Intervention de Claude Nougein

Délégation sénatoriale aux entreprises — Réunion du 15 novembre 2016 à 12h45
Communication de mm. claude nougein et michel vaspart rapporteurs sur la transmission et la reprise d'entreprises

Photo de Claude NougeinClaude Nougein :

Madame la Présidente, mes chers collègues, depuis la création de notre Délégation il y a deux ans, nous avons rencontré en France et à l'étranger près de 410 entrepreneurs qui n'ont eu de cesse de nous alerter sur les freins à la croissance des entreprises françaises. Parmi les thèmes ainsi abordés sur le terrain, un sujet fut particulièrement récurrent : celui de la transmission d'entreprise. C'est la raison pour laquelle vous nous avez confié la mission de produire un rapport sur le sujet, que nous vous présenterons au début de l'année 2017. Il nous semblait important de ne pas attendre la fin de nos travaux pour partager avec vous un premier diagnostic et avoir votre ressenti, alors que nous avons déjà auditionné cinquante personnes en un mois, depuis les représentants ministériels aux chefs d'entreprises et organisations professionnelles, en passant par les associations de conseil à la transmission. Ce bilan d'étape est donc l'occasion de vous faire part des problématiques qui sont apparues au cours des auditions, et pour lesquelles nous formulerons bientôt des préconisations, en tenant compte de vos avis présentés aujourd'hui.

En préambule, je voudrais rappeler que nous avons souhaité aborder la question de la transmission de façon très exhaustive. Nous avons ainsi passé en revue tous les types de transmissions : la transmission familiale comme la cession aux salariés ou à un repreneur tiers, de la très petite entreprise (TPE) artisanale à l'entreprise de taille intermédiaire (ETI). À ce stade de nos travaux, je crois pouvoir dire que l'enjeu de la transmission est triple :

1- Premièrement, il est démographique en raison de l'âge des dirigeants d'entreprise. Près de 20 % des dirigeants de petites et moyennes entreprises (PME) sont âgés de plus de 60 ans ; plus de 60 % des dirigeants d'ETI ont plus de 55 ans : le nombre d'entreprises à transmettre dans les prochaines années va donc considérablement augmenter. L'enjeu sera donc de taille car, si les plus belles entreprises ne sont pas transmises, ou bien si elles sont rachetées par des fonds ou groupes étrangers qui les délocalisent, alors nous subirons une perte nette d'emplois directs et indirects, de savoir-faire, et, j'ai envie de dire, d'une partie de notre « patrimoine économique ».

J'ai l'habitude de dire que je ne souhaiterais pas que la France devienne une colonie au sens du dix-neuvième siècle avec des capitaux détenus par des étrangers et une main d'oeuvre indigène, en l'occurrence française. En outre, comme il existe de fortes disparités géographiques en matière de dynamique de cessions, les effets seront d'autant plus redoutables pour les départements où malheureusement les transmissions sont moins fréquentes.

Permettez-moi d'effectuer un bref rappel des définitions. Selon l'Insee, les TPE emploient moins de 10 salariés, n'appartiennent pas à un groupe, ont un chiffre d'affaires ou un total de bilan inférieur à 2 millions d'euros. Selon l'Insee également, une ETI a entre 250 et 4 999 salariés, et soit son chiffre d'affaires n'excède pas 1,5 milliard d'euros, soit son total de bilan n'excède pas 2 milliards d'euros. Une entreprise qui a moins de 250 salariés, mais plus de 50 millions d'euros de chiffre d'affaires et plus de 43 millions d'euros de total de bilan est aussi considérée comme une ETI. Les PME se caractérisent, pour leur part, par un effectif inférieur à 250 personnes et un chiffre d'affaires annuel inférieur à 50 millions d'euros ou un total de bilan inférieur à 43 millions d'euros.

Il existe des dizaines de rapports sur les TPE et les PME mais pas sur les ETI. La France n'a pas su prendre conscience de l'importance que pouvaient avoir ces entreprises pour le territoire. Il y a eu dans les années 70, une erreur de jugement, sans doute en partie imputable aux hauts fonctionnaires du ministère de l'économie et des finances, qui a consisté à privilégier les grands groupes internationaux au détriment de l'accompagnement des ETI.

2- C'est la raison pour laquelle le deuxième enjeu, pour nos travaux sur la transmission, est, à nos yeux, le suivi des PME et des ETI, qui nous semblent avoir été en quelque sorte « oubliées » dans les rapports précédents sur la transmission alors que :

- elles représentent 51 % des emplois en France. Les 5 000 ETI non financières et non agricoles emploient 3,3 millions de salariés à elles seules ! Nous avons eu du mal à trouver les bons chiffres concernant le nombre d'ETI, ceux qui nous étaient présentés oscillaient entre 4 000 et 6 000 ;

- plus de la moitié des PME et ETI cédées sont reprises par des PME ou ETI, elles sont donc porteuses d'une dynamique de croissance externe. Leur sort est par conséquent particulièrement important pour la croissance. Pourtant, aujourd'hui, les PME peinent à se transformer en ETI contrairement à ce que l'on constate chez nos voisins européens : il existe 5 000 ETI en France contre 8 000 en Italie (Italie du Nord notamment avec la mécanique, la maroquinerie et l'industrie du luxe) et 12 000 en Allemagne. En France, il faut 21 ans pour qu'une PME devienne une ETI ;

- autre raison de s'intéresser à leur sort : leur disparition a des répercussions très néfastes pour les territoires ruraux (emplois directs, emplois indirects, infrastructures et activités annexes etc.). La question du maintien des PME et ETI est également une question d'aménagement du territoire, avec le risque de transferts de sièges sociaux et d'isolement de certaines de nos régions ;

- enfin, elles sont les plus susceptibles d'être rachetées par des groupes étrangers. Pour mémoire : selon l'Insee, 26 % des ETI sont sous le contrôle de groupes étrangers, soit 29 % des salariés des ETI. Et l'on a encore très récemment lu de nombreux articles sur le rachat de nos plus belles ETI par des investisseurs chinois, japonais ou américains. Il ne faudrait pas que toutes nos ETI soient rachetées !

3- Le troisième défi que nous avons identifié est spécifique aux transmissions familiales, qui représentent 18 % des cessions. Certaines études s'appuyant sur des exemples étrangers ou bien sur des données du début des années 2000 ont conclu que la transmission familiale ne présentait pas d'intérêt économique supérieur par rapport aux autres formes de transmission, notamment en termes d'emploi. Je ne partage pas ce point de vue. D'après l'étude BPCE, qui s'appuie sur une validation empirique de données françaises de 2010, les transmissions familiales jouent un rôle essentiel dans le maintien d'une base industrielle décentralisée et garantiraient de meilleures perspectives économiques. Même si elles créent moins d'emploi que les entreprises récemment créées, les entreprises transmises à la famille survivent mieux après 3 ans et garantissent davantage de stabilité. Un économiste brillant, M. Alain Tourdjman, que nous avons reçu, a évalué à près de 100 % le taux de survie à cinq ans des entreprises familiales !

Évidemment, il ne s'agit pas de se limiter à cet aspect de la transmission, mais toutes les personnes auditionnées ont reconnu l'intérêt des pactes Dutreil qui doivent faciliter la transmission à titre gratuit lors d'une donation ou d'un décès. Et nous avons compris qu'il restait encore beaucoup à faire pour développer la dynamique que l'on pourrait en espérer, et pourquoi pas s'inspirer de ce modèle pour d'autres formes de transmissions. Je pense notamment à la transmission aux salariés.

Je voudrais maintenant vous présenter nos premières pistes de réflexion.

Le premier constat, que vous avez sans doute pu dresser vous-même lors de notre dernière réunion, est que nous manquons cruellement de données sur la transmission d'entreprise ! Nous avons vu des experts dont on ne partageait pas les analyses. L'Insee ne comptabilise plus les reprises d'entreprises depuis 2006 et le seul suivi statistique réalisé au niveau national est celui des fonds de commerce, à travers le fameux Bulletin officiel des annonces civiles et commerciales (BODACC) qu'évoquait le cabinet ATEXO. L'observatoire français des entreprises a été chargé du recensement des cessions-reprises à la suite du très bon rapport de notre collègue députée Fanny Dombre-Coste, centré principalement sur les TPE. Le Médiateur du crédit, qui préside cet observatoire, nous a confirmé le caractère tout à fait lacunaire des données relatives à la transmission d'entreprise.

Par ailleurs, il existe des problèmes de comptabilisation en fonction de la définition d'une « entreprise reprise » et des calculs utilisés. Les chiffres diffèrent notamment selon le périmètre ou les années de référence. Ainsi, la BPCE évoque 15 364 opérations de cession transmission de PME et ETI en 2014. Mais ce chiffre fut de 12 932 en 2010 et de 16 348 en 2013, soit une différence de 26 % entre des années relativement proches. Vous voyez la difficulté de la tâche ! Les chiffres présentés par les différentes études diffèrent également selon le périmètre des entreprises concernées : certaines concernent les TPE, d'autres les PME et ETI. Certains rapports se spécialisent dans des secteurs bien particuliers comme l'artisanat, d'autres excluent de leurs études ces mêmes secteurs.

Toutefois, selon la Direction générale des entreprises du ministère de l'économie, un consensus s'est établi autour du chiffre de 60 000 entreprises transmises par an qui pourraient être cédées chaque année, plus de 90 % d'entre elles comptant moins de 50 salariés. Un tel chiffre illustre l'importance du sujet et de notre rapport ! Une étude publiée par la Direction générale du trésor estimait de son côté entre 700 000 et 900 000 le nombre d'entreprises devant changer de main entre 2000 et 2020, soit une moyenne de 45 000 par an dans sa fourchette haute. Vous constatez la difficulté.

Dans ces conditions, comment appréhender de manière rigoureuse des politiques publiques d'accompagnement de la transmission et de la reprise d'entreprises ? Avec le débat que nous avons eu mardi dernier, nous touchons du doigt le problème du caractère lacunaire des données, dont nous avons pourtant besoin pour réaliser des études d'impact capables de nous éclairer dans nos choix de législateur. Si nous voulons faire des propositions, il est important d'en évaluer l'impact ! Pour ce qui concerne la transmission d'entreprise, nous envisageons, avec la présidente de la Délégation, de solliciter le cabinet Altarès, qui a travaillé pour la direction de l'information légale et administrative (DILA) sur le sujet, afin de pouvoir accéder aux données utiles. J'ai par ailleurs appris qu'il existait un comité du secret statistique susceptible d'autoriser la communication de données collectées à des fins statistiques!

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