Sera publié ultérieurement.
Mes chers collègues, notre président, Jean-Pierre Raffarin, vous prie de bien vouloir excuser son absence ce matin.
Avant d'accueillir notre hôte, M. Jean-Marc Grosgurin, ambassadeur de France au Yémen, M. Gaëtan Gorce m'a demandé la parole. Je la lui donne bien volontiers.
Monsieur le président, j'ai interrogé Jean-Pierre Raffarin sur le degré d'information du Parlement quant à une éventuelle présence de forces françaises en Libye. Il semblerait en effet, d'après des indiscrétions de presse, que des forces spéciales aient été engagées en Libye sans que le Parlement en soit informé. Or l'article 35 de la Constitution précise qu'une information doit être donnée au Parlement dans les trois jours suivant une telle intervention.
Nos forces spéciales appartiennent aux forces armées. Elles ne relèvent pas d'outils clandestins. Par conséquent, je voulais savoir si le Parlement avait vu ses droits respectés dans cette affaire.
Ces informations n'ont échappé à aucun des membres de notre commission. Il s'agit d'opérations qui, de manière générale, sont couvertes par le secret de la défense nationale. Cela posé, je crois savoir que notre président a l'intention d'auditionner le ministre de la défense sur ce sujet. Ce sera déjà un premier élément d'information.
Je me suis permis de poser cette question pour des raisons de principes d'abord et, ensuite, parce que nous avons récemment autorisé l'intervention des forces françaises en Irak et en Syrie. À l'époque, il nous a été dit qu'il n'était pas question que des interventions puissent avoir lieu en Libye. On sait les conséquences qu'elles peuvent avoir et il est donc important que, même de manière discrète, le président de notre commission soit informé de cette situation et que le Parlement ne soit pas tenu à l'écart de décisions qui peuvent avoir des conséquences politiques, militaires et diplomatiques très importantes.
Nous partageons naturellement cette légitime curiosité, mais nous désapprouvons la publication de cette information dans un journal. Je pense qu'il y a là une faute grave.
Il y a en fait deux fautes, l'une qui réside dans le fait que le secret Défense ait été éventé, c'est-à-dire qu'une source ait parlé à la journaliste, l'autre qui relève de la journaliste elle-même. Il ne s'agit pas d'une journaliste inexpérimentée en matière de défense. Elle a des liens très fins avec l'ensemble de nos forces armées - ministère, DGA, industriels. Le choix qu'elle a fait de publier cette information, qui met naturellement nos forces en difficulté sur le terrain, nous place également en position délicate vis-à-vis du pays en question et constitue donc une lourde responsabilité.
Je veux bien que l'on informe le Parlement, mais la DGSE est présente dans un très grand nombre de pays sous une forme clandestine, et il n'y a pas à en connaître ! S'agissant des forces spéciales, c'est effectivement plus discutable, puisque ce sont des forces armées mais, pour autant, je vous renvoie à notre rapport sur celles-ci : nous avons très largement évoqué le fait que ces interventions étaient par nature très discrètes, en particulier lorsqu'il s'agit d'évaluer l'environnement. Je pense donc qu'il convient d'être prudent, tout en respectant le formalisme prévu par la Constitution.
Notre travail sur les OPEX nous permettra précisément d'affiner la doctrine d'utilisation de l'article 35, y compris au plan juridique. Cela me paraît tout à fait naturel. En revanche, je pense que, sur cette question de la Libye, il faut laisser les choses se faire dans la discrétion, sans publier d'informations outre mesure, et donc dépasser un peu le formalisme. Le ministre de la défense a d'ailleurs eu raison de déposer une plainte contre cette rupture du secret Défense !
A mon sens, il s'agit de respect de la Constitution et non pas de formalisme !
Dont acte ! Le ministre de la défense viendra très prochainement s'exprimer sur ce sujet.
Mes chers collègues, nous avons plaisir d'accueillir ce matin Jean-Marc Grosgurin, ambassadeur de France au Yémen, que nombre d'entre vous connaissent bien. C'est une manière de rendre hommage aux responsabilités que vous exercez, monsieur l'ambassadeur, dans un poste particulièrement exposé, même si vous ne pouvez en ce moment vous trouver sur le terrain lui-même. C'est aussi un moment important pour mieux comprendre un conflit qui ne fait pas tous les jours l'actualité, mais qui est dramatique et qui, dans une région elle-même soumise à de nombreux soubresauts, revêt une importance considérable en termes de géopolitique.
Votre expérience, bien connue d'un certain nombre d'entre nous, est importante : vous avez exercé au Liban, au Qatar, à Dakar, en République centrafricaine. En septembre 2014, vous avez été nommé ambassadeur de France auprès de la République du Yémen.
Nous avons besoin de vous entendre pour mieux comprendre cette crise à la fois politique et humanitaire, certainement l'une des plus sombres que connaît la République du Yémen, cette contrée que les Romains appelaient « l'Arabie heureuse », qui est en proie à une guerre civile depuis maintenant plus d'un an.
En janvier 2015, les forces houthis, qui sont de confession zaïdite, branche proche des chiites, ont renversé le président Hadi, élu en 2012. Il est parti se réfugier en Arabie saoudite pour rétablir son gouvernement. En mars 2015, le conflit s'est brusquement internationalisé. Une coalition de pays arabes, conduite par l'Arabie saoudite, avec la participation des États-Unis, a lancé des attaques aériennes contre les positions houthis. Ces frappes se sont poursuivies durant toute l'année 2015, en parallèle avec des affrontements terrestres.
Vous nous direz quelle est aujourd'hui la situation telle que vous la connaissez. Quelles sont les positions de la rébellion houthis et quelle partie du territoire cette rébellion contrôle-t-elle aujourd'hui ?
Je rappelle quelques chiffres qui font réfléchir : 6 000 morts, 35 000 blessés, sans compter les populations déplacées, qui s'enfuient soit vers Djibouti, soit vers la Somalie.
Le 17 février dernier, l'envoyé spécial du secrétaire général des Nations unies déclarait devant le Conseil de sécurité que « des divisions profondes » entre les protagonistes empêchaient, pour l'instant, la tenue de nouvelles négociations ». Qu'est-ce qui freine aujourd'hui concrètement la mise en place de pourparlers pour arrêter ce massacre et cette situation ? Existe-t-il un blocage ?
Par ailleurs, quels sont, de votre point de vue, les objectifs réels que poursuit l'Arabie saoudite, au Yémen, à la tête de la coalition de pays sunnites ? S'agit-il simplement de rétablir la stabilité d'une zone d'intérêt stratégique, notamment autour du détroit de Bab-el-Mandeb ? Ne peut-on décrypter à travers ce nouveau conflit une répétition de la lutte d'influence entre l'Iran et l'Arabie saoudite ?
Que sait-on exactement de l'action et des motivations de l'Iran dans ce dossier ? La semaine dernière, le gouvernement yéménite a accusé le Hezbollah libanais d'envoyer des combattants pour soutenir les Houthis. Quel est le degré d'implication de Téhéran aux côtés des rebelles, en termes de moyens militaires et financiers ? L'Iran soutient-il seulement ces chiites, ou endosse-t-il aussi le soutien que cette aide apporte de facto aux forces de l'ancien président Saleh contre le président Hadi ?
Quelle est l'implantation des organisations terroristes au Yémen - Al-Qaïda dans la péninsule arabique (AQPA) et Daech ? Le pourrissement de la situation politique au Yémen, sa proximité avec la Somalie ne constituent-ils pas une aubaine pour tous ces groupes terroristes ? Dans un avenir proche, cet espace géographique du Yémen et de la Somalie ne peut-il devenir un noyau fort du terrorisme mondial, à l'image de la Syrie ou de l'Irak, ou de l'arc Pakistan-Afghanistan ?
Quelles sont enfin les perspectives de réouverture de l'ambassade de France au Yémen ? Elle n'est du reste pas totalement fermée, puisque vous êtes en poste au Yémen mais travaillez depuis l'Arabie saoudite ; vous nous expliquerez pourquoi. À terme, avez-vous espoir de rejoindre physiquement votre poste ? Cela ne nuit-il pas à notre possibilité de peser sur la situation locale ?
Nous vous remercions par avance, monsieur l'ambassadeur, de nous apporter un éclairage sur ces différents points.
C'est un plaisir de me retrouver parmi vous ce matin pour évoquer un pays peu connu, mais qui, après plusieurs années de crise politique et presque un an de conflit, est à l'agonie.
Je commencerai par répondre à la dernière question concernant les perspectives de réouverture de l'ambassade. J'ai eu l'occasion d'exercer cinq mois in situ. J'ai pris mes fonctions le 15 septembre 2014 à Sanaa ; trois jours après, les Houthis ont investi la capitale ; j'avais cependant pu présenter mes lettres de créance au président Hadi au bout d'une heure et demie de présence. Après quelques jours, j'avais déjà une éventuelle évacuation à l'esprit. On a tenu cinq mois, pendant lesquels on y a cru, même durant la période de transition, sous le nouveau gouvernement. Tout s'est effondré sous l'effet du coup de force des Houthis, puis du coup d'État. Toutes les ambassades ont été évacuées entre février et mars-avril 2015. Nous avons eu 48 heures pour évacuer l'ambassade de France. Ce laps de temps a permis que nous nous concentrions sur les priorités - destruction des équipements, des documents sensibles, paiement des dernières factures quand on le pouvait, explications aux agents, y compris ceux de droit local. Le départ ne s'est pas fait sous la mitraille, des lignes aériennes fonctionnant encore. Les Houthis ne nous ont pas confisqué nos blindés, comme ils l'ont fait aux Américains sur la route de l'aéroport.
Après deux mois passés à Paris pour revoir notre dispositif, nous avons décidé de nous installer dans un premier temps à Djeddah, où se trouvaient nos collègues américains et britanniques, puis j'ai très vite considéré que cette localisation était un peu marginale et, depuis septembre, l'ambassade de France au Yémen est sise à Riyad. Naturellement, cette position n'est pas neutre, Riyad se trouvant à la tête de la coalition sunnite que vous avez mentionnée, mais les raisons de ce choix sont pour nous très pragmatiques. Les autorités yéménites, que nous reconnaissons, une grande partie du gouvernement, ainsi que le président Hadi se trouvent en effet encore à Riyad, même s'ils essaient de s'installer à Aden, déclarée capitale « provisoire » du pays depuis quelques mois. Si l'on veut garder de l'influence, on est obligé d'être aux côtés des autorités yéménites. Pour l'instant, l'essentiel se passe donc à Riyad. En outre, l'envoyé spécial du secrétaire général des Nations unies se rend fréquemment dans la capitale saoudienne, et le G18, qui soutient le processus de transition politique depuis 2011, y tient très régulièrement ses réunions.
Je n'entrerai pas dans les détails : je vis à l'hôtel et je suis en fait en permanence dans les avions pour des missions diverses et variées : la France parle à tout le monde, même aux rebelles que sont les représentants des groupes houthis, ou au Congrès populaire général (CPG), le parti de l'ex-président Saleh, qui compte encore. On les rencontre généralement à Mascate, et l'on se rend également dans d'autres pays de la région.
Le Yémen est un pays peu connu, celui de l'ancienne Arabia felix de l'antiquité et de la Reine de Saba. Tout cela sonne favorablement à nos oreilles. Sanaa, capitale du pays, possède un patrimoine architectural exceptionnel, classé par l'Unesco depuis 1954. Le Yémen couvre une superficie proche de celle de la France.
Les zones montagneuses sont importantes vis-à-vis de la situation militaire. Les Houthis et le CPG tiennent le Yémen montagneux. Les forces de la coalition bombardent une bonne partie des bases des rebelles, et les troupes pro-gouvernementales favorables au président Hadi ont repris pied au sud du pays. Elles tentent maintenant de conquérir les montagnes - mais c'est beaucoup moins simple que ce que disent les communiqués qui, dans le Golfe, ne cessent d'affirmer que Sanaa va tomber dans quelques jours...
Ce conflit est, à l'origine, la résultante d'une crise politique qui a dérapé. Il s'agit, en 2011, d'un « printemps yéménite » qui tourne mal. Le président Saleh, qui a présidé pendant trente-trois ans aux destinées du Yémen, a été renversé. On a cru un moment que le modèle de transition politique yéménite pouvait être un exemple pour d'autres, le président n'ayant été ni tué ni emprisonné. Les pays du Golfe, dont l'Arabie saoudite, ont pris l'initiative de le mettre à l'écart en le destituant et ont entamé une procédure de transition politique, avec un nouveau président élu légitimement par sept millions d'électeurs en 2012, le président Hadi. C'était certes le seul candidat, mais son autorité est reconnue internationalement.
Le président Hadi a été l'adjoint du président Saleh. Ils se connaissent bien. Le conflit a pour origine le fort mécontentement, notamment de la jeunesse, à l'égard du président Saleh et de son régime, après trente-trois ans de pouvoir, du fait d'une corruption importante. Ce qui a mis le feu aux poudres, c'est la rupture du « pacte politique fondateur » entre le parti du président Saleh, le CPG, et le parti allié, branche des Frères musulmans appelée Al-Islah, alliée du président Saleh. À eux deux, ces deux partis se partageaient les ressources du pays.
Cette rupture est due au projet de succession dynastique, le président Saleh voulant que son fils Ahmed Ali lui succède. Al-Islah va s'opposer à ce projet, et la jeunesse yéménite va descendre dans la rue. La société civile et d'autres partis vont manifester. Le président Saleh va céder le pouvoir, dans le cadre de l'initiative du Golfe, au président Hadi. La transition peut commencer. Malheureusement, entre 2012 et 2014, il ne se passe rien, et la transition dérape. L'arrivée des Houthis dans le jeu politique en 2014 jusqu'à Sanaa découle de cette paralysie quasi-totale de la transition politique, l'inaction du président Hadi ayant déçu énormément la population yéménite.
Les Houthis arrivent au pouvoir par un coup de force, et prennent Sanaa en quarante-huit heures. J'étais à Sanaa : il n'y a pas eu de combats importants. Tout s'est passé très vite. Sanaa est tombée « comme un fruit mûr » parce que, très opportunément, le président Saleh, qui avait été destitué, en fin renard politique, n'a pas trouvé mieux que de s'allier avec la rébellion houthis du nord pour rester dans le jeu. C'est peut-être l'erreur que la communauté internationale a commise, le président Saleh ayant été autorisé à rester à Sanaa. Grâce à ses réseaux très importants dans les tribus, l'armée, les renseignements et parmi les religieux, il est demeuré très actif et s'est allié avec ses ennemis intimes. On l'a oublié mais, durant les années 2000, le Yémen a essuyé six guerres. Les Houthis ont déploré la mort de 10 000 à 15 000 personnes, entre 2004 et 2009, du fait des combats menées par le président Saleh dans la région de Saada, au nord du Yémen.
Cette alliance contre-nature a finalement fonctionné. Les Houthis ont pu prendre la capitale. L'armée a laissé faire sur instructions du président Saleh, et le président Hadi a décidé de ne pas combattre, afin d'éviter de monter contre lui les troupes de l'armée qui lui étaient restées loyales.
Cette prise de la capitale a très rapidement mené à un accord politique sous l'égide des Nations unies. C'est à la suite de la constitution de ce gouvernement d'union nationale que l'on a cru que l'on pourrait reprendre la transition avec des réformes, des élections, une constitution et un projet fédéral.
Tout cela a capoté au bout de quelques mois. Les Houthis, après leur coup de force, ont tenté le coup d'État. Ils ont exercé une pression énorme sur le président Hadi, qui a été obligé de démissionner et de s'enfuir à Aden, après quelques semaines passées en résidence surveillée. Les Houthis ont donc dissous le Parlement et, par une déclaration constitutionnelle, ont créé un Haut Comité révolutionnaire (6 février 2015).
Aden a vu l'arrivée du président Hadi pour très peu de temps. En effet, quand il s'est réfugié à Aden, les Houthis ont très vite décidé de fondre sur la ville. C'est une des lignes rouges qui a été franchie et qui a déclenché l'intervention de la coalition du 26 mars 2015 menée par l'Arabie saoudite. Le président Hadi a alors été obligé de se réfugier en exil à Riyad. L'autre ligne rouge pour l'Arabie saoudite se trouvait au nord du pays, du fait des missiles et de l'insécurité incessante exercée par les Houthis sur la frontière.
Depuis les frappes, une partie du territoire a été regagnée par la coalition et par les forces gouvernementales. Il faut savoir que celles-ci constituent un « patchwork » de miliciens favorables à Hadi, de tribus plus ou moins pro-Hadi ou qui ont intérêt à lutter contre les Houthis, d'islamistes, de membres d'AQPA, de groupe armés, de trafiquants, de « comités populaires ». Les forces pro-gouvernementales sont en réalité tout sauf unies. C'est ce qui pose problème à la coalition et qui explique qu'après un an de combats sur le terrain et de bombardements, les groupes favorables aux Houthis et à Saleh tiennent encore la partie peuplée du Yémen, en dépit de fortes pressions sur le nord, vers la localité de Midi, le port de la mer Rouge, à la frontière avec l'Arabie saoudite, ou à l'est, où ont actuellement lieu énormément de combats dans la région de Marib. Les forces pro-gouvernementales restent malgré tout bloquées en dépit, ces dernières semaines, de quelques avancées, jusqu'à 70 kilomètres de Sanaa. Il s'agit cependant là d'avancées fréquemment réalisées « à la yéménite » ; en fait, ce sont essentiellement des retournements de tribus.
La stratégie saoudienne consiste plutôt pour l'instant à acheter la loyauté des tribus en inondant le pays d'armes et de dollars pour essayer de détourner les tribus les plus influentes de l'ancien président Saleh ou des Houthis. Les choses ne sont donc pas simples.
Au sud, on compte certaines avancées. Aden a été reprise par les forces de la coalition et par les forces pro-gouvernementales à la mi-juillet 2015, mais est actuellement incontrôlable. On a maintenant un État qui a failli, une autorité légitime qui peine à s'installer à Aden, alors que c'était l'objectif de l'intervention de la coalition, et des groupes terroristes dont la capacité d'action a crû de façon sensible depuis plusieurs mois, avec AQPA, déjà présent depuis 2009.
Les deux branches importantes d'Al-Qaïda dans la péninsule étaient la branche saoudienne et la branche yéménite. La branche saoudienne a été mise à mal par l'action de Mohammed ben Nayef, alors ministre de l'intérieur d'Arabie Saoudite. Le groupe terroriste s'est alors relocalisé au Yémen, où les conditions étaient très favorables. AQPA est donc maintenant implanté dans le pays, en partie à Aden et sur la côte, et l'organisation a depuis plusieurs mois engagé une « stratégie de territorialisation », essentiellement au sud, surtout sur la côte. Cela se traduit par d'intenses combats avec des tribus locales dont AQPA veut contrôler le territoire et par des luttes avec le peu de forces pro-gouvernementales qui existent, notamment à Aden, pour le contrôle de tous les trafics d'armes ou de pétrole. Tout arrive à Sanaa, et tout passe de main en main. Les armes proviennent d'Arabie saoudite ou de la corne de l'Afrique mais peuvent, par le jeu des reventes, parvenir chez les ennemis du fait du jeu des tribus.
Le deuxième groupe terroriste que l'on connaît, qui n'existait pas au Yémen avant 2015, c'est Daech. Le premier attentat important de Daech au Yémen a eu lieu le 20 mars 2015 à Sanaa. Ses membres sont moins nombreux et moins implantés qu'AQPA. Cela reste un groupe local ou de transfuges d'AQPA, mais ses membres représentent un vrai danger, parce qu'ils sont en train de s'implanter progressivement dans le pays. Ils ont une capacité de circulation et d'action importante. Si on n'y prend garde, si le conflit perdure et si, au nord - en Irak et en Syrie - Daech est vaincu, le Yémen offre toutes les conditions d'accueil d'un « califat de substitution ». Reste à savoir comment les relations évolueront entre Daech et Al-Qaïda à l'avenir.
Il existe aussi des relations ambiguës, au sein de la coalition, par rapport à ces groupes. On compte deux acteurs majeurs au sein de cette coalition : l'Arabie saoudite, qui en est à la tête, et les Émirats arabe unis, qui ont « mis le paquet » en termes de troupes sur le terrain. Ils ont payé un lourd tribut. Les Emiriens ont cependant une différence majeure avec Riyad : ils ne veulent pas combattre aux côtés d'Al-Qaïda. C'est certainement l'une des raisons d'un début de désengagement, entrepris au mois d'octobre dernier, de la part des Émirats, ce qui a posé d'énormes difficultés à la coalition sur le terrain.
La pomme de discorde entre Abou Dabi et Riyad réside dans la relation avec Al-Qaïda. Pour les Emiriens, AQPA est clairement un ennemi. Riyad est plus ambigu à ce sujet, mais moins concernant Daech. Il faut cependant signaler que Riyad n'a jamais frappé les sites occupés par Al-Qaïda. La ville d'Al-Mukalla, chef-lieu de la province du Hadramaout, occupée depuis plusieurs mois par Al-Qaïda, n'a jamais été frappée par la coalition. Pour les Émiriens, c'est inacceptable.
La carte des villes a été établie par mon attaché de défense en fonction des informations dont on dispose, qui doivent être vérifiées régulièrement, les rumeurs, la propagande, les communiqués d'intoxication allant bon train. C'est très compliqué de savoir exactement ce qui se passe. On n'est plus sur place et le jeu de communiqués de part et d'autre est intense, surtout depuis quelques semaines. La coalition et le pouvoir nous expliquent que les autorités légitimes contrôlent 80 % du territoire yéménite. Mais on a du mal à comprendre cette estimation, la zone où les autorités légitimes évoluent effectivement représentant 10 % à 15 % du territoire du pays - et encore si l'on compte Aden.
Aden pose problème. Les autorités légitimes y passent mais ne s'y installent pas. On dit même que le président, quand il ne dort pas au palais de Maachiq, dormirait « offshore », sur un bateau au large de la côte, compte tenu du risque d'attentats. Un certain nombre de villes au sud sont sous le contrôle d'AQPA qui met en place recettes et impôts...Al-Mukalla n'a jamais été frappée, mais il semble qu'hier, selon mes informations, la coalition aurait tenté de lancer une attaque aérienne. Pour le reste, la stratégie d'AQPA, quand elle réussit à s'étendre, est d'essayer de gagner le soutien de la population en fournissant aide et services sociaux.
Comme vous le voyez, ce dossier est extrêmement complexe. Les pourparlers sont au point mort. J'étais aux deux cycles de négociations de Genève. Je vous expliquerai, si vous le souhaitez, les raisons du blocage de ces pourparlers. L'envoyé spécial pour le Yémen doit être soutenu dans son action de médiation.
Merci d'avoir décrypté pour nous une situation si complexe. Je pense que vous reviendrez sur le rôle des puissances régionales, et aussi sur celui des grandes puissances, à l'occasion de vos réponses aux questions de mes collègues.
Monsieur l'ambassadeur, vous avez dépeint la situation telle qu'elle est depuis deux ou trois ans. L'insurrection houthis a démarré en 2004. Depuis, ce pays connaît l'instabilité.
En juillet 2012, le président yéménite avait déclaré que cette situation était entretenue par l'Iran, s'appuyant notamment sur les déplacements des leaders houthis qui se rendaient régulièrement dans ce pays pour suivre des séminaires ou pour procéder à d'autres échanges. L'accusation perdure aujourd'hui. Quelle est la réalité ?
On a en effet le sentiment que le Yémen est une terre d'affrontements entre deux puissances régionales, l'Arabie saoudite et l'Iran. Vous avez également rappelé le rôle joué par les Émirats. Chacun se renvoie la balle. S'agit-il bien d'un conflit entre chiites et sunnites, ou existe-t-il d'autres raisons latentes ? Quelles sont nos chances de sortir d'une situation qui, comme vous l'avez indiqué, est extrêmement complexe et nous laisse très inquiets pour la suite ?
Vu de l'extérieur, on a le sentiment que le peuple yéménite paie le prix fort pour le combat entre l'Iran et l'Arabie saoudite. J'ai le sentiment, en raccourci, que l'Arabie a trouvé là-bas un bon terrain pour affirmer son leadership sur le monde arabe. Cette analyse est-elle juste ?
Par ailleurs, vous n'avez pas abordé le sujet humanitaire. Vous avez présenté un pays à l'agonie, et l'on voit bien que la situation est extrêmement chaotique. On imagine que la question, conformément à ce que dit la presse, est absolument désastreuse. Comment les ONG peuvent-elles travailler ? Le peuvent-elles, dans un tel contexte ?
Enfin, vous avez brièvement évoqué les pourparlers suisses : pouvez-vous nous en dire plus à ce sujet ?
Je voudrais tout d'abord dire à nos collègues du groupe communiste, républicain et citoyen en charge du Yémen qu'il serait bon d'avoir un président de groupe d'amitié. Personne n'a désigné de président pour ce malheureux pays !
Les Émirats ont une grande confiance à l'égard de l'Arabie saoudite, ce qui n'exclut pas une certaine méfiance : ils envoient des troupes émiriennes, alors que l'Arabie saoudite envoie des soldats qui ne sont pas forcément des Saoudiens...
Que faudrait-il pour faire redémarrer le processus diplomatique, qui ne fonctionne pas ? Pendant ce temps-là, la population est la victime de la situation : on en est environ à 6 000 morts.
Enfin, que pensez-vous de l'efficacité de la décision d'embargo sur les ventes d'armes saoudiennes prise par l'Union européenne ?
C'est une résolution du Parlement européen...
Certes, mais cette mesure peut-elle avoir un minimum d'efficacité ? Dans le cas contraire, doit-on laisser ce massacre continuer, et durant combien de temps ?
S'agissant de la situation humanitaire, elle était déjà très compliquée avant le conflit. Le Yémen est le pays le plus pauvre du monde arabe. La situation humanitaire est très dégradée selon les ONG et les agences des Nations unies. On cite souvent l'estimation de 20 à 21 millions de personnes qui ont besoins d'une assistance humanitaire, soit 80 % de la population yéménite. La malnutrition est très importante, notamment chez les moins de cinq ans. On dénombre plus de 6 000 morts, estimation peut-être un peu sous-évalué, et au moins 30 000 blessés. Environ 50 % des victimes seraient des civils. 2,5 millions de personnes ont été déplacées à l'intérieur du pays.
Les flux de réfugiés sont difficilement quantifiables, mais on les estime à quelques centaines de milliers. Beaucoup de ressortissants africains sont repartis vers les pays de la corne de l'Afrique. On sait que d'autres flux arrivent encore vers le Yémen. A ce stade, les flux de migrants yéménites vers la corne de l'Afrique sont limités. J'ai pu le constater à Djibouti il y a quelques mois.
Le principal message que je pourrais faire passer ce matin est de dire que si ce conflit perdure, si on s'enlise dans un scénario « à la syrienne », il est évident que le chaos humanitaire et sécuritaire, dans un pays de près de 30 millions d'habitants, aura des conséquences bien plus étendues que pour le Yémen lui-même. Les pays du Golfe seront touchés, ainsi que la corne de l'Afrique, avec des risques de vagues de migrants importantes, de contrebande accrue, et de terrorisme. Ce terrorisme reviendra en boomerang vers certains pays, notamment l'Arabie saoudite. Il y a là de vrais risques. On aurait tort de penser que ce conflit ne demeurera qu'un conflit de basse intensité.
Le détroit de Bab-el-Mandeb, entrée de la mer Rouge et la Méditerranée, représente environ un tiers du trafic maritime mondial ; sa déstabilisation, notamment en raison de la piraterie maritime, pourrait avoir des conséquences en termes économiques. Pour sa part, la France a dans la zone des intérêts importants puisque nous sommes, avec la société Total, le premier investisseur étranger au Yémen, via l'activité gazière (GNL), Total ayant réduit son activité pétrolière. Il existe un site industriel de deux trains de liquéfaction de gaz, situé à Bal'haf, à l'ouest de Mukalla, sur la côte. L'activité de ce site a été mise à l'arrêt en raison des évènements. Cette implantation est importante pour nos intérêts, mais aussi pour les recettes de l'État yéménite. Le site n'a pas été endommagé, il est en sommeil. Pour l'instant, Total a réussi, grâce à une sorte de « diplomatie tribale », à maintenir les qaïdistes à l'extérieur, et fournit également de l'électricité à la population. Une activité minimale permet à la population environnante de recevoir de l'électricité. Pour l'instant, le site reste préservé et est prêt à démarrer dès que les conditions de sécurité et les conditions politiques le permettront.
S'agissant de l'Iran et du jeu de l'Arabie saoudite, on a maintenant un conflit à trois niveaux. Le premier niveau est local, et compte des groupes armés qui prospèrent, des milices, des trafiquants, des islamistes, des groupes terroristes qui profitent de la faillite de l'État. Le deuxième niveau est celui de la guerre entre pro-Hadi et pro-Houthis/Saleh. Le troisième niveau est régional et complique davantage la situation, depuis l'exacerbation des tensions que vous avez suivies, notamment avec la décapitation de l'iman chiite Nimr al-Nimr en Arabie saoudite. Ce conflit a pris une dimension de guerre par procuration entre deux puissances régionales, les Saoudiens voulant évidemment contrer l'activisme iranien au Yémen, dans les terres arabes. Quant aux Iraniens, j'ai l'habitude de dire que l'arrivée des milices houthies à Sanaa et leur prise de pouvoir est plus pour Téhéran un « effet d'aubaine » qu'autre chose. Tout cela a-t-il été programmé par l'Iran depuis Téhéran ? Les Houthis sont-ils une simple courroie de transmission ? Je n'y crois pas. Il est cependant clair que, depuis ces tensions exacerbées dans la région, l'Iran a compris que, pour user son rival sunnite, le Yémen pouvait être très utile. Il existe donc une « stratégie d'usure ».
On a toutes les semaines des déclarations publiques saoudiennes des autorités qui affirment avoir pris un navire avec des armes iraniennes mais rien n'est jamais prouvé : il y a beaucoup « d'intox » et de rumeurs. Les armes, c'est plus compliqué - ou les Iraniens sont peut-être très prudents. Peut-être passent-elles par la corne de l'Afrique, par des boutres, mais ce n'est pas ce qui modifie les rapports de force du conflit. Ce n'est pas grâce à l'Iran que les Houthis ont pris la capitale, mais grâce à l'alliance avec l'ancien président Saleh. Sans celle-ci, la capitale ne serait jamais tombée. Il est cependant clair qu'il existe des relations entre les Houthis et Téhéran, notamment à Qom, où certains vont s'adonner à des activités culturelles, religieuses ou autres. Il existe aussi un jeu et un lien avec le Hezbollah libanais. Les médias saoudiens ou officiels yéménites parlent souvent de formateurs, d'experts libanais du Hezbollah qui auraient été tués ou faits prisonniers. Le problème, c'est que cela ne va pas au-delà des déclarations, mais je suis porté à croire qu'il y a des mouvements Houthis vers Beyrouth, avec des formations. En effet, la stratégie des Houthis à la frontière saoudienne ressemble beaucoup à la stratégie de guérilla que menait le Hezbollah libanais avec Israël à une certaine période.
Qu'il existe un appui politique de Téhéran et des provocations ne fait aucun doute. Un parlementaire iranien, député de Téhéran, il y a environ un an, avait estimé, après la chute de Sanaa, que c'était la « quatrième ville arabe » qui tombait dans l'escarcelle des chiites. C'est de la provocation pure, mais on la retrouve également côté saoudien.
L'implication de l'Arabie saoudite est d'abord due à la demande d'intervention du président Hadi, qui a souhaité ainsi favoriser le retour à Sanaa du Gouvernement légitime yéménite, mais elle est aussi due à d'autres considérations. Il existe au moins trois lignes rouges pour l'Arabie saoudite par rapport à ce sujet.
En premier lieu, depuis l'accession du roi Salmane - et surtout depuis que Mohammed bin Salmane est en charge du dossier comme ministre de la défense, vice-prince héritier -, l'intransigeance de Riyad est très claire par rapport à tout activisme, toute velléité de l'Iran sur les terres arabes et, en tout cas, au Yémen. Le Yémen doit rester, dans l'idée de l'Arabie saoudite, son arrière-cour, sa chasse gardée. Le risque est que Mohammed ben Salmane, dans sa compétition pour le trône avec Mohammed ben Nayef, ait instrumentalisé quelque peu le dossier du Yémen. Il est prêt à tout parce qu'il a besoin d'une nette victoire militaire au Yémen. Il n'a en effet rien d'autre à faire valoir, alors que Mohammed ben Nayef, quant à lui, peut notamment se prévaloir de son succès dans la lutte contre AQPA dans les années 2000. C'est une première ligne rouge : l'Arabie saoudite veut un désengagement politique iranien au Yémen.
La deuxième ligne rouge, c'est la sécurité de la frontière. Riyad ne peut transiger avec des missiles qui s'abattent sur le territoire saoudien. Une petite ville, Rabouaa, située à dix ou quinze kilomètres de la frontière, en territoire saoudien, fait constamment l'objet d'incursions de la part des Houthis, qui mènent une stratégie de guérilla avec de petites unités très mobiles et très difficiles à arrêter.
La troisième ligne rouge pour Riyad est d'éviter, au Sud de ses frontières et de la péninsule, un mouvement qui s'apparente au Hezbollah libanais. Les milices Houthis, en l'état, et leur leader, Abdel Malek al-Houthi - qui a pris la succession de son frère, tué par Ali Abdallah Saleh dans les années 2000 - ont pour modèle le Hezbollah libanais. C'est inacceptable pour l'Arabie saoudite ; on peut le comprendre. Il faut donc faire en sorte que le mouvement houthis, qui est au départ un mouvement religieux, social, nationaliste, messianique, se mue à terme en mouvement politique et s'intègre dans les structures d'un État rétabli - mais tout cela est encore très loin.
À qui profite la crise ? La situation militaire reste très incertaine. Les Houthis ont une capacité de résilience importante sur le plan militaire. Pour l'instant, la crise profite aux mouvements terroristes et à AQPA, qui accentue sa « stratégie de territorialisation » au sud, notamment sur la côte, ainsi qu'à Daech, qui s'est implanté depuis un an et qui mène régulièrement des attentats contre les Houthis et contre les forces légitimes.
Le bilan de l'intervention est donc pour le moment très mitigé. La situation humanitaire est catastrophique et la situation militaire semble assez figée. Il n'existe pas de solution militaire pour ramener les acteurs du conflit à la table des négociations - mais il faut les convaincre. Riyad, qui veut tout faire pour éviter la formation d'un Hezbollah « à la yéménite », risque de se retrouver dans quelque temps face à Daech, dans le cadre d'un « califat de substitution » qui menacerait les intérêts des Etats du Golfe.
Comment débloquer tout cela ? Tout d'abord, l'envoyé spécial du secrétaire général des Nations unies, Ismaël Ould Cheikh Ahmed, a déployé de nombreux efforts pour rencontrer toutes les parties belligérantes et acteurs politiques depuis qu'il a été nommé, en mai dernier. Il a pris la succession du Marocain Jamal Benomar, qui a dû partir après quatre années de stagnation et de paralysie du processus politique. À Genève, les pourparlers de paix se sont tenus pour la première fois en juin 2015, mais ont échoué rapidement, faute de volonté des parties, qui ont refusé de s'asseoir à la même table et de se parler. Les pays du P5 ont accentué les pressions et ont soutenu l'ESSGNU. Grâce aux efforts déployés par l'envoyé spécial, un deuxième cycle de pourparlers baptisé « Genève 2 », qui s'est en réalité déroulé à côté de Berne, a pu avoir lieu. Les chefs des délégations se sont parlé. On a eu des débats intéressants sur la définition de mesures de confiance, les Houthis devant libérer des prisonniers politiques et faciliter l'accès de l'aide humanitaire, les pro-gouvernementaux s'engageant sur des mesures de cessez-le-feu : mais le dialogue politique a été largement perturbé. Durant les négociations, le cessez-le-feu, qui avait été déclaré pour l'occasion a été violé à maintes reprises par toutes les parties. On a en outre assisté à une offensive militaire majeure de la part des forces gouvernementales et de la coalition dans le nord et du côté de Harad, près de la mer Rouge. Les Houthis ont failli quitter la table. Ils sont restés deux jours de plus, mais les négociations étaient déjà vidées de leur sens et de leur contenu, compte tenu de ces développements sur le terrain.
On en est resté là. Les parties se sont quittées en se donnant rendez-vous le 14 janvier, à Genève ou ailleurs. Rien de concret depuis. Ismail Ould Cheikh Ahmed a récemment indiqué que tout serait tenté pour qu'un troisième cycle de négociations puisse avoir lieu avant la fin du mois de mars. Mais il faut continuer à convaincre et parler avec tout le monde pour qu'un déblocage de la situation ait lieu, et le problème, selon moi, réside dans le fait que les cinq acteurs yéménites politiques majeurs de ce conflit ont besoin de garanties, et ne recherchent pas forcément le compromis politique...
Le premier acteur, le président Hadi lui-même - président de transition - est finalement confortablement installé dans un rôle certes difficile, mais il a été élu au départ pour deux ans et est toujours en poste. Il a finalement plutôt intérêt à procrastiner. Il n'a pas intérêt à précipiter un accord politique qui le marginaliserait in fine. C'est ce qui est dramatique. Il y a une dizaine de jours, nous l'avons rencontré à Riyad avec mes collègues du P5. Il a exposé la situation durant trois quarts d'heure en parlant énormément du passé et des responsabilités des Houthis et du clan de l'ex-président Saleh, mais il n'a pas dit un mot des pourparlers, de leur déblocage, ou de l'avenir du processus de dialogue. C'est assez significatif.
Dans l'état d'esprit actuel, les autorités pensent qu'une solution militaire est possible, peut-être sans aller jusqu'à Sanaa, mais en organisant un blocus des principaux axes qui y mènent pour déstabiliser l'adversaire et pouvoir négocier en position de force.
Les Houthis, quant à eux, ont vécu plusieurs années de guerre contre Ali Abdallah Saleh. Ils ont compté des milliers de morts. Ils ont cette capacité de résilience dont je parlais. Ils sont prêts à tout, même au pire, inspirés par Dieu. Abdel Malek est un chef incontestable. Même si certains sont présentables et que l'on peut discuter avec eux, on aura du mal à avancer s'ils ne se conforment pas aux mesures de confiance et à la résolution 2216.
Ali Abdallah Saleh continue à jouer un rôle important. Un processus se mettant en place signifierait pour lui un exil plus ou moins doré - ainsi certainement qu'une immunité. Mais il n'est pas encore prêt à s'exiler...
Parmi les deux derniers acteurs, l'Islah a été l'un des grands gagnants du printemps yéménite de 2011, et le grand perdant de 2014, à la suite de l'arrivée des Houthis. Ses membres n'ont pas intérêt à conforter pour l'instant une solution politique tant qu'ils n'ont pas la garantie de retrouver des positions influentes.
Enfin, le dernier acteur est le mouvement sudiste, dont les protagonistes sont réunis au sein du parti Hirak Janoubi. Ils sont extrêmement divisés, mais ils refuseront tout accord politique perpétuant une domination de l'ex-nord sur l'ex-sud. L'idée est qu'en cas d'accord, il faudra que l'allocation des ressources politiques et économiques soit plus équilibrée en faveur des sudistes.
Monsieur l'ambassadeur, vous avez évoqué une partition du pays, avec un califat dominé par Daech. Cela peut-il arriver à courte échéance ?
Par ailleurs, existe-t-il encore des productions et des livraisons de pétrole ?
Enfin, vous avez pudiquement baptisé la frontière avec Oman « région neutre ». Je n'ai pas très bien compris ce que cela voulait dire. Existe-t-il de bonnes relations avec Oman ? N'y a-t-il pas de risques de contamination par rapport à ce qui se passe au Yémen ?
Vous avez parlé des éventuelles conséquences désastreuses d'une déflagration yéménite. Comment la France se prépare-elle à cette éventualité ?
Le risque de partition existe évidemment, mais, s'il se produit, on peut plutôt craindre d'assister à un phénomène de fission politique. Le sud, avant même la présence britannique, était partagé en vingt-cinq sultanats... Le danger est d'avoir un territoire incontrôlé, avec tous les trafics possibles.
Certains prétendent que l'un des desseins de l'Arabie saoudite est d'obtenir un accès direct sur l'océan indien, sans passer par le détroit d'Ormuz, contrôlé par les Iraniens...Tout cela reste à confirmer.
Quant au pétrole, il y a beaucoup de contrebandes. Certains événements sont surprenants : de source militaire, un tanker est parti de Djeddah il y a quelques semaines pour livrer Mukalla...En tout cas, les chefs militaires et politiques se muent sans problème en businessmen. C'est notamment le cas de l'un des fils du président Hadi...De même, le général islamiste Ali Mohsen vient d'être récemment nommé adjoint au Chef suprême des armées, poussé par l'Arabie saoudite, ce qui agace beaucoup les Émirats à cause de son appartenance islamiste ; ce général est également un homme d'affaires très entreprenant, basé à Djeddah...
La situation, au-delà des problèmes humanitaires qu'elle induit, au-delà des risques d'instabilité et de terrorisme, a également généré une « économie de guerre » qui profite à certains hommes politiques, militaires, chefs de groupe terroriste. C'est en cela qu'il sera compliqué de ramener tous les acteurs à la raison. Dans les tribus, les jeunes de quinze ans ont plus intérêt à faire partie d'un groupe de terroristes ou de trafiquants d'armes plutôt que travailler, compte tenu de la situation de précarité économique et d'instabilité politique.
Quant à la région dite « neutre », les chefs militaires officiels n'ont pas pris position. Par ailleurs, il n'existe pas d'activités marquées des groupes terroristes, mais Oman se méfie beaucoup et a resserré les passages à sa frontière pour améliorer le niveau de contrôle. Il existe effectivement un risque de déstabilisation de l'autre côté de celle-ci. Oman veille à tout cela et joue un rôle intéressant. Comme vous l'avez noté, Oman ne fait pas partie de la coalition et essaye de servir d'intermédiaire, en accueillant beaucoup de rencontres diplomatiques et politiques. Je m'y suis rendu moi-même à plusieurs reprises, mais Oman est pour le moment considéré par Riyad comme « l'antichambre de Téhéran », donc quelque peu « démonétisé » pour éventuellement accueillir un prochain cycle de pourparlers, alors qu'on a souvent pensé que ce sultanat pourrait jouer ce rôle. Il n'est pas possible que ce soit l'Éthiopie pour d'autres raisons. La République de Djibouti, quant à elle, a un problème de sécurité et de logistique. La Suisse reste donc, pour le moment, le lieu privilégié des pourparlers.
La France se prépare-t-elle ? La meilleure façon de le faire, c'est d'être conscient de ce qui se passe et de s'y intéresser. Le problème du Yémen vient de ce qu'il s'agit d'un conflit sans image en Europe, à l'exception peut-être de l'Angleterre, où la BBC a réalisé plusieurs reportages. Certaines polémiques ont eu lieu, en effet, à propos des ventes d'armes britanniques, sans compter que Britanniques et Américains sont, à Riyad, dans la « war room », contrairement à nous, qui nous contentons de donner des images. Les Britanniques ont vu leurs ventes d'armes rebondir spectaculairement ces derniers mois, ce qui pose évidemment la question de l'embargo ou de savoir ce que l'on peut décider pour mettre un terme à cette guerre.
De toute façon, le Yémen était déjà un pays où le nombre d'armes était trois fois supérieur au nombre d'habitants. On parle de 70 à 90 millions d'armes. On y trouve de tout dans ce domaine. Récemment, le président Saleh a affirmé qu'il existait suffisamment d'armes pour tenir onze ans ! Ces armes arrivent notamment par l'Arabie saoudite, mais sont parfois cédées ou vendues et se retrouvent dans des mains ennemies. On est en effet dans un système tribal, où la loyauté peut se diriger parfois vers le plus offrant...
Elles le sont. Ils existent également des confédérations tribales, comme les Hasheds ou les Bakils. Ces tribus sont assez peu idéologisées, ce qui a pour l'instant freiné l'arrivée de Daech ou d'éléments importés d'autres pays, mais elles peuvent se vendre aux plus offrants. L'Arabie saoudite et la coalition sont en ce moment en train d'essayer de soudoyer des tribus pour lutter contre Ali Abdallah Saleh et contre les Houthis. Mais si la « diplomatie du chéquier » peut être utile, elle a cependant parfois ses limites.
En outre, Ali Abdallah Saleh a, durant trente-trois ans, accumulé un trésor de guerre compris entre 30 milliards et 60 milliards, selon les estimations. Même s'il fait l'objet de sanctions internationales, il a encore de quoi alimenter la loyauté de certaines tribus !
Je le répète : la meilleure façon pour la France de se préparer aux évolutions de la situation du Yémen est d'être consciente de ce qui s'y passe. Je compte sur vous, Mesdames et Messieurs les sénateurs. C'est un conflit dont on ne parle pas parce qu'il n'existe pas d'images, et qui pâtit des autres priorités figurant à l'agenda international, comme l'Irak, la Syrie, la Libye et bientôt peut-être encore d'autres pays. Le Yémen vient toujours en troisième, quatrième ou cinquième position, et on l'oublie parfois un peu... Le risque, si les choses continuent de la sorte, c'est qu'elles nous reviennent en boomerang d'ici deux à trois ans. Les premières victimes, au-delà de la population yéménite, seront la corne de l'Afrique et les pays du Golfe.
Djibouti essaye de rester neutre. Elle a une politique d'accueil des migrants yéménites plutôt intelligente. J'ai rencontré le ministre des affaires étrangères l'été dernier. N'ayant pas les moyens d'accueillir ces populations, il craignait un mouvement incontrôlé et un afflux massif en cas de totale dégradation de la situation, ainsi qu'un risque pour la sécurité dans les camps. Le camp d'Obock, où devait aller une grande partie des réfugiés, dont des Yéménites, est situé au nord de Djibouti et connaît des conditions invivables, balayées par les vents, sous une chaleur et dans une humidité intense, à tel point qu'un mouvement de reflux s'est même amorcé.
Pour l'instant, les choses restent sous contrôle. Djibouti est prête à jouer un rôle dans les pourparlers, mais l'accueil est compliqué à cause des questions sécuritaires et logistiques. Si l'on arrive à convaincre les uns et les autres de faire un geste, dans la perspective d'application graduelle de la résolution 2216, et que l'on met en relation les acteurs les plus conciliants, avec un mandat suffisant, on pourra parvenir à mettre en place un troisième cycle de négociations, en Suisse ou ailleurs.
La France a l'avantage, dans ce conflit, de parler à tout le monde, à la fois aux islamistes, aux autorités légitimes, au fils du président Saleh et aux représentants Houthis. On essaye de passer les messages qu'il faut. Il faudra aussi certainement parler aux Saoudiens et demander aux Iraniens de calmer les Houthis - même si ce n'est pas simple. Les Iraniens souhaitent à présent réintégrer la communauté internationale, et se refaire une « virginité diplomatique ». Sur le Yémen, ils peuvent jouer un rôle intéressant. Pourquoi pas ?
Pour leur part, les Saoudiens doivent être conscients que si les choses continuent ainsi, ils n'auront pas le Hezbollah « à la mode yéménite », mais Daech, ce qui sera peut-être pire, parce qu'ils en seront l'une des cibles principales.
Monsieur l'ambassadeur, avez-vous des informations sur les armes à sous-munitions ? J'ai entendu dire par des ONG qu'elles étaient utilisées par la coalition, en particulier par les États-Unis. Comme vous le savez, nous avons signé une convention d'élimination de ces armes.
Cela fait partie des informations que l'on a de la part d'ONG ou d'agences des Nations unies. Il s'agit de l'utilisation par la coalition de « clusters bombs ». Une commission d'enquête internationale aurait dû être créée pour examiner ces questions mais elle n'a pas pu voir le jour jusqu'à présent. A ce stade, il est difficile de disposer d'éléments probants. On parle aussi d'armes thermobariques, avec un effet de souffle bien plus dévastateur qu'un missile normal. Les Houthis utiliseraient également des mines antipersonnel. Chaque camp viole le droit humanitaire, et cela pose problème car on n'a pas pour l'instant les moyens de vérifier sur le terrain toutes les allégations dans ce domaine.
Merci, monsieur l'ambassadeur, de nous avoir fait profiter de votre expérience pour nous faire mieux comprendre ce conflit et ses dangers pour l'avenir. Dans une région déjà fortement perturbée, et éprouvée, la fixation de ces groupes terroristes qui profitent de la déstabilisation constitue pour nous une interpellation nouvelle. Nous formons à votre endroit des voeux de réussite, dans un poste particulièrement difficile.
Par ailleurs, si un candidat désirait prendre la présidence du groupe d'amitié France-Yémen, qu'il n'hésite pas à se faire connaître. Cela sera certainement utile à M. l'ambassadeur !