Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, monsieur le rapporteur général, mes chers collègues, ainsi donc le Sénat s’apprête à rejeter en bloc le projet de loi de finances pour 2017 en lui opposant la question préalable, à l’issue d’une discussion générale dilatée dont les modalités d’organisation inhabituelles ne suffiront pas à occulter le fait que la majorité du Sénat renonce à sa fonction de législateur.
La motion tendant à opposer la question préalable est prévue par notre règlement. Elle est un outil comme un autre à la disposition des assemblées. Comme vous l’avez souligné, le Sénat à majorité de gauche a recouru à cette procédure à l’occasion de l’examen d’une loi de finances rectificative, en 2012.
Toutefois, pour une assemblée parlementaire élue au suffrage universel, renoncer à examiner la loi de finances de l’année, s’interdire d’autoriser la perception des impôts et d’allouer les crédits aux différentes politiques publiques, voilà un renoncement singulier !
Je connais bien sûr les limites que les institutions de la Ve République fixent aux pouvoirs du Parlement en matière budgétaire. En l’espèce, je ne vois pas en quoi elles auraient pu entraver la majorité sénatoriale pour laquelle les impôts sont trop élevés et l’État dépense trop.
Rien dans la Constitution ni dans les lois organiques n’empêche le Parlement de voter des économies ou de baisser les impôts. Rien ne vous aurait empêché de présenter des amendements pour réduire les crédits là où vous l’auriez jugé utile – et nous aurions été curieux de savoir où… –; rien ne vous aurait empêché de baisser certains impôts, voire d’en supprimer.
Le cadre juridique actuel n’empêche pas le Sénat de peser sur le contenu des lois de finances. L’année dernière, la copie du Sénat était très différente de celle de l’Assemblée nationale et la commission mixte paritaire avait échoué.
Cela n’avait pourtant pas empêché l’Assemblée nationale d’adopter 28 articles dans la rédaction du Sénat, de confirmer la suppression de 6 articles votée par le Sénat, de reprendre 10 articles introduits par le Sénat et de conserver, dans 26 articles, des modifications apportées par le Sénat. Il y a donc eu un apport de la Haute Assemblée, total ou partiel, sur 70 articles. La navette est utile et vous décidez pourtant de ne rien proposer cette année.
Les contraintes qui s’imposent à la majorité sénatoriale ne sont pas principalement juridiques. Pour ma part, sans verser dans la politique-fiction, je suis résolument opposée à tout ce qui peut conduire à une pratique des institutions dans laquelle le Parlement occupe une place secondaire, dans laquelle les parlementaires sont priés de remiser leur droit d’amendement. Je ne pourrai jamais me résoudre – nous l’avons évoqué ensemble, monsieur le président – à ce que le Sénat soit placé sur un strapontin institutionnel.
Aujourd’hui, pourtant, la Haute Assemblée s’apprête à amputer un pan significatif de la vie démocratique de notre pays. Chaque année, plus de 200 sénateurs participent au débat sur la loi de finances de l’année, un temps fort pour toutes les forces vives de nos territoires : 82 rapporteurs pour avis ont travaillé, sans parler des rapporteurs spéciaux et de notre rapporteur général qui, cette année encore, se sont mobilisés pour que la commission des finances examine le texte dans ses moindres détails. Qu’ils en soient remerciés, cette année peut-être plus que les autres, puisqu’ils auront déployé leur énergie en vain, pour rien.
Je voudrais aussi que chacun mesure ce que la majorité sénatoriale s’apprête à rejeter en bloc.
Nous n’examinerons pas les moyens du plan d’urgence pour l’emploi ni les mesures en faveur de la jeunesse et de l’emploi des jeunes avec, par exemple, la généralisation de la Garantie jeune, les crédits supplémentaires pour le service militaire adapté des jeunes ultramarins ou encore la montée en puissance du service civique.
Nous n’examinerons pas la réduction d’impôt sur le revenu de 20 % en faveur des classes moyennes, qui bénéficiera à 7 millions de foyers fiscaux, non plus que l’amélioration de l’avantage fiscal accordé aux retraités modestes pour les aider à recourir à des aides à domicile, ni les nouvelles mesures de revalorisation de la situation des anciens combattants et des supplétifs.
Nous n’examinerons pas l’effort financier en faveur des agriculteurs, dont les 480 millions d’euros prévus pour le nouvel allégement de cotisations sociales, non plus que les 216 millions d’euros prévus pour le financement des contrats de ruralité qui viennent s’ajouter à l’augmentation de la dotation d’équipement des territoires ruraux – la DETR –, qui va désormais représenter environ un milliard d’euros. Pourtant, si j’ai bien compris, tout le monde se réjouit de ces mesures !
Nous n’examinerons pas les modalités du retour de l’État dans le financement des projets portés par l’ANRU ni la première tranche du milliard d’euros annoncé en faveur du nouveau programme de rénovation urbaine.
De même, nous n’examinerons pas les financements en faveur de l’aide au développement qui atteignent pourtant un montant record cette année, ni les mesures de soutien à la transition énergétique.
Nous n’examinerons pas les 11 802 créations de postes dans l’éducation nationale qui permettront de tenir l’engagement de créer 55 000 postes en cinq ans.
Nous n’examinerons pas non plus les mesures permettant de mieux rémunérer les enseignants, dont le triplement de l’indemnité de suivi et d’accompagnement des élèves.
Les 100 millions d’euros destinés à permettre aux universités de faire face à la pression démographique ne seront pas examinés, pas plus que la nouvelle aide aux étudiants boursiers qui finissent leurs études sans emploi, ainsi que la généralisation des aides financières aux boursiers.
Nous n’examinerons pas l’augmentation de 8 % des crédits de l’Agence nationale de la recherche.
Nous n’examinerons pas le budget de la culture, alors qu’il franchit à la hausse le seuil de 1 % du budget de l’État.
Nous n’examinerons pas l’augmentation du taux du CICE qui va alléger les charges des entreprises de 3 milliards d’euros à terme.
Nous n’examinerons pas non plus la baisse du taux de l’impôt sur les sociétés qui passera à 28 % en 2020 et qui cible prioritairement, sans attendre, les petites entreprises, pas plus que le crédit d’impôt sur la taxe sur les salaires, tant attendu par le secteur associatif.
Nous n’examinerons pas les moyens supplémentaires accordés aux forces de police et de gendarmerie par le plan pour la sécurité publique et les conséquences financières du protocole de revalorisation de leur rémunération, ni un budget qui accorde à nos armées 600 millions d’euros de plus que ce que prévoyait la loi de programmation militaire dans sa version révisée, qui crée une indemnité pour récompenser les militaires de leur forte mobilisation et exonère d’impôt sur le revenu les primes versées dans le cadre de l’opération Sentinelle.
Le Sénat va aussi renoncer à peser sur un grand nombre de mesures, au premier rang desquelles le prélèvement à la source, au sujet duquel notre commission et son rapporteur général s’étaient pourtant fortement mobilisés.
Je pense aussi, dans le contexte du Brexit et de la promotion de place de Paris, à la taxe sur les transactions financières intrajournalières et aux modalités de distribution d’actions gratuites.
Je pense aussi, bien évidemment, aux finances locales. Nous devrons expliquer à nos électeurs que nous n’avons pas eu notre mot à dire sur l’intégration des fonds départementaux de péréquation de la taxe professionnelle dans les variables d’ajustement, sur les modalités de répartition du fonds de péréquation des ressources intercommunales et communales en 2017, sur l’affectation aux régions d’une fraction du produit de la TVA, sur la réforme de la dotation de solidarité urbaine ou encore sur l’organisation financière et fiscale de la métropole du Grand Paris.
Selon la majorité du Sénat, les défaillances structurelles de ce projet de loi de finances seraient telles qu’il faudrait renoncer à se prononcer sur chacune de ces composantes.
Ce budget manquerait de sincérité… De quoi parlons-nous ? Le projet de loi de finances repose sur une hypothèse de croissance de 1, 5 % en 2016 et en 2017, ramenée à 1, 4 % en 2016 par le projet de loi de finances rectificative.
Les prévisions du consensus des économistes se situent à 1, 3 % en 2016 et à 1, 2 % en 2017. Quelques dixièmes de points de pourcentage n’ont jamais suffi à rendre un projet insincère.
Permettez-moi, pour ramener les choses à leurs justes proportions, d’évoquer le dernier document budgétaire produit par l’ancienne majorité, le programme de stabilité d’avril 2012, présenté juste avant l’élection présidentielle. Il tablait sur une croissance de 1, 75 % en 2013, quand le taux réellement constaté s’est établi à 0, 2 %.