Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, cette intervention devant vous me permet de rappeler quelques vérités, quelques fondamentaux, d’exprimer les convictions qui m’animent et d’exposer les combats du gouvernement auquel j’appartiens.
J’ai eu l’occasion de développer ces éléments de contexte à Madère devant les présidents des neuf régions ultrapériphériques – les RUP – européennes quelques jours après ma prise de fonctions rue Oudinot. Il est important de les retracer aujourd'hui.
À l’instar des départements et collectivités d’outre-mer en France, les RUP souffrent, au sein d’une certaine Europe, d’un regard distinct, souvent paternaliste, parfois méprisant, toujours mal informé.
Force est de constater – hélas ! – que l’écart de richesse et de développement entre les RUP et l’Europe continentale ne s’est pas suffisamment résorbé. Il a même tendance à s’accroître de nouveau depuis les années 2008 et 2009.
Selon les dernières données d’Eurostat du mois de février dernier présentant les PIB régionaux pour l’année 2014, depuis la crise, le rattrapage de la moyenne communautaire en termes de PIB par habitant s’est interrompu en général dans les RUP. Il est donc inexact de prétendre que les RUP seraient des territoires « privilégiés », comme je l’ai entendu ici ou là.
Le niveau de vie moyen dans les DOM représente 66 % de la moyenne au sein de l’Union européenne, soit un taux inférieur à celui de la Hongrie et de la Pologne qui est de 68 %.
Le niveau de vie de La Réunion, quant à lui, est inférieur à celui de la Lituanie : 70 % de la moyenne européenne contre 75 %.
La deuxième région la plus pauvre d'Europe, c’est Mayotte, dont le niveau de vie est égal à 31 % de la moyenne de l’Union européenne.
Contrairement à certaines idées reçues, les RUP restent donc empreintes de précarité et de pauvreté, d'autant plus que les contraintes structurelles – éloignement, insularité – demeurent. Il est par conséquent plus que jamais nécessaire de maintenir un niveau optimal de dépenses publiques en faveur de ces territoires : la puissance publique doit continuer à investir pour l'avenir des outre-mer et leur cohésion sociale.
Nous demandons donc la solidarité européenne, ni plus ni moins. Cette solidarité ne saurait être assimilée à de l'assistanat. Au contraire, elle doit nous permettre de prendre nos destins en main en valorisant nos atouts. Dans cette optique, les RUP doivent être mieux connues et reconnues.
Car l'économie des RUP est avant tout structurée par leur appartenance à l’Union européenne, sous réserve des adaptations et dérogations permises par les traités à l'attention desdites collectivités, en vertu de l'article 349 du traité de Lisbonne.
Cet article, emblématique pour nous, a été fort opportunément consolidé le 15 décembre dernier par un important arrêt de la Cour de justice de l'Union européenne, qui réaffirme clairement la possibilité d'adaptations du droit de l'Union européenne en faveur des RUP dès lors qu'il s'agit de dispositions ou politiques spécifiques.
En effet, la Commission doit mieux prendre en compte les RUP dans ses politiques publiques. Tel est le sens que je retiens de son document du mois de juin 2012 et, surtout, de la lettre de Jean-Claude Juncker au Président de la République, le 2 septembre 2015.
La Commission, à cet égard, ne manque pas une occasion de déclarer que les RUP font l'objet de toutes ses attentions. Nous devons collectivement veiller à ce que, sur le terrain, ces paroles soient bien suivies d'effets.
Tout se passe effectivement comme si, après l'impulsion politique, le temps passant, la permanence des handicaps et la spécificité de la situation des RUP étaient oubliées, voire occultées. Or ces territoires possèdent des atouts formidables, qui ne demandent qu'à être exploités grâce à des aides et des politiques appropriées. Encore faut-il leur en donner les moyens et laisser les RUP se développer sans entraves ! Car il existe, s'agissant des outre-mer, une suspicion permanente et tatillonne, particulièrement stigmatisante, qui limite leur développement.
Deux points, à cet égard, m'interpellent tout particulièrement.
Je voudrais d’abord évoquer, en quelques mots, le dossier du règlement général d’exemption par catégorie, le RGEC.
Pour qu'il reste adapté aux caractéristiques des RUP, le présent texte ne doit pas devenir un instrument de plafonnement des aides au fonctionnement dans nos régions. Il doit au contraire demeurer un mécanisme de soutien pour nos économies. L'image de l'Union européenne en dépend. C'est la raison pour laquelle nous avons demandé – et obtenu – certaines adaptations dans le cadre de ce qu'il est convenu d'appeler les « lettres de confort ».
Preuve du pragmatisme de la Commission, l'existence de ces lettres de confort démontre également, mesdames, messieurs les sénateurs, la nécessité absolue d'une adaptation réelle et profonde du droit communautaire aux réalités économiques ultramarines. Sinon, le système ne fonctionne tout simplement pas.
Certes, depuis près de deux ans, le dossier avance. À l'issue d'intenses débats techniques et après l'intervention personnelle du Président de la République au mois de septembre dernier, le gouvernement français a obtenu l'enclenchement d'une révision rétroactive du RGEC pour les RUP.
Un texte rénové devrait être publié d'ici à mars 2017 et le prochain forum des RUP. Nous travaillons avec pugnacité pour aboutir d'ici là. Nous œuvrons, avec le soutien des socio-professionnels des DOM, la Fédération des entreprises des départements d’outre-mer, la FEDOM, et l’association EURODOM, pour que des solutions pragmatiques soient trouvées dans le cadre des traités actuels.
Concrètement, nous souhaitons d’abord que l'octroi de mer soit sorti du périmètre de calcul des taux maximaux d'aides ; ensuite, que la notion de surcoûts soit mieux reconnue ; enfin, que le mode de contrôle des aides par entreprise soit neutralisé.
Nous avons bon espoir de trouver une issue favorable dans les semaines à venir. Je m'en entretiendrai lundi prochain avec la commissaire à la concurrence, Margrethe Vestager.
Deuxième point que je veux évoquer devant vous : la prise en compte des RUP dans la négociation des accords commerciaux de libre-échange.
Pour nous, c'est clair : il faut défendre les intérêts des Européens, et non pas une idéologie, fût-elle prétendument vertueuse, car favorable au libre-échange. Il nous appartient d'être vigilants dans la défense des intérêts des RUP, car, il faut bien le reconnaître, il peut être tentant, dans les grandes tractations internationales, de sacrifier nos économies insulaires et les acteurs locaux, qui pèsent si peu en comparaison des grandes entreprises implantées au cœur du continent.
Oui, ces régions fragiles subissent la concurrence d'États tiers non soumis aux mêmes réglementations sociales, fiscales ou environnementales. On le constate lors des négociations agricoles, les concurrents des pays tiers étant singulièrement avantagés par un moindre niveau d'exigences environnementales.
Les socio-professionnels comprennent donc d'autant moins que les intérêts des RUP soient délibérément oubliés, voire sacrifiés, au nom d'un libre-échange de plus en plus perçu, par nos compatriotes, comme dogmatique. Nous l’avons vu récemment avec l'affaire de l'accord avec le Vietnam qui imposait initialement aux RUP les conséquences d'une politique commerciale communautaire trop souvent synonyme de concessions unilatérales.
Il faut le rappeler d'emblée, les acteurs économiques ultramarins ont la volonté de se conformer aux règles communautaires. Mais celles-ci ne sauraient relever du dogme. Elles doivent prendre en compte les réalités locales, notamment sociales, démographiques et – c'est l'occasion d'en parler plus en détail ce soir – agricoles.
La proposition de résolution qu’il est proposé à la Haute Assemblée d’adopter vise à provoquer une prise de conscience, aux échelons national et européen, des périls qui menacent l'agriculture des régions ultrapériphériques.
L'enjeu économique et social est de première importance pour les outre-mer, qui, tout le monde le sait, connaissent un niveau de chômage et de pauvreté dramatiquement élevé, qu'aucun département de l'Hexagone ne supporterait. Je l'ai rappelé à l'Assemblée nationale le mois dernier, et j’aurai l’occasion de le souligner devant vous en janvier prochain, lorsque je présenterai le projet de loi de programmation relatif à l’égalité réelle outre-mer.
L’agriculture représente ainsi, dans les cinq DOM, une valeur ajoutée évaluée à 844 millions d'euros en 2013, soit environ 2, 4 % de la valeur ajoutée totale, contre 1, 7 % dans l'Hexagone. Cette proportion atteint même 3, 1 % en Martinique, soit presque deux fois plus qu'en métropole.
La filière canne-rhum représente près de 40 000 emplois dans les DOM, dont 22 000 directs. La filière banane joue également un rôle économique fondamental – 37 000 emplois en dépendent, directement ou indirectement – et garantit la viabilité de la desserte maritime.
Les trois grandes filières exportatrices – celles de la banane, de la canne à sucre et du rhum – ont réalisé d'importants efforts en matière de qualité et de respect des normes environnementales, dans l'objectif d'assurer une montée en gamme, devant être reconnue à sa juste valeur par les consommateurs européens.
Parallèlement, l'Union européenne a très opportunément financé la modernisation de la filière sucrière ultramarine et son positionnement sur les sucres haut de gamme. Il faut en effet reconnaître l'indéniable engagement consenti par l'Union européenne au profit des RUP. Sur la période 2014-2020, sont ainsi prévus 859 millions d'euros au titre du Fonds européen agricole pour le développement rural, ou FEADER, soit 7, 5 % du total dévolu à la France entière, alors que les RUP représentent 3, 2 % de la population nationale.
C'est un effort important, alors que l’argent public est rare. J'en profite pour rappeler que ces fonds doivent être programmés, engagés et consommés le plus rapidement possible ; c'est pour moi une impérieuse priorité.
Il serait donc absurde, voire criminel, de compromettre tous ces efforts de long terme par rigidité normative ou par l’ouverture brutale du marché européen à des pays où le coût de la main-d'œuvre est entre quinze et vingt fois moins élevé que dans nos outre-mer.
Avant d’entrer plus en détail dans les sujets soulevés et d’évoquer les propositions que vous formulez dans le présent texte, mesdames, messieurs les sénateurs, je souhaite également vous faire part du fait que les autorités françaises préparent un document officiel, qui sera transmis à l’échelon européen pour contribuer à l'élaboration d'une nouvelle communication de la Commission européenne relative aux RUP, courant 2017.
Cette contribution officielle de la France comprend un volet relatif à l'agriculture et à la forêt, sur lequel je travaille avec le ministre de l'agriculture, de l'agroalimentaire et de la forêt. Vos travaux permettront, sans aucun doute, d'enrichir ce document.
J’en viens au volet de la proposition de résolution consacré aux normes agricoles.
Le constat de la délégation sénatoriale à l’outre-mer est très clair, et je le partage : les normes nationales et européennes sont imbriquées et conçues pour une application uniforme, sur la base d'un climat tempéré. L'agriculture des régions ultramarines se situe donc dans ce que vous avez très justement appelé un « angle mort réglementaire ».
Dans ces conditions, il n'est guère surprenant de constater l'indisponibilité de nombreux usages phytosanitaires. On estime aujourd'hui que seulement 29 % des besoins phytosanitaires sont couverts en moyenne pour toutes les cultures d'outre-mer, contre 80 % en métropole.
Les cultures secondaires sont les plus pénalisées. Celle des ananas, en particulier, a accusé au cours des dernières années une chute de production très importante, car un seul produit phytosanitaire est autorisé pour la protéger.
Des dérogations sont possibles, mais dans un cadre très limité. C’est d'autant plus vrai que, la délégation l’a souligné, les interprétations françaises des normes européennes peuvent être maximalistes, si on les compare aux pratiques au sein des autres États membres de l'Union européenne.