour objet.

Le titre est à cet égard significatif : « islam en France » ou « Islam de France » ? Au fond, qu’est-ce que cela change ? Les deux vont de pair. Le mieux serait peut-être d’ailleurs de souhaiter la cristallisation d’un islam européen cultivant le changement en son sein avec ses caractéristiques propres, le distinguant de l’islam des pays musulmans. Je ferai le même type de remarque pour le mot « communauté », qui n’est qu’un terme générique, comme le soulignent eux-mêmes les rapporteurs.

Les contacts de la France contemporaine avec l’islam remontent à la colonisation de l’Algérie en 1830, mais c’est près d’un siècle et demi plus tard que les vagues d’émigration des trente glorieuses l’ont introduit dans le quotidien des Français en métropole. Ainsi l’islam n’a-t-il pas été soumis au Concordat napoléonien et n’a-t-il pas eu, comme le judaïsme, autre monothéisme minoritaire, à s’organiser dès 1808 autour de « consistoires ». Ce sont en effet ces consistoires qui ont porté l’intégration des juifs, devenus citoyens à part entière en 1790 et 1791.

L’expérience de la condition diasporique est récente pour les musulmans, d’où les problèmes organisationnels. Dans leur grande majorité, aujourd’hui, les musulmans de France sont des citoyens français. On estime leur nombre à quelque 5 millions. D’après un rapport récent de l’Institut Montaigne, 46 % d’entre eux constitueraient une majorité silencieuse avec un système de valeurs en adéquation avec la société française, et 25 % formeraient un groupe de conservateurs, pieux, fiers de leur islam, mais acceptant la laïcité ; enfin, 28 % des personnes sondées par l’Institut n’adhéreraient pas aux valeurs de la République.

Le mérite d’une telle enquête, à considérer avec prudence, est de souligner la fragmentation de cette population en diverses tendances ou sensibilités. On est là face à un groupe confessionnel encore traditionnel. Et traversé par des tensions entre les ressortissants des différents pays musulmans, notamment maghrébins et turcs, dans un CFCM de création récente, érigé comme interlocuteur, encore fragile, de la République.

Le rapport de nos collègues pointe les difficultés auxquelles font face les musulmans de France. La formation des imams, le poids du pays d’origine, les problèmes de financement, les conflits liés à la filière halal sont du nombre. Et le peu d’institutions existantes n’est pas en mesure d’y remédier.

Une chose ne doit pas être perdue de vue : on ne peut ni imposer des réformes par le haut ni imposer d’autorité des changements aux musulmans de France, stigmatisés de longue date et plus encore depuis les récentes vagues terroristes. Il semble d’ailleurs, hélas ! que l’on ne s’émeuve vraiment de l’existence et des problèmes de cette population qu’au lendemain d’un attentat, donc rarement à froid.

Nous ne sommes plus au début du XIXe siècle. L’État ne peut pas, tout seul, refonder l’islam de ce pays. Il doit pouvoir s’appuyer en interne sur des courants représentatifs existants et capables de se mettre en phase avec les exigences du temps. Si rien ne se passe à l’intérieur des groupes de musulmans, il ne faut pas espérer de grands changements.

Le judaïsme français et européen a fait, au XIXe siècle, converger ses propres ambitions de transformation avec celles de ses réformateurs non juifs. C’est de cette convergence que sont nés des mouvements comme la néo-orthodoxie ou la réforme. On observe d’ailleurs quelques similitudes entre les théories de Tareq Oubrou et la néo-orthodoxie juive.

La formation des imams dans des institutions universitaires jumelées avec les centres de formation déjà existants, pourquoi pas ? À condition qu’il ne s’agisse pas seulement de leur apprendre les « valeurs de la République », mais bien de les initier à ce que le rapport appelle pudiquement le « texte », qui n’est autre que la théologie. Je tiens en effet à préciser au passage que, dans l’islam, il n’y a pas un seul texte : il y a le Coran, les hadiths, etc.

Créons, en terre non concordataire, des instituts musulmans comparables aux instituts catholiques et protestants. Créons, à l’université de Strasbourg, en terre concordataire, une faculté de théologie musulmane. Ces lieux pourront faire émerger une génération de théologiens capables de repenser leur propre doctrine.

Le présent rapport démontre qu’il reste beaucoup à faire, et que l’on ne peut simplement calquer les solutions de demain sur des modèles anciens. L’islam de France doit être accompagné dans ses différences et dans ses difficultés, loin de tout affichage et hors de la pression d’une prétendue urgence. Ce sera long, mais pas impossible.

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