Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État chargé de la fonction publique, mes chers collègues, au cours de ses vœux aux corps constitués et aux agents de la fonction publique du 11 janvier 2008 à Lille, le chef de l’État déplorait, s’agissant du classement de sortie de l’ENA, l’École nationale d’administration, que « le résultat d’un concours passé à vingt-cinq ans oriente toute une vie professionnelle ». Il annonçait vouloir « la création d’un véritable marché de l’emploi public, où les affectations ne dépendront plus d’une gestion centralisée et désincarnée des corps, mais d’un libre choix par celui qui recrute et par celui qui “candidate”, dans l’intérêt bien compris de chacun et de l’État ».
En juillet 2008, le président Sarkozy demandait aux ministres intéressés de construire un nouveau projet pour l’ENA. La réforme a été présentée en conseil des ministres le 25 mars 2009 et doit être conduite selon quatre axes.
Premièrement, la diversité et l’égalité des chances au sein de l’ENA seront encouragées, en créant une classe préparatoire réservée aux publics défavorisés.
Deuxièmement, la formation délivrée à l’ENA sera véritablement professionnalisée, en réduisant la scolarité de vingt-sept à vingt-quatre mois et en mettant en place une réelle alternance entre périodes d’enseignement et périodes de stages, les enseignements trop académiques étant écartés au profit d’enseignements plus pratiques.
Troisièmement, à l’issue de leur formation, les élèves seront affectés selon une nouvelle procédure, substituant à la logique de classement par concours une logique de recrutement direct par les employeurs sur la base d’un dossier d’aptitude, afin d’assurer une meilleure adéquation entre les besoins des administrations et les aspirations des élèves.
Enfin, quatrièmement, le rôle de l’ENA en matière de formation continue des hauts fonctionnaires sera renforcé, notamment à l’occasion des prises de poste.
Sur tout ce qui se rapporte à l’amélioration de l’égalité des chances, à la professionnalisation de la formation et au renforcement de la formation continue, on ne peut qu’approuver les orientations définies par la réforme. Le Président de la République a justement noté, lors de ses vœux de 2008, que la démocratisation de la haute fonction publique souhaitée par l’ordonnance du 9 octobre 1945 créant l’École nationale d’administration avait, au fil des années, plutôt régressé que progressé. Il convient d’y porter remède et le processus prévu par la réforme vise cet objectif.
La réduction de la scolarité de vingt-sept à vingt-quatre mois n’appelle pas d’observation particulière, sinon que la scolarité avait déjà fait l’objet d’une réforme définie par le décret du 30 décembre 2005 et qu’elle n’aura eu que trois années d’application.
Quant au renforcement de la formation continue, on ne peut que s’en féliciter, car il est important que les futurs directeurs ou chefs de service puissent périodiquement procéder à une remise à niveau de leurs connaissances ou s’initier à de nouvelles techniques ou méthodes de gestion qui les prépareront utilement à leurs prochaines tâches.
En revanche, les dispositions prévues par la réforme pour l’affectation des élèves à l’issue de leur scolarité suscitent beaucoup d’interrogations, d’inquiétudes et de réserves, pour ne pas dire de réprobation. Au concours de sortie est substitué un mécanisme de sélection complexe, flou et qui recèle des risques très forts d’inégalité.
Tout d’abord, il est clair dans l’esprit des auteurs de la réforme que ce ne sont plus les élèves qui choisiront leur corps, mais, désormais, les administrations qui choisiront leurs agents. Il s’agit d’une innovation profonde, qui n’est pas choquante dans son principe, mais dont tout le monde n’a pas encore saisi la portée. Il n’est pas anormal en effet que les employeurs cherchent à recruter ceux qu’ils jugent les plus aptes à remplir les tâches qui leur sont proposées ; encore faut-il que le choix s’opère dans la transparence et selon des critères objectifs et irrécusables.
L’élève-candidat à un poste recevra en premier lieu une fiche des postes disponibles précisant les critères requis pour être sélectionné, puis adressera sa candidature à la direction de l’école, qui enverra aux administrations des dossiers d’aptitude anonymes comprenant les notes et appréciations obtenues par chaque candidat pendant sa scolarité à l’ENA. Les administrations procéderont alors à une présélection des candidats qu’ils souhaitent éventuellement retenir.
À ce stade, fin de l’anonymat : l’élève-candidat présélectionné enverra son curriculum vitae complet à l’administration qui l’a présélectionné. Débutera alors un ou plusieurs tours d’entretiens individuels, chaque ministère se voyant imposer un plafond maximum de candidats ne pouvant être supérieur à trois fois le nombre de postes disponibles.
Les employeurs décideront de manière collégiale, leurs choix étant motivés en fonction de la grille de critères objectifs qu’ils auront élaborée.
S’ensuivra une période probatoire dite « Junior administration » – en français dans le texte ! –, d’une durée de trois à six mois, alternant stages de pré-affectation et formation, la titularisation et l’affectation définitive dans l’administration concernée étant décidée par la direction de l’ENA et l’employeur.
Un comité ad hoc devra veiller à l’objectivité des critères de sélection, au bon déroulement des entretiens d’embauche, à la prise en compte des vœux des élèves, et éventuellement statuer sur le sort de ceux qui n’auront été retenus par aucune administration.
Monsieur le secrétaire d'État, on est partagé, devant cette très étrange construction, entre l’admiration pour l’ingéniosité qui a présidé à sa conception et l’effroi que suscite sa mise en œuvre. La réforme soulève en effet beaucoup de questions.
Tout d’abord, on peut s’interroger sur le processus de sélection sur dossier d’aptitude. À quoi bon supprimer le classement de sortie alors même que les seules informations communiquées aux employeurs dans le dossier d’aptitude anonyme de chaque élève seront ses notes et appréciations relatives à ses stages et enseignements suivis à l’ENA, en faisant table rase, au cours de cette première étape du recrutement, de toute expérience antérieure ?
Les grilles de critères objectifs mises en place pour la sélection sur dossier d’aptitude anonyme permettront-elles de différencier des élèves ayant suivi les mêmes enseignements et effectué les mêmes stages ?
S’agissant de la sélection fondée sur les auditions des élèves, comment éviter qu’à l’occasion des entretiens individuels les facteurs subjectifs ne l’emportent sur le respect des critères objectifs ? Quelles véritables garanties d’impartialité ce processus nous offre-t-il ?
Faudra-t-il, pour être admis dans tel ou tel corps prestigieux, avoir des accointances dans le milieu concerné ? Dans telle autre administration, devra-t-on, pour séduire, laisser entendre qu’on appartient à tel ou tel réseau, syndicat ou parti politique ? Sera-t-il nécessaire de particulièrement soigner les apparences, de s’abstenir de tout propos qui puisse faire croire au moindre écart de langage ou de professer un conformisme de bon aloi dans tous les domaines ?