Intervention de Jean-Marc Grosgurin

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 2 mars 2016 à 10h30
Audition de M. Jean-Marc Grosgurin ambassadeur de france au yémen

Jean-Marc Grosgurin, ambassadeur de France au Yémen :

S'agissant de la situation humanitaire, elle était déjà très compliquée avant le conflit. Le Yémen est le pays le plus pauvre du monde arabe. La situation humanitaire est très dégradée selon les ONG et les agences des Nations unies. On cite souvent l'estimation de 20 à 21 millions de personnes qui ont besoins d'une assistance humanitaire, soit 80 % de la population yéménite. La malnutrition est très importante, notamment chez les moins de cinq ans. On dénombre plus de 6 000 morts, estimation peut-être un peu sous-évalué, et au moins 30 000 blessés. Environ 50 % des victimes seraient des civils. 2,5 millions de personnes ont été déplacées à l'intérieur du pays.

Les flux de réfugiés sont difficilement quantifiables, mais on les estime à quelques centaines de milliers. Beaucoup de ressortissants africains sont repartis vers les pays de la corne de l'Afrique. On sait que d'autres flux arrivent encore vers le Yémen. A ce stade, les flux de migrants yéménites vers la corne de l'Afrique sont limités. J'ai pu le constater à Djibouti il y a quelques mois.

Le principal message que je pourrais faire passer ce matin est de dire que si ce conflit perdure, si on s'enlise dans un scénario « à la syrienne », il est évident que le chaos humanitaire et sécuritaire, dans un pays de près de 30 millions d'habitants, aura des conséquences bien plus étendues que pour le Yémen lui-même. Les pays du Golfe seront touchés, ainsi que la corne de l'Afrique, avec des risques de vagues de migrants importantes, de contrebande accrue, et de terrorisme. Ce terrorisme reviendra en boomerang vers certains pays, notamment l'Arabie saoudite. Il y a là de vrais risques. On aurait tort de penser que ce conflit ne demeurera qu'un conflit de basse intensité.

Le détroit de Bab-el-Mandeb, entrée de la mer Rouge et la Méditerranée, représente environ un tiers du trafic maritime mondial ; sa déstabilisation, notamment en raison de la piraterie maritime, pourrait avoir des conséquences en termes économiques. Pour sa part, la France a dans la zone des intérêts importants puisque nous sommes, avec la société Total, le premier investisseur étranger au Yémen, via l'activité gazière (GNL), Total ayant réduit son activité pétrolière. Il existe un site industriel de deux trains de liquéfaction de gaz, situé à Bal'haf, à l'ouest de Mukalla, sur la côte. L'activité de ce site a été mise à l'arrêt en raison des évènements. Cette implantation est importante pour nos intérêts, mais aussi pour les recettes de l'État yéménite. Le site n'a pas été endommagé, il est en sommeil. Pour l'instant, Total a réussi, grâce à une sorte de « diplomatie tribale », à maintenir les qaïdistes à l'extérieur, et fournit également de l'électricité à la population. Une activité minimale permet à la population environnante de recevoir de l'électricité. Pour l'instant, le site reste préservé et est prêt à démarrer dès que les conditions de sécurité et les conditions politiques le permettront.

S'agissant de l'Iran et du jeu de l'Arabie saoudite, on a maintenant un conflit à trois niveaux. Le premier niveau est local, et compte des groupes armés qui prospèrent, des milices, des trafiquants, des islamistes, des groupes terroristes qui profitent de la faillite de l'État. Le deuxième niveau est celui de la guerre entre pro-Hadi et pro-Houthis/Saleh. Le troisième niveau est régional et complique davantage la situation, depuis l'exacerbation des tensions que vous avez suivies, notamment avec la décapitation de l'iman chiite Nimr al-Nimr en Arabie saoudite. Ce conflit a pris une dimension de guerre par procuration entre deux puissances régionales, les Saoudiens voulant évidemment contrer l'activisme iranien au Yémen, dans les terres arabes. Quant aux Iraniens, j'ai l'habitude de dire que l'arrivée des milices houthies à Sanaa et leur prise de pouvoir est plus pour Téhéran un « effet d'aubaine » qu'autre chose. Tout cela a-t-il été programmé par l'Iran depuis Téhéran ? Les Houthis sont-ils une simple courroie de transmission ? Je n'y crois pas. Il est cependant clair que, depuis ces tensions exacerbées dans la région, l'Iran a compris que, pour user son rival sunnite, le Yémen pouvait être très utile. Il existe donc une « stratégie d'usure ».

On a toutes les semaines des déclarations publiques saoudiennes des autorités qui affirment avoir pris un navire avec des armes iraniennes mais rien n'est jamais prouvé : il y a beaucoup « d'intox » et de rumeurs. Les armes, c'est plus compliqué - ou les Iraniens sont peut-être très prudents. Peut-être passent-elles par la corne de l'Afrique, par des boutres, mais ce n'est pas ce qui modifie les rapports de force du conflit. Ce n'est pas grâce à l'Iran que les Houthis ont pris la capitale, mais grâce à l'alliance avec l'ancien président Saleh. Sans celle-ci, la capitale ne serait jamais tombée. Il est cependant clair qu'il existe des relations entre les Houthis et Téhéran, notamment à Qom, où certains vont s'adonner à des activités culturelles, religieuses ou autres. Il existe aussi un jeu et un lien avec le Hezbollah libanais. Les médias saoudiens ou officiels yéménites parlent souvent de formateurs, d'experts libanais du Hezbollah qui auraient été tués ou faits prisonniers. Le problème, c'est que cela ne va pas au-delà des déclarations, mais je suis porté à croire qu'il y a des mouvements Houthis vers Beyrouth, avec des formations. En effet, la stratégie des Houthis à la frontière saoudienne ressemble beaucoup à la stratégie de guérilla que menait le Hezbollah libanais avec Israël à une certaine période.

Qu'il existe un appui politique de Téhéran et des provocations ne fait aucun doute. Un parlementaire iranien, député de Téhéran, il y a environ un an, avait estimé, après la chute de Sanaa, que c'était la « quatrième ville arabe » qui tombait dans l'escarcelle des chiites. C'est de la provocation pure, mais on la retrouve également côté saoudien.

L'implication de l'Arabie saoudite est d'abord due à la demande d'intervention du président Hadi, qui a souhaité ainsi favoriser le retour à Sanaa du Gouvernement légitime yéménite, mais elle est aussi due à d'autres considérations. Il existe au moins trois lignes rouges pour l'Arabie saoudite par rapport à ce sujet.

En premier lieu, depuis l'accession du roi Salmane - et surtout depuis que Mohammed bin Salmane est en charge du dossier comme ministre de la défense, vice-prince héritier -, l'intransigeance de Riyad est très claire par rapport à tout activisme, toute velléité de l'Iran sur les terres arabes et, en tout cas, au Yémen. Le Yémen doit rester, dans l'idée de l'Arabie saoudite, son arrière-cour, sa chasse gardée. Le risque est que Mohammed ben Salmane, dans sa compétition pour le trône avec Mohammed ben Nayef, ait instrumentalisé quelque peu le dossier du Yémen. Il est prêt à tout parce qu'il a besoin d'une nette victoire militaire au Yémen. Il n'a en effet rien d'autre à faire valoir, alors que Mohammed ben Nayef, quant à lui, peut notamment se prévaloir de son succès dans la lutte contre AQPA dans les années 2000. C'est une première ligne rouge : l'Arabie saoudite veut un désengagement politique iranien au Yémen.

La deuxième ligne rouge, c'est la sécurité de la frontière. Riyad ne peut transiger avec des missiles qui s'abattent sur le territoire saoudien. Une petite ville, Rabouaa, située à dix ou quinze kilomètres de la frontière, en territoire saoudien, fait constamment l'objet d'incursions de la part des Houthis, qui mènent une stratégie de guérilla avec de petites unités très mobiles et très difficiles à arrêter.

La troisième ligne rouge pour Riyad est d'éviter, au Sud de ses frontières et de la péninsule, un mouvement qui s'apparente au Hezbollah libanais. Les milices Houthis, en l'état, et leur leader, Abdel Malek al-Houthi - qui a pris la succession de son frère, tué par Ali Abdallah Saleh dans les années 2000 - ont pour modèle le Hezbollah libanais. C'est inacceptable pour l'Arabie saoudite ; on peut le comprendre. Il faut donc faire en sorte que le mouvement houthis, qui est au départ un mouvement religieux, social, nationaliste, messianique, se mue à terme en mouvement politique et s'intègre dans les structures d'un État rétabli - mais tout cela est encore très loin.

À qui profite la crise ? La situation militaire reste très incertaine. Les Houthis ont une capacité de résilience importante sur le plan militaire. Pour l'instant, la crise profite aux mouvements terroristes et à AQPA, qui accentue sa « stratégie de territorialisation » au sud, notamment sur la côte, ainsi qu'à Daech, qui s'est implanté depuis un an et qui mène régulièrement des attentats contre les Houthis et contre les forces légitimes.

Le bilan de l'intervention est donc pour le moment très mitigé. La situation humanitaire est catastrophique et la situation militaire semble assez figée. Il n'existe pas de solution militaire pour ramener les acteurs du conflit à la table des négociations - mais il faut les convaincre. Riyad, qui veut tout faire pour éviter la formation d'un Hezbollah « à la yéménite », risque de se retrouver dans quelque temps face à Daech, dans le cadre d'un « califat de substitution » qui menacerait les intérêts des Etats du Golfe.

Comment débloquer tout cela ? Tout d'abord, l'envoyé spécial du secrétaire général des Nations unies, Ismaël Ould Cheikh Ahmed, a déployé de nombreux efforts pour rencontrer toutes les parties belligérantes et acteurs politiques depuis qu'il a été nommé, en mai dernier. Il a pris la succession du Marocain Jamal Benomar, qui a dû partir après quatre années de stagnation et de paralysie du processus politique. À Genève, les pourparlers de paix se sont tenus pour la première fois en juin 2015, mais ont échoué rapidement, faute de volonté des parties, qui ont refusé de s'asseoir à la même table et de se parler. Les pays du P5 ont accentué les pressions et ont soutenu l'ESSGNU. Grâce aux efforts déployés par l'envoyé spécial, un deuxième cycle de pourparlers baptisé « Genève 2 », qui s'est en réalité déroulé à côté de Berne, a pu avoir lieu. Les chefs des délégations se sont parlé. On a eu des débats intéressants sur la définition de mesures de confiance, les Houthis devant libérer des prisonniers politiques et faciliter l'accès de l'aide humanitaire, les pro-gouvernementaux s'engageant sur des mesures de cessez-le-feu : mais le dialogue politique a été largement perturbé. Durant les négociations, le cessez-le-feu, qui avait été déclaré pour l'occasion a été violé à maintes reprises par toutes les parties. On a en outre assisté à une offensive militaire majeure de la part des forces gouvernementales et de la coalition dans le nord et du côté de Harad, près de la mer Rouge. Les Houthis ont failli quitter la table. Ils sont restés deux jours de plus, mais les négociations étaient déjà vidées de leur sens et de leur contenu, compte tenu de ces développements sur le terrain.

On en est resté là. Les parties se sont quittées en se donnant rendez-vous le 14 janvier, à Genève ou ailleurs. Rien de concret depuis. Ismail Ould Cheikh Ahmed a récemment indiqué que tout serait tenté pour qu'un troisième cycle de négociations puisse avoir lieu avant la fin du mois de mars. Mais il faut continuer à convaincre et parler avec tout le monde pour qu'un déblocage de la situation ait lieu, et le problème, selon moi, réside dans le fait que les cinq acteurs yéménites politiques majeurs de ce conflit ont besoin de garanties, et ne recherchent pas forcément le compromis politique...

Le premier acteur, le président Hadi lui-même - président de transition - est finalement confortablement installé dans un rôle certes difficile, mais il a été élu au départ pour deux ans et est toujours en poste. Il a finalement plutôt intérêt à procrastiner. Il n'a pas intérêt à précipiter un accord politique qui le marginaliserait in fine. C'est ce qui est dramatique. Il y a une dizaine de jours, nous l'avons rencontré à Riyad avec mes collègues du P5. Il a exposé la situation durant trois quarts d'heure en parlant énormément du passé et des responsabilités des Houthis et du clan de l'ex-président Saleh, mais il n'a pas dit un mot des pourparlers, de leur déblocage, ou de l'avenir du processus de dialogue. C'est assez significatif.

Dans l'état d'esprit actuel, les autorités pensent qu'une solution militaire est possible, peut-être sans aller jusqu'à Sanaa, mais en organisant un blocus des principaux axes qui y mènent pour déstabiliser l'adversaire et pouvoir négocier en position de force.

Les Houthis, quant à eux, ont vécu plusieurs années de guerre contre Ali Abdallah Saleh. Ils ont compté des milliers de morts. Ils ont cette capacité de résilience dont je parlais. Ils sont prêts à tout, même au pire, inspirés par Dieu. Abdel Malek est un chef incontestable. Même si certains sont présentables et que l'on peut discuter avec eux, on aura du mal à avancer s'ils ne se conforment pas aux mesures de confiance et à la résolution 2216.

Ali Abdallah Saleh continue à jouer un rôle important. Un processus se mettant en place signifierait pour lui un exil plus ou moins doré - ainsi certainement qu'une immunité. Mais il n'est pas encore prêt à s'exiler...

Parmi les deux derniers acteurs, l'Islah a été l'un des grands gagnants du printemps yéménite de 2011, et le grand perdant de 2014, à la suite de l'arrivée des Houthis. Ses membres n'ont pas intérêt à conforter pour l'instant une solution politique tant qu'ils n'ont pas la garantie de retrouver des positions influentes.

Enfin, le dernier acteur est le mouvement sudiste, dont les protagonistes sont réunis au sein du parti Hirak Janoubi. Ils sont extrêmement divisés, mais ils refuseront tout accord politique perpétuant une domination de l'ex-nord sur l'ex-sud. L'idée est qu'en cas d'accord, il faudra que l'allocation des ressources politiques et économiques soit plus équilibrée en faveur des sudistes.

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