Monsieur le président du Sénat, mesdames, messieurs les vice-présidents du Sénat, monsieur le président de la délégation sénatoriale à l’outre-mer, mesdames, messieurs les sénateurs, c’est avec une vive émotion que nous sommes aujourd’hui réunis pour honorer la mémoire du sénateur Paul Vergès.
En tant que ministre des outre-mer, au nom du chef de l’État, François Hollande, et de l’ensemble du Gouvernement, j’ai témoigné, lors des funérailles organisées à La Réunion, la reconnaissance qu’avait la République pour la vie d’audace et d’engagements de Paul Vergès.
Je tiens également à vous adresser mes plus sincères condoléances. Vous avez perdu un collègue, un ami, un compagnon de débats et de combats.
Élu au Sénat de 1996 à 2004, puis réélu en 2011, je crois savoir que Paul Vergès a passé ici de belles et riches années, fortes de rencontres stimulantes et d’échanges enrichissants.
Il fut particulièrement honoré, en sa qualité de doyen d’âge du Sénat, de présider à deux reprises, en 2011 et en 2014, à l’élection du président du Sénat. Il vécut ainsi aux premières loges la petite révolution que constitua, en 2014, le premier changement de majorité de l’histoire du Sénat.
Cet homme remarquable nous a tous profondément impressionnés par son courage, par sa prescience et ses valeurs. Il a consacré sa vie à servir l’intérêt général.
Nous nous souviendrons longtemps de Paul Vergès.
Nous nous souviendrons de son combat pour l’égalité, qui lui était chevillé au corps.
Scandalisé par les écarts et les retards entre les outre-mer et l’Hexagone, il a, durant toute son existence, défendu l’égalité réelle.
Comment ne pas vivre comme un scandale le fait que les Français soient considérés différemment selon leur lieu de vie ? Il s’agit là sans doute d’un héritage familial car la grande loi de départementalisation du 19 mars 1946, qui abolit le régime colonial pour la Martinique, la Guadeloupe, La Réunion et la Guyane, fut portée par son père Raymond Vergès !
Tout au long de son parcours politique, notamment ici, au Sénat, Paul Vergès s’est insurgé contre le renoncement, contre tous ceux qui lui expliquaient que l’égalité, notamment sociale, serait trop chère, surviendrait trop tôt ou semblerait trop dure à conquérir.
Ainsi, il n’hésite pas à démissionner en 1987 de l’Assemblée nationale, avec Élie Hoarau – lequel partage son engagement déterminé en faveur des outre-mer –, pour protester contre la loi de « parité sociale » qui, au nom de la discipline budgétaire, prive les Réunionnais de leur droit à l’égalité sociale.
Sa grande éloquence et ses talents de stratège lui permettent de peser sur les décisions gouvernementales. Paul Vergès obtient l’alignement des allocations familiales, puis du salaire minimum interprofessionnel de croissance – le SMIC – en 1996, voilà vingt ans, du revenu minimum d’insertion – le RMI –, enfin de l’allocation de parent isolé – l’API – en 2007.
Lors de l’examen du projet de loi de programmation relatif à l’égalité réelle outre-mer et portant autres dispositions en matière sociale et économique, ce matin, en commission des lois du Sénat, j’ai eu une pensée émue pour Paul Vergès. En harmonisant les prestations sociales sur les montants perçus dans l’Hexagone, nous parachevons aujourd’hui son long combat pour cette égalité des outre-mer. Il s’agit là, je crois, du plus bel hommage que nous pouvions lui rendre.
Nous nous souviendrons également du courage à toute épreuve de Paul Vergès.
À 17 ans, alors qu’il n’est encore qu’un adolescent, il décide de s’engager, en compagnie de son frère Jacques, dans les Forces françaises libres.
De ce choix, se dessine toute une conception de vie. Ses valeurs et ses principes devaient guider ses actes, et non l’inverse. Son destin me fait penser aux mots de Victor Hugo : « Ceux qui vivent, ce sont ceux qui luttent ».
Paul Vergès part donc lutter contre le nazisme, cette lèpre qui s’est étendue sur l’Europe. Avec son frère, il suit une formation militaire en Angleterre. Faisant preuve là encore d’un grand courage, l’adolescent saute d’un avion britannique pour rejoindre le Poitou en 1944.
Nous nous souviendrons de son attachement à nos principes de liberté, d’égalité et de fraternité, un attachement viscéral, entier, charnel.
Lorsqu’il prend la direction du journal Témoignages, Paul Vergès se mobilise en faveur des planteurs et des ouvriers de l’usine sucrière de Quartier Français menacée de fermeture. Il réussit non seulement à maintenir l’usine ouverte, mais aussi à négocier un accord favorable aux planteurs de canne.
Ce sont les mêmes valeurs qui le poussent à déposer, ici, au Sénat, une résolution visant à faire reconnaître publiquement à la France sa responsabilité dans les terribles massacres des Algériens à Paris et ses environs, le 17 octobre 1961. En ce jour funeste, des manifestants pacifiques réclamant le droit à l’indépendance pour leur pays furent l’objet d’une sanglante répression organisée par Maurice Papon.
Grâce au charisme du sénateur, la résolution fut adoptée. La France s’honore toujours à regarder son passé avec lucidité !
Ce sont, enfin, ses valeurs d’ouverture et de tolérance qui l’amènent à porter, en 1999, avec Marie-Claude Tjibaou, l’appel de Nouméa en faveur de la diversité culturelle. Ensemble, ils rappellent que « la culture unique est la mort de toute culture » et disent « oui à l’universel, non à l’uniformité ».
Nous nous souviendrons de la prescience qui caractérisait Paul Vergès.
Je veux notamment souligner sa clairvoyance sur le climat. Celle-ci est d’autant plus marquante aujourd’hui, alors que nous avons connu un pic de pollution en région parisienne la semaine dernière et alors que l’accord de Paris, fruit de la vingt et unième conférence des parties à la convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques, la COP21, commence à entrer en vigueur.
Le sénateur s’inquiète, avant tout le monde, de la progression des gaz à effet de serre au sein de notre atmosphère.
Les outre-mer sont des sentinelles du changement climatique. Mille signes montrent qu’une évolution est en cours ; il les perçoit rapidement. Il prend alors à bras-le-corps le combat et participe à la création de l’Observatoire national sur les effets du réchauffement climatique en 2001, observatoire qu’il présidera par la suite sans discontinuer.
Il fonde par ailleurs l’Agence régionale de l’énergie Réunion, l’ARER, qui doit œuvrer à l’autonomie énergétique de l’île et au développement des énergies renouvelables. Il sait que les outre-mer ne sont pas que des sentinelles ; ce sont également des pionniers.
Comme toujours, Paul Vergès dispose d’un temps d’avance.
Nous nous souviendrons de son esprit libre et précurseur.
Déployant sa pensée sans contrainte de temps ou d’espace, Paul Vergès réfléchit d’emblée sur le long terme. Dans son discours d’ouverture de séance au Sénat en 2011, il conseille ainsi de « porter notre regard au-delà de l’immédiat ». Cette belle recommandation vaut pour nous tous, mesdames et messieurs, nous tous qui avons en charge les destinées de ce pays.
En inscrivant sa vision dans les grandes évolutions démographiques, économiques et culturelles de ce monde, il affiche sa singularité et marque par son non-conformisme.
Nous nous souviendrons de son profond attachement, de son amour, dirais-je même, pour La Réunion.
Toute sa vie, il fut au service de notre île.
En tant que sénateur, maire, président du syndicat intercommunal à vocations multiples de La Réunion – le SIVOMR –, président du conseil régional, il réorganise l’île, développe ses infrastructures et défend ses intérêts. Il bouleverse ainsi, pendant plusieurs décennies, le quotidien des Réunionnais.
En tant que député européen, il participe à une meilleure prise en compte des outre-mer au sein de l’Union européenne et à la création du statut des régions ultrapériphériques.
Nous nous souviendrons, enfin, de sa fierté revendiquée d’être réunionnais, ultramarin et membre de l’Indiaocéanie.
C’est avec orgueil qu’il proclame ses parts de son identité, de notre identité. Durant tout son parcours politique, il œuvre à donner une autre image de La Réunion, en particulier, et de nos outre-mer, en général. Il défend une société ouverte, diverse et métissée. Lui-même issu d’une double ascendance française et vietnamienne, il décrit les Réunionnais – mais il aurait pu dire les Ultramarins – comme « le résultat d’un brassage d’hommes et de femmes venus de tous les coins du monde ».
Toute sa vie, il promeut La Réunion, accroît son développement et son influence dans l’Hexagone comme dans l’océan Indien.
La pensée de Paul Vergès est, en effet, naturellement ouverte sur le monde.
Il conçoit son île de cœur comme une part d’un plus vaste ensemble. Située à la confluence de plusieurs routes maritimes et entre plusieurs continents, l’île de la Réunion est finalement la partie d’un plus grand archipel. Paul Vergès la voit avec un destin nécessairement mondial, comme en atteste son livre D’une Île au monde.
À l’heure où, dans le monde entier, de plus en plus de projets politiques se dessinent comme des volontés de fermeture, la pensée de Paul Vergès, généreuse et curieuse, ouverte et tolérante, nous manquera.
Mesdames, messieurs les sénateurs, Paul Vergès s’est passionnément investi tout au long de son parcours politique. Il a défendu son territoire – La Réunion – et ses valeurs – la tolérance, la liberté et la justice. Il a par ailleurs su, au Sénat comme au conseil régional de La Réunion ou au Parlement européen, développer une pensée qui portait au-delà des contingences de son époque.
Je le disais, sa vie, son parcours me faisaient penser à la belle sentence de Victor Hugo. Je me dois de citer la suite du poème.
« Ceux qui vivent, ce sont ceux qui luttent ; ce sont
« Ceux dont un dessein ferme emplit l’âme et le front. […]
« Ceux qui marchent pensifs, épris d’un but sublime. »
Ces vers me paraissent bien correspondre à Paul Vergès, que l’on voyait déambuler dans ces couloirs, tantôt préoccupé, tantôt rêveur, pensant sans doute aux grandes et puissantes évolutions de ce monde.
Voilà comment nous pouvons rendre hommage, de la plus belle des façons, à Paul Vergès, en concevant notre pensée comme notre action sur le temps long, non pas sur des mois, mais bien sur des décennies, au-delà des échéances immédiates, au service de nos valeurs et de nos concitoyens.
À Claude, à Pierre et à Françoise, ses enfants, et à ses petits-enfants, je dis toute notre affection et présente nos sincères condoléances.