Intervention de Bernard Cazeneuve

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 22 juin 2016 à 16h17
Schéma national d'intervention — Audition de M. Bernard Cazeneuve ministre de l'intérieur

Bernard Cazeneuve, ministre :

La démocratie française est une démocratie dans laquelle le compromis est une faute. Quant à moi, je suis d'une culture où le compromis est un objectif à atteindre. Si, avec le Premier ministre, nous affirmons régulièrement notre volonté de réformisme, c'est parce que nous pensons que le compromis, c'est mieux qu'une confrontation.

Mais je constate que, lorsque nous adoptons des positions fermes, nous sommes obtus et psychorigides et, lorsque nous trouvons des accords, on crie à la volte-face... En somme, il n'y a pas de solution !

En réalité, pour discuter il faut des positions claires. Ces positions claires peuvent conduire à des confrontations, mais, si tout le monde fait preuve d'intelligence, elles peuvent aboutir à des compromis.

Le compromis n'est pas une faute. Faire des efforts mutuels dans l'intérêt général, faire en sorte qu'il y ait moins de confrontations et plus de discussions sur le sujet de l'ordre public, sur la relation à la police, non, ce n'est pas une faute. Telle est notre démarche.

Les dépêches AFP parlent de « volte-face ». On ne peut donc plus rien faire... Affirmer des positions fermes qui permettent d'aboutir à des compromis, ce sont des volte-face ! Appellera-t-on jamais « compromis » dans ce pays ce qui mérite d'être appelé ainsi ? C'est regrettable.

Dans beaucoup de pays européens, des familles différentes arrivent à faire des compromis sur l'essentiel : les organisations syndicales avec les gouvernements et les gouvernements avec les syndicats.

Notre pays, confronté à tous les défis dont nous venons de parler, a besoin d'apaisement. En tant que ministre de l'intérieur, je cherche toujours l'apaisement, ce qui ne veut pas dire une occultation des sujets. Si je dis ce que je dis sur les forces de l'ordre, c'est parce que je sais ce qu'elles vivent. Je suis près de mes troupes lorsqu'il y a des drames. Les policiers, comme les manifestants, sont des êtres humains. Que leur métier soit de s'exposer au danger ne rend pas pour autant leurs blessures normales ou souhaitables.

Tout cela doit être dit. Mon rôle de ministre républicain est d'essayer de le dire, de le faire comprendre en étant patient, en évitant les emportements, en essayant de tenir un discours de pédagogie à travers les outrances... Mais je dois reconnaître, monsieur le Premier ministre, que ce n'est pas tous les jours très facile.

Monsieur Boutant, j'ai souhaité que nous puissions être capables de faire face à des situations d'extrême urgence, au bon niveau, en moins de vingt minutes. Il s'agit du délai nécessaire pour engager une force particulièrement entraînée et équipée en faisant abstraction des zones de compétence. Ce qui compte, c'est l'efficacité de l'intervention.

Ces forces, appelées primo-intervenants, ce sont les BAC, les PSIG-Sabre, les pelotons d'intervention de la gendarmerie, les CRS et la BRI.

Avant l'intervention de ces dernières, le rôle des primo-arrivants est de figer la situation, de fixer l'adversaire et de permettre aux primo-intervenants d'agir dans des conditions maîtrisées.

Enfin, comme au Bataclan, il peut être nécessaire de faire appel aux forces spécialisées pour neutraliser les terroristes.

Notre objectif est d'assurer un continuum d'intervention qui permette de neutraliser le plus rapidement possible ceux qui doivent l'être, de les mettre hors d'état de nuire et de pouvoir sauver le maximum de vies.

Et c'est ce continuum d'intervention entre primo-arrivants, primo-intervenants et forces spécialisées - avec une densification de la présence des forces spécialisées - que nous mettons en place.

Ce qui fonde le schéma, c'est beaucoup plus de forces sur beaucoup plus de territoires. Nous créons des unités supplémentaires en nombre, et nous faisons en sorte qu'elles soient au plus près des territoires pour intervenir rapidement. Croyez-moi, la création de nouveaux dispositifs nous aide beaucoup à sécuriser l'Euro 2016.

Les services du ministère de l'intérieur travaillent activement à une meilleure synergie entre les laboratoires criminalistiques de la police nationale, de la préfecture de police de Paris et de la gendarmerie nationale. J'ai d'ailleurs saisi les inspections générales d'une mission d'audit sur cette question. Je souhaite mieux valoriser les pôles d'excellence des uns et des autres.

J'ai également décidé d'activer un comité stratégique de la criminalistique pour tenter de contribuer à une meilleure coordination entre les différents laboratoires.

Plus généralement, en cas d'attaque terroriste majeure, comme ce fut le cas au Bataclan, l'engagement des capacités criminalistiques est toujours de la compétence de l'autorité judiciaire. C'est donc en menant un travail coordonné avec la chancellerie que nous pourrons encore renforcer les synergies criminalistiques en cas de crise.

Monsieur le sénateur Gautier, nous avons changé de modèle depuis les attentats de novembre. Cette tuerie de masse a touché plusieurs lieux, indistinctement. En outre, les menaces de Daech visent des cibles multiples, sur l'ensemble du territoire national et de nos villes.

Par conséquent, si nous nous engagions dans la stratégie de la garde statique, nous devrions mettre des gardes partout où il y a des dangers. Autant dire que nous n'arriverions jamais à sécuriser l'ensemble des cibles potentielles.

C'est la raison pour laquelle nous avons fait le choix tactique de mettre les terroristes en situation de se trouver confronté à des patrouilles dynamiques qui pourront les neutraliser.

Cela ne va pas sans poser quelques problèmes. Certains de nos compatriotes de confession juive, par exemple, s'inquiètent de la disparition des gardes statiques devant leurs lieux de culte. Et même si les gardes dynamiques, dans ce contexte de menace généralisée, garantissent mieux leur sécurité, il faut les en convaincre, il faut faire de la pédagogie, il faut mener des expérimentations... C'est ce que nous avons engagé, notamment à Paris, dans le cadre d'un dialogue à trois, pour atteindre ces objectifs.

Jean-Marie Bockel évoquait la question des tensions et de la guerre civile. Je tiens à préciser que le directeur général de la sécurité intérieure n'a jamais utilisé ce concept devant la commission d'enquête parlementaire. Il est trop avisé pour cela et ne le pense pas.

Les terroristes ont une stratégie simple qui consiste à semer l'effroi, à dresser les Français les uns contre les autres et à faire en sorte que la tension entre Français soit telle qu'à leurs crimes s'ajoutent encore d'autres violences.

Il est de notre responsabilité de ne jamais tomber dans ce piège. Notre capacité de résilience doit puiser sa force au creuset de notre unité. Le travail des services de renseignements doit y contribuer.

Nous travaillons beaucoup sur l'antiterrorisme. Nous avons arrêté, depuis le début de l'année 2016, près de 190 personnes, dont certaines préparaient des attentats pouvant faire énormément de morts. Je pense notamment à l'incarcération de Reda Kriket. Eu égard à ce qu'il préparait et à ses potentielles complicités, nous aurions pu assister à une tragédie bien plus importante que celles auxquelles nous avons été confrontés jusqu'à présent si nous n'avions pas mené cette opération à Argenteuil.

Nous regardons également tous les réseaux qui peuvent, à l'intérieur du pays, commettre des actes violents à l'encontre de telle ou telle communauté ou de tel ou tel lieu de culte dans le cadre de cette stratégie de division et de tension orchestrée par les terroristes et par un certain nombre de groupes en France. Nous sommes très vigilants.

Nous avons, par exemple, procédé à la neutralisation d'individus, dans le sud-ouest de la France, qui détenaient chez eux 31 armes. Ils ont reconnu vouloir s'en prendre à des lieux de culte musulmans. C'est aussi une réalité.

La mobilisation du Service central du renseignement territorial est centrale et fondamentale. La lutte contre le terrorisme, c'est repérer les signaux forts, les gens du haut du spectre, qui relèvent de la compétence de la direction générale de la sécurité intérieure, mais c'est aussi surveiller les signaux faibles, ceux que l'on détecte sur les territoires. Les individus radicalisés ne préviennent pas toujours de leur basculement vers le terrorisme. À cet égard, le renseignement territorial peut jouer un rôle important.

C'est la raison pour laquelle nous avons renforcé considérablement les effectifs et les moyens du renseignement territorial. J'ai souhaité créer cet état-major opérationnel de lutte contre le terrorisme associant l'ensemble des services. Il ne s'agit pas d'une strate supplémentaire, mais d'une méthode de travail qui conduit tous les services - DGPN, DGGN, DGSI, SCRT, DCPJ - à travailler ensemble sur des listes d'individus. Je ne parle pas d'analyses, mais bien de listes d'individus dont on s'assure qu'ils sont suivis et dont on veille à ce qu'ils ne passent pas à l'acte.

Une difficulté se pose quand un individu, qui fait l'objet d'une enquête poussée, est judiciarisé - c'était le cas du criminel de Magnanville. Les interceptions de sécurité deviennent alors des interceptions de sécurité judiciaires. Or, pour des raisons juridiques, vous ne pouvez faire à la fois des interceptions de sécurité administratives et des interceptions de sécurité judiciaires.

À ce moment-là, on rentre dans un processus judiciaire qui conduit à la mise en incarcération de l'individu dès lors que sont réunies suffisamment de preuves de son engagement dans la commission d'un acte terroriste. C'est l'État de droit et nous intervenons dans la lutte contre le terrorisme en appliquant rigoureusement les principes de l'État de droit.

Madame Perol-Dumont, vous m'interrogez sur la politique d'anticipation et de prévention des actes terroristes. C'est un débat que nous avons eu au Sénat et à l'Assemblée nationale qui n'est pas aussi simple qu'il y paraît.

En effet, anticiper les attentats et les prévenir revient à mettre en oeuvre des mesures de police administrative. Et quand vous décidez d'une assignation à résidence, que vous faites une perquisition administrative, que vous opérez une écoute administrative, toute une série d'acteurs, dont je comprends les motivations, expliquent immédiatement que les mesures de police administrative que nous prenons devraient normalement relever de l'ordre judiciaire, faute de quoi il y a un défaut de protection des libertés.

Je ne partage pas le raisonnement selon lequel là où le contrôle du juge judiciaire ne s'exerce pas, les libertés publiques ne sont pas défendues. Comme si le juge administratif n'était pas lui-même un juge protecteur des libertés !

Ce qui se fait sur le terrain préventif engendre toujours ce type de débat. Souvenez-vous de nos échanges sur la loi renseignement ou sur la loi Urvoas.

Oui, je souhaite anticiper ; oui, je souhaite prendre des mesures administratives - et nous les prenons -, mais nous en revenons toujours à ce débat cornélien, propre à un État de droit.

Prenons l'exemple de la mise en rétention des fichés S. Cela peut sembler plein de bon sens, sauf qu'il y a deux problèmes.

Premièrement, si vous mettez en rétention tous ceux qui sont suivis par les services de renseignement et qui l'ignorent - c'est-à-dire quasiment 100 % d'entre eux -, vous ne pouvez plus conduire les enquêtes qui vous permettent de démanteler des filières.

Il s'agit d'une idée séduisante en apparence, mais c'est oublier qu'une fiche S est une fiche de mise en attention. Or ces enquêtes nous permettent de mettre beaucoup de gens hors d'état de nuire. Si nous leur disons qu'ils sont surveillés, ils se dissimuleront ; et s'ils se dissimulent, nous ne pourrons plus rien prouver et ils pourront commettre des crimes. Au final, cette bonne idée risque de nous poser un vrai problème.

Deuxièmement, l'article 66 de la Constitution prévoit qu'une mesure privative de liberté ne peut être prise que sous l'autorité d'un juge judiciaire. Or un juge judiciaire ne prend aucune mesure privative de liberté sans élément de culpabilité. Il ne faut pas confondre mise en attention d'une fiche et culpabilité d'un individu.

Je comprends ces raisonnements, ou plutôt le bénéfice politique que l'on peut en tirer. Les Français peuvent se convaincre que c'est la bonne chose à faire et même s'étonner que nous ne le fassions pas. Mais dès que l'on pousse le raisonnement un peu plus loin, on perçoit tous les problèmes que je viens d'évoquer.

Je me permets d'insister sur le fait que tout cela est beaucoup plus compliqué qu'on ne le dit, y compris lorsqu'il s'agit de faire de la prévention par la rétention.

Madame la sénatrice, la réserve opérationnelle fait partie du quotidien du ministère - plusieurs milliers de réservistes, notamment de la gendarmerie, sont engagés chaque année.

La réserve citoyenne est en forte croissance. Nous comptons sûrement des réservistes citoyens parmi vous. Je crois beaucoup à l'apport de ce dispositif, d'une richesse extraordinaire en termes de compétences rares, de soutien, de conseil.

Je souhaite que le ministère de l'intérieur soit à la fois le ministère de l'État, des préfectures et des sous-préfectures, le ministère de la sécurité et aussi le ministère de l'engagement citoyen. La réserve citoyenne peut servir de catalyseur pour mobiliser les citoyens face aux attentats.

Il doit être possible d'étendre l'utilisation d'Alerte attentat aux Français de l'étranger. Il faut travailler avec le Quai d'Orsay sur la question et se pencher sur les modalités techniques.

Monsieur del Picchia, je pense que les conditions d'engagement du feu des militaires sur le territoire national ne pourront jamais être les mêmes que celles de la police et de la gendarmerie dans la mesure où il ne s'agit pas d'un théâtre d'opérations militaires.

Nous devons définir des complémentarités. Bien évidemment, en état de légitime défense, un militaire sera fondé à intervenir. Toujours est-il que nous ne voulons pas d'une situation où les uns se substituent aux autres.

Monsieur le sénateur Trillard, j'ai beaucoup travaillé avec Mme Touraine à l'élaboration d'une circulaire commune qui définisse l'articulation de l'intervention des « rouges » et des « blancs » pour des opérations de sécurité civile ou de secours à la personne en cas de catastrophe naturelle ou de tragédies telles que des attentats terroristes.

Je vais me permettre de vous faire parvenir cette circulaire de mai 2015, si j'ai bonne souvenance. Elle a permis de faciliter les interventions entre « rouges » et « blancs » lors des derniers attentats et les choses se sont passées de façon absolument remarquable.

Monsieur le sénateur Roger, les forces spéciales relevant du ministère de la défense, et plus particulièrement du COS, sont engagées dans le cadre de l'opération Barkhane et sur différents théâtres d'opérations extérieurs. Le contrat Protection ne prévoit pas leur déploiement sur le territoire national dans le cadre de l'opération Sentinelle.

À l'inverse, le Schéma national d'intervention concerne les forces qui relèvent du ministère de l'intérieur. Il organise leur régime d'alerte, leur engagement, la complémentarité de leur action.

Cela n'exclut pas, si un besoin ponctuel se faisait sentir, comme l'évoque d'ailleurs le dernier rapport du SGDSN, de faire appel aux forces spéciales relevant du ministère de la défense par voie de réquisition.

Je pense qu'il faut s'en tenir à l'équilibre arrêté dans le Schéma. Au-delà, nous risquerions de nous exposer à des problèmes à la fois de cohérence et de disponibilité.

Je suis toujours extrêmement prudent sur la question des drones, parce que je ne veux pas trop dévoiler les dispositifs dont nous disposons, de peur qu'ils ne soient déjoués.

Je peux toutefois vous dire que nous mobilisons ces appareils dans le cadre de l'Euro 2016. Je peux également organiser une visite, pour les parlementaires intéressés, de la « fan zone » ou d'autres dispositifs. Je ne souhaite pas en faire état trop publiquement, même si tout cela est très convenable... (Sourires.)

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