Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, s’il n’est pas nécessaire d’être ancien élève de l’École nationale d’administration pour participer à ce débat, je constate que nous sommes à peu près 40 % des intervenants à venir de cette école. J’eusse préféré que le débat fût plus ouvert.
Je voudrais tout d’abord remercier Josselin de Rohan : dans un domaine qui est de nature réglementaire, sa demande de débat nous permet de traiter d’un sujet majeur. Il n’aurait pas été concevable que le Parlement, en l’occurrence le Sénat, ne puisse s’exprimer sur cette question qui, au travers du classement, pose, comme Mme Borvo Cohen-Seat l’a rappelé tout à l’heure, le problème général de l’image et du statut général de la fonction publique.
Je souhaite également remercier M. Éric Woerth qui, avec le décret du 29 mars dernier, a posé le problème de la réforme de l’ENA. Monsieur le secrétaire d’État, puisque vous avez la lourde mission de mettre en œuvre cette politique, sachez que, pour l’essentiel, elle me convient parfaitement. En effet, me semblent particulièrement appropriées la professionnalisation des études, la diminution de la durée des études et l’ouverture sociale avec une classe préparatoire destinée à des élèves ayant sans doute plus besoin de soutien que d’autres et qui, n’étant ni fils d’archevêque ni même fils d’évêque, méritent la considération par leur réussite et leurs perspectives.
Au-delà, je remercie l’ENA d’être ce qu’elle est, et à titre personnel, de ce qu’elle m’a apporté : non pas seulement un statut et une carrière mais surtout une ouverture d’esprit, un sens de la mesure, un sens de l’essentiel et, dans mon cas particulier, le fait d’échapper à la tentation du baroque intellectuel en replaçant le travail de l’étudiant que j’étais sur le thème majeur de l’intérêt collectif, du service public et du sens de l’intérêt général.
En effet, et c’est le premier thème que je veux aborder, l’ENA est d’abord une école professionnelle qui a pour objet de recruter les administrateurs au service de l’État. Ayant eu la chance de servir d’autres employeurs, y compris des employeurs privés, je puis l’affirmer avec force, il s’agit d’un métier particulier. Personne n’est contraint de servir l’État mais ceux qui le font acceptent librement certaines contraintes.
Cela a une conséquence très simple : il n’y a pas de scolarité, fût-elle professionnelle, qui ne soit sanctionnée par une évaluation, laquelle est toujours comparative.
Je comprends bien sûr le stress et l’inquiétude de mes jeunes camarades de l’ENA d’aujourd’hui. Nous sommes tous passés par ces sentiments d’injustice, d’incompréhension et par ces difficultés, en connaissant parfois d’heureuses, voire de divines surprises.
Mais revenons à l’essentiel : nous faisons une école professionnelle. Elle transmet une méthode pour pouvoir travailler ensemble, pour permettre à des administrateurs de l’État de se parler, de se comprendre et d’être utiles les uns aux autres, en dépit des différences de générations, d’expérience ou de conviction. Un considérable effort de méthode est effectué.
Or cette méthode ne s’apprend pas à l’université, en tous les cas pas dans la plupart des instituts d’enseignement supérieur qui préparent à l’École nationale d’administration.
Animer un groupe, prendre la parole, faire émerger un consensus dans une équipe de direction sont autant d’efforts méthodologiques que l’on peut désormais apprendre à l’ENA mais nulle part ailleurs. Cet aspect professionnel de l’enseignement est nécessaire et doit être évalué, à un moment ou à un autre.
J’ai écouté M. Fortassin avec beaucoup d’intérêt. De mon point de vue, le stage n’est pas une escapade touristique pour ouvrir les yeux sur monde inconnu. Il permet au contraire d’évaluer le caractère de l’élève et de savoir si, en situation de responsabilité, il a ou non naturellement des réflexes prédisposant à une bonne gestion de l’État, comme le sens de l’engagement, le respect de l’autre, la volonté du travail accompli jusqu’à son terme et tout simplement l’engagement personnel.
C’est la raison pour laquelle le travail méthodologique se poursuit par des stages qui sont non pas une découverte du monde offerte à des élèves sur les crédits de l’État, mais une façon pour l’État d’évaluer la résistance psychologique des élèves. Certains de mes camarades ont eu la chance d’être directeurs de cabinet de préfet par intérim en 1968. Ce fut pour eux une expérience unique mais cela a surtout donné à leur employeur l’occasion de les évaluer avec certitude.
Je vous le rappelle, par opposition au secteur privé, l’élève de l’ENA devient fonctionnaire dès qu’il entre à cette école et il est donc alors sous un regard professionnel.
Au-delà de la méthode et du stage, qui est une évaluation du caractère, du comportement et de l’aptitude au service des autres, la partie universitaire stricto sensu doit exister, sans être principale. En ce qui concerne les approfondissements, vous avez créé des sections. Cela me semble légitime puisque, malgré l’universalité des administrateurs civils, il existe des spécialisations.
Cette partie de l’enseignement consacrée à l’approfondissement ne sera jamais suffisante. On n’épuisera jamais la compétence du droit social, du droit hospitalier ou du droit international à l’ENA. Cela se fera sur le terrain.
En revanche, les sections diversifiées permettent d’approfondir tel ou tel sujet et constituent une autre façon d’évaluer l’élève et son aptitude à découvrir différents domaines.
L’ENA est donc une école professionnelle, qui exige un classement pour soutenir et pour mobiliser l’effort de l’élève. Sinon, comment sanctionner l’implication et l’effort personnels de l’élève ?
Le deuxième thème que je souhaitais évoquer est la contrepartie de celui-là. L’élève qui entre à l’ENA a le droit d’avoir des règles d’évaluation claires et stables. Il lui appartient ensuite, en fonction de ses capacités, de sa volonté personnelle, de ses ambitions et – pourquoi ne pas le dire ? – de ses talents, de construire sa liberté de choix, en écartant par exemple telle carrière exigeant une mobilité territoriale, ou internationale difficilement compatible avec une vie familiale et en choisissant au contraire une carrière plus technique.
C’est à l’élève, en deux ans, avec des règles claires, stables et transparentes de construire sa liberté et de constater, au fur et à mesure de sa scolarité, les champs possibles qui s’ouvrent à lui pour son premier poste.
Enfin, et c’est le troisième thème que je voulais aborder et sur lequel je conclurai, il appartient à l’État de se poser la véritable et la plus importante question : comment gère-t-il ses cadres supérieurs ? C’est sans doute la défaillance de l’État dans la gestion de ses cadres supérieurs qui est le problème majeur, beaucoup plus que celui du classement. En effet, gérer des cadres supérieurs suppose d’avoir du temps à leur consacrer, de faire preuve d’écoute et d’organiser des entretiens d’évaluation.
Éric Woerth, qui a fait carrière au sein du secteur privé dans le domaine du conseil, le sait parfaitement, dans une société de conseil, le temps consacré à chaque consultant par son mentor pour le juger et l’apprécier correspond à plusieurs journées de travail par an. Dans le cadre du conseil, un salarié doit à son employeur 220 journées par an, dont deux à trois journées d’évaluation.
Or l’État ne réalise jamais cette évaluation. En outre, l’État employeur ne maîtrise pas toujours ses effectifs, les pyramides des âges et les prévisions. Cela n’a pas été grave de très nombreuses années durant parce que les débouchés en dehors de l’administration étaient considérables.
Aujourd’hui, monsieur le secrétaire d’État, vous avez à gérer des administrateurs tendus et préoccupés. Ils s’interrogent légitimement sur ce que l’on peut faire en dehors de l’État ou après l’État et se demandent s’il existe une autre carrière possible.
On peut l’imaginer, il y a des réussites, notamment dans les collectivités locales. Vous avez raison d’organiser cet échange. Mais force est de le reconnaître, la disparition de l’économie publique, l’économie mixte aboutit à priver l’État employeur de débouchés qui étaient suffisamment motivants pour que l’on ferme les yeux sur une gestion humaine parfois défaillante. Les récompenses venaient toujours à point à celui qui savait les attendre ! Ces récompenses n’existent plus.
La solution doit être trouvée soit à l’intérieur de l’État, soit en organisant des débouchés à l’extérieur de l’État, mais cela est de plus en plus difficile parce que le secteur privé s’est organisé pour se passer des énarques et cela lui réussit convenablement.
Ainsi s’explique la tension actuelle des élèves de l’ENA. Ce n’est pas la question du classement qui est en jeu. Les élèves se demandent comment ils seront considérés à long terme.
Ce premier rendez-vous sur dossier que vous proposez est lourd de menaces. Il ne règle pas la question de la gestion dans le temps et constitue en quelque sorte une concession à l’humeur ou à la mode ; il ne règle rien et laisse entièrement ouverte la question de la gestion des carrières pour des vies professionnelles construites autour d’un métier particulier, le service de l’État, exercé pendant une durée surprenante aujourd’hui.
En effet, pour diriger une grande entreprise, l’avocat d’affaire, le consultant, l’audit sait qu’il devra changer plusieurs fois de métier et d’employeur.
En revanche, dans la fonction publique, nous maintenons un système de carrière linéaire tout au long de la vie, ce qui entraîne des contraintes particulières.
Monsieur le secrétaire d’État, je ne suis pas certain que votre proposition aille dans le sens de la responsabilité et du respect du fonctionnaire désireux de consacrer sa vie au service de l’État. Cela pourrait donner le sentiment profond de remplacer une règle claire, même si elle est stressante et parfois injuste à la marge – mais quel le classement ne l’est pas ? –, par un système dont la confusion a été dénoncée à juste titre par MM. Josselin de Rohan, Yann Gaillard et Philippe Marini.
Par conséquent, monsieur le secrétaire d’État, nous avons beaucoup de respect pour la quasi-totalité de votre réforme, mais nous vous demandons de bien réfléchir avant d’engager la suppression du classement de sortie, qui a au moins le mérite de la clarté et de la transparence.