Intervention de Jean-Marc Grosgurin

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 2 mars 2016 à 10h30
Audition de M. Jean-Marc Grosgurin ambassadeur de france au yémen

Jean-Marc Grosgurin, ambassadeur de France au Yémen :

C'est un plaisir de me retrouver parmi vous ce matin pour évoquer un pays peu connu, mais qui, après plusieurs années de crise politique et presque un an de conflit, est à l'agonie.

Je commencerai par répondre à la dernière question concernant les perspectives de réouverture de l'ambassade. J'ai eu l'occasion d'exercer cinq mois in situ. J'ai pris mes fonctions le 15 septembre 2014 à Sanaa ; trois jours après, les Houthis ont investi la capitale ; j'avais cependant pu présenter mes lettres de créance au président Hadi au bout d'une heure et demie de présence. Après quelques jours, j'avais déjà une éventuelle évacuation à l'esprit. On a tenu cinq mois, pendant lesquels on y a cru, même durant la période de transition, sous le nouveau gouvernement. Tout s'est effondré sous l'effet du coup de force des Houthis, puis du coup d'État. Toutes les ambassades ont été évacuées entre février et mars-avril 2015. Nous avons eu 48 heures pour évacuer l'ambassade de France. Ce laps de temps a permis que nous nous concentrions sur les priorités - destruction des équipements, des documents sensibles, paiement des dernières factures quand on le pouvait, explications aux agents, y compris ceux de droit local. Le départ ne s'est pas fait sous la mitraille, des lignes aériennes fonctionnant encore. Les Houthis ne nous ont pas confisqué nos blindés, comme ils l'ont fait aux Américains sur la route de l'aéroport.

Après deux mois passés à Paris pour revoir notre dispositif, nous avons décidé de nous installer dans un premier temps à Djeddah, où se trouvaient nos collègues américains et britanniques, puis j'ai très vite considéré que cette localisation était un peu marginale et, depuis septembre, l'ambassade de France au Yémen est sise à Riyad. Naturellement, cette position n'est pas neutre, Riyad se trouvant à la tête de la coalition sunnite que vous avez mentionnée, mais les raisons de ce choix sont pour nous très pragmatiques. Les autorités yéménites, que nous reconnaissons, une grande partie du gouvernement, ainsi que le président Hadi se trouvent en effet encore à Riyad, même s'ils essaient de s'installer à Aden, déclarée capitale « provisoire » du pays depuis quelques mois. Si l'on veut garder de l'influence, on est obligé d'être aux côtés des autorités yéménites. Pour l'instant, l'essentiel se passe donc à Riyad. En outre, l'envoyé spécial du secrétaire général des Nations unies se rend fréquemment dans la capitale saoudienne, et le G18, qui soutient le processus de transition politique depuis 2011, y tient très régulièrement ses réunions.

Je n'entrerai pas dans les détails : je vis à l'hôtel et je suis en fait en permanence dans les avions pour des missions diverses et variées : la France parle à tout le monde, même aux rebelles que sont les représentants des groupes houthis, ou au Congrès populaire général (CPG), le parti de l'ex-président Saleh, qui compte encore. On les rencontre généralement à Mascate, et l'on se rend également dans d'autres pays de la région.

Le Yémen est un pays peu connu, celui de l'ancienne Arabia felix de l'antiquité et de la Reine de Saba. Tout cela sonne favorablement à nos oreilles. Sanaa, capitale du pays, possède un patrimoine architectural exceptionnel, classé par l'Unesco depuis 1954. Le Yémen couvre une superficie proche de celle de la France.

Les zones montagneuses sont importantes vis-à-vis de la situation militaire. Les Houthis et le CPG tiennent le Yémen montagneux. Les forces de la coalition bombardent une bonne partie des bases des rebelles, et les troupes pro-gouvernementales favorables au président Hadi ont repris pied au sud du pays. Elles tentent maintenant de conquérir les montagnes - mais c'est beaucoup moins simple que ce que disent les communiqués qui, dans le Golfe, ne cessent d'affirmer que Sanaa va tomber dans quelques jours...

Ce conflit est, à l'origine, la résultante d'une crise politique qui a dérapé. Il s'agit, en 2011, d'un « printemps yéménite » qui tourne mal. Le président Saleh, qui a présidé pendant trente-trois ans aux destinées du Yémen, a été renversé. On a cru un moment que le modèle de transition politique yéménite pouvait être un exemple pour d'autres, le président n'ayant été ni tué ni emprisonné. Les pays du Golfe, dont l'Arabie saoudite, ont pris l'initiative de le mettre à l'écart en le destituant et ont entamé une procédure de transition politique, avec un nouveau président élu légitimement par sept millions d'électeurs en 2012, le président Hadi. C'était certes le seul candidat, mais son autorité est reconnue internationalement.

Le président Hadi a été l'adjoint du président Saleh. Ils se connaissent bien. Le conflit a pour origine le fort mécontentement, notamment de la jeunesse, à l'égard du président Saleh et de son régime, après trente-trois ans de pouvoir, du fait d'une corruption importante. Ce qui a mis le feu aux poudres, c'est la rupture du « pacte politique fondateur » entre le parti du président Saleh, le CPG, et le parti allié, branche des Frères musulmans appelée Al-Islah, alliée du président Saleh. À eux deux, ces deux partis se partageaient les ressources du pays.

Cette rupture est due au projet de succession dynastique, le président Saleh voulant que son fils Ahmed Ali lui succède. Al-Islah va s'opposer à ce projet, et la jeunesse yéménite va descendre dans la rue. La société civile et d'autres partis vont manifester. Le président Saleh va céder le pouvoir, dans le cadre de l'initiative du Golfe, au président Hadi. La transition peut commencer. Malheureusement, entre 2012 et 2014, il ne se passe rien, et la transition dérape. L'arrivée des Houthis dans le jeu politique en 2014 jusqu'à Sanaa découle de cette paralysie quasi-totale de la transition politique, l'inaction du président Hadi ayant déçu énormément la population yéménite.

Les Houthis arrivent au pouvoir par un coup de force, et prennent Sanaa en quarante-huit heures. J'étais à Sanaa : il n'y a pas eu de combats importants. Tout s'est passé très vite. Sanaa est tombée « comme un fruit mûr » parce que, très opportunément, le président Saleh, qui avait été destitué, en fin renard politique, n'a pas trouvé mieux que de s'allier avec la rébellion houthis du nord pour rester dans le jeu. C'est peut-être l'erreur que la communauté internationale a commise, le président Saleh ayant été autorisé à rester à Sanaa. Grâce à ses réseaux très importants dans les tribus, l'armée, les renseignements et parmi les religieux, il est demeuré très actif et s'est allié avec ses ennemis intimes. On l'a oublié mais, durant les années 2000, le Yémen a essuyé six guerres. Les Houthis ont déploré la mort de 10 000 à 15 000 personnes, entre 2004 et 2009, du fait des combats menées par le président Saleh dans la région de Saada, au nord du Yémen.

Cette alliance contre-nature a finalement fonctionné. Les Houthis ont pu prendre la capitale. L'armée a laissé faire sur instructions du président Saleh, et le président Hadi a décidé de ne pas combattre, afin d'éviter de monter contre lui les troupes de l'armée qui lui étaient restées loyales.

Cette prise de la capitale a très rapidement mené à un accord politique sous l'égide des Nations unies. C'est à la suite de la constitution de ce gouvernement d'union nationale que l'on a cru que l'on pourrait reprendre la transition avec des réformes, des élections, une constitution et un projet fédéral.

Tout cela a capoté au bout de quelques mois. Les Houthis, après leur coup de force, ont tenté le coup d'État. Ils ont exercé une pression énorme sur le président Hadi, qui a été obligé de démissionner et de s'enfuir à Aden, après quelques semaines passées en résidence surveillée. Les Houthis ont donc dissous le Parlement et, par une déclaration constitutionnelle, ont créé un Haut Comité révolutionnaire (6 février 2015).

Aden a vu l'arrivée du président Hadi pour très peu de temps. En effet, quand il s'est réfugié à Aden, les Houthis ont très vite décidé de fondre sur la ville. C'est une des lignes rouges qui a été franchie et qui a déclenché l'intervention de la coalition du 26 mars 2015 menée par l'Arabie saoudite. Le président Hadi a alors été obligé de se réfugier en exil à Riyad. L'autre ligne rouge pour l'Arabie saoudite se trouvait au nord du pays, du fait des missiles et de l'insécurité incessante exercée par les Houthis sur la frontière.

Depuis les frappes, une partie du territoire a été regagnée par la coalition et par les forces gouvernementales. Il faut savoir que celles-ci constituent un « patchwork » de miliciens favorables à Hadi, de tribus plus ou moins pro-Hadi ou qui ont intérêt à lutter contre les Houthis, d'islamistes, de membres d'AQPA, de groupe armés, de trafiquants, de « comités populaires ». Les forces pro-gouvernementales sont en réalité tout sauf unies. C'est ce qui pose problème à la coalition et qui explique qu'après un an de combats sur le terrain et de bombardements, les groupes favorables aux Houthis et à Saleh tiennent encore la partie peuplée du Yémen, en dépit de fortes pressions sur le nord, vers la localité de Midi, le port de la mer Rouge, à la frontière avec l'Arabie saoudite, ou à l'est, où ont actuellement lieu énormément de combats dans la région de Marib. Les forces pro-gouvernementales restent malgré tout bloquées en dépit, ces dernières semaines, de quelques avancées, jusqu'à 70 kilomètres de Sanaa. Il s'agit cependant là d'avancées fréquemment réalisées « à la yéménite » ; en fait, ce sont essentiellement des retournements de tribus.

La stratégie saoudienne consiste plutôt pour l'instant à acheter la loyauté des tribus en inondant le pays d'armes et de dollars pour essayer de détourner les tribus les plus influentes de l'ancien président Saleh ou des Houthis. Les choses ne sont donc pas simples.

Au sud, on compte certaines avancées. Aden a été reprise par les forces de la coalition et par les forces pro-gouvernementales à la mi-juillet 2015, mais est actuellement incontrôlable. On a maintenant un État qui a failli, une autorité légitime qui peine à s'installer à Aden, alors que c'était l'objectif de l'intervention de la coalition, et des groupes terroristes dont la capacité d'action a crû de façon sensible depuis plusieurs mois, avec AQPA, déjà présent depuis 2009.

Les deux branches importantes d'Al-Qaïda dans la péninsule étaient la branche saoudienne et la branche yéménite. La branche saoudienne a été mise à mal par l'action de Mohammed ben Nayef, alors ministre de l'intérieur d'Arabie Saoudite. Le groupe terroriste s'est alors relocalisé au Yémen, où les conditions étaient très favorables. AQPA est donc maintenant implanté dans le pays, en partie à Aden et sur la côte, et l'organisation a depuis plusieurs mois engagé une « stratégie de territorialisation », essentiellement au sud, surtout sur la côte. Cela se traduit par d'intenses combats avec des tribus locales dont AQPA veut contrôler le territoire et par des luttes avec le peu de forces pro-gouvernementales qui existent, notamment à Aden, pour le contrôle de tous les trafics d'armes ou de pétrole. Tout arrive à Sanaa, et tout passe de main en main. Les armes proviennent d'Arabie saoudite ou de la corne de l'Afrique mais peuvent, par le jeu des reventes, parvenir chez les ennemis du fait du jeu des tribus.

Le deuxième groupe terroriste que l'on connaît, qui n'existait pas au Yémen avant 2015, c'est Daech. Le premier attentat important de Daech au Yémen a eu lieu le 20 mars 2015 à Sanaa. Ses membres sont moins nombreux et moins implantés qu'AQPA. Cela reste un groupe local ou de transfuges d'AQPA, mais ses membres représentent un vrai danger, parce qu'ils sont en train de s'implanter progressivement dans le pays. Ils ont une capacité de circulation et d'action importante. Si on n'y prend garde, si le conflit perdure et si, au nord - en Irak et en Syrie - Daech est vaincu, le Yémen offre toutes les conditions d'accueil d'un « califat de substitution ». Reste à savoir comment les relations évolueront entre Daech et Al-Qaïda à l'avenir.

Il existe aussi des relations ambiguës, au sein de la coalition, par rapport à ces groupes. On compte deux acteurs majeurs au sein de cette coalition : l'Arabie saoudite, qui en est à la tête, et les Émirats arabe unis, qui ont « mis le paquet » en termes de troupes sur le terrain. Ils ont payé un lourd tribut. Les Emiriens ont cependant une différence majeure avec Riyad : ils ne veulent pas combattre aux côtés d'Al-Qaïda. C'est certainement l'une des raisons d'un début de désengagement, entrepris au mois d'octobre dernier, de la part des Émirats, ce qui a posé d'énormes difficultés à la coalition sur le terrain.

La pomme de discorde entre Abou Dabi et Riyad réside dans la relation avec Al-Qaïda. Pour les Emiriens, AQPA est clairement un ennemi. Riyad est plus ambigu à ce sujet, mais moins concernant Daech. Il faut cependant signaler que Riyad n'a jamais frappé les sites occupés par Al-Qaïda. La ville d'Al-Mukalla, chef-lieu de la province du Hadramaout, occupée depuis plusieurs mois par Al-Qaïda, n'a jamais été frappée par la coalition. Pour les Émiriens, c'est inacceptable.

La carte des villes a été établie par mon attaché de défense en fonction des informations dont on dispose, qui doivent être vérifiées régulièrement, les rumeurs, la propagande, les communiqués d'intoxication allant bon train. C'est très compliqué de savoir exactement ce qui se passe. On n'est plus sur place et le jeu de communiqués de part et d'autre est intense, surtout depuis quelques semaines. La coalition et le pouvoir nous expliquent que les autorités légitimes contrôlent 80 % du territoire yéménite. Mais on a du mal à comprendre cette estimation, la zone où les autorités légitimes évoluent effectivement représentant 10 % à 15 % du territoire du pays - et encore si l'on compte Aden.

Aden pose problème. Les autorités légitimes y passent mais ne s'y installent pas. On dit même que le président, quand il ne dort pas au palais de Maachiq, dormirait « offshore », sur un bateau au large de la côte, compte tenu du risque d'attentats. Un certain nombre de villes au sud sont sous le contrôle d'AQPA qui met en place recettes et impôts...Al-Mukalla n'a jamais été frappée, mais il semble qu'hier, selon mes informations, la coalition aurait tenté de lancer une attaque aérienne. Pour le reste, la stratégie d'AQPA, quand elle réussit à s'étendre, est d'essayer de gagner le soutien de la population en fournissant aide et services sociaux.

Comme vous le voyez, ce dossier est extrêmement complexe. Les pourparlers sont au point mort. J'étais aux deux cycles de négociations de Genève. Je vous expliquerai, si vous le souhaitez, les raisons du blocage de ces pourparlers. L'envoyé spécial pour le Yémen doit être soutenu dans son action de médiation.

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