En allant plus loin dans l’analyse, nous pouvons observer une déviance dans le recrutement actuel au sein de l’ENA. Comme cela a été rappelé, trois types de concours permettent d’intégrer cette grande école. Le concours externe s’adresse aux diplômés de l’enseignement supérieur, le concours interne concerne les fonctionnaires ou agents publics ayant au moins quatre années de services effectifs et le troisième concours est destiné aux salariés du secteur privé ou aux personnes exerçant un mandat électif local.
Ainsi, le concours interne et le troisième concours permettent, et c’est positif, à des personnes ayant un profil différent, c'est-à-dire n’ayant pas fait Sciences Po ou une autre grande école, de pouvoir tout de même accéder à l’ENA.
Pourtant, et cela a déjà été souligné, les statistiques établies depuis 2000 montrent que les élèves issus du concours interne et du troisième concours sont sous-représentés dans les grands corps de l’État. Ainsi, dans la promotion Copernic, en 2002, 93 % des élèves ayant intégré les grands corps étaient issus du concours externe. Et cette proportion était de 86 % dans la promotion Romain Gary, en 2005.
L’expérience professionnelle et le mérite des fonctionnaires ou des salariés concernés, qui préparent le concours, souvent le soir après leur travail, et cela pendant des années, ne sont donc pas reconnus à l’entrée à l’ENA, pas plus d’ailleurs qu’à la sortie !
En 2008, les élèves de la promotion Aristide Briand ayant intégré les grands corps étaient issus du concours interne à 27 % et du troisième concours à 14 % !
L’administration se prive ainsi de l’expérience professionnelle enrichissante et concrète qu’ont pu acquérir des personnes dotées d’une impressionnante motivation. Les affectations dans l’administration sont donc marquées par des discriminations, malgré les mérites et l’expérience reconnus des élèves.
Les conséquences dommageables pour la société française de cet état de fait ont été reconnues par les dirigeants des grandes écoles de notre pays. Petit à petit, et en particulier depuis la parution du rapport de notre commission des affaires culturelles, des expérimentations ont été mises en place dans plusieurs établissements importants.
Comme cela a été indiqué tout à l’heure, et j’ai plaisir à le répéter, l’Institut d’études politiques de Paris a signé des conventions d’éducation prioritaire avec sept lycées partenaires depuis 2001. Ce dispositif concerne aujourd'hui quatre-vingts lycées. Ces conventions permettent à des lycéens scolarisés en zones urbaines sensibles ou en zones d’éducation prioritaires d’accéder à cette école et, demain, peut-être à l’ENA.
De même, l’école des Hautes études commerciales, ou HEC, a mis en place des mesures visant à favoriser l’égalité des chances. Des conventions ont été signées avec plusieurs lycées, en particulier de la banlieue parisienne, afin d’organiser le « tutorat spécifique ».
Le lycée Henri-IV à Paris a également lancé une expérimentation à la rentrée 2006. Une « classe préparatoire aux études supérieures » accueillant une trentaine d’élèves boursiers méritants a été créée.
Les exemples que je viens de mentionner constituent seulement une petite partie de l’ensemble des initiatives qui naissent un peu partout sur le territoire et qui commencent à toucher le monde encore plus fermé du recrutement et de la formation des hauts fonctionnaires de l’État.
En effet, monsieur le secrétaire d’État, le 25 mars dernier, vous avez annoncé la création d’une classe préparatoire à l’ENA pour les jeunes de milieux sociaux défavorisés. Au mois d’octobre prochain, une classe préparatoire intégrée devrait être ouverte en vue des concours organisés en 2010.
Les jeunes qui pourront en bénéficier seront issus de milieux aux revenus modestes et devront avoir effectué au moins une partie de leur scolarité en zone d’éducation prioritaire, ou ZEP. Cette classe accueillera quinze élèves, soit plus de 35 % des postes ouverts au concours externe. Je salue cette initiative, qui va dans le bon sens et qui permet de favoriser l’égalité des chances.
D’ailleurs, monsieur le secrétaire d’État, vous avez également incité les 169 directeurs d’écoles de la fonction publique à s’engager eux aussi dans la mise en place de classes préparatoires. Cette initiative devrait être réalisée au plus vite, car elle répond au souci que j’exprime depuis le début de mon intervention.
Cependant, de telles initiatives sont encore trop peu nombreuses. Pour les grandes écoles, les expérimentations ont été mises en place ; je viens de le souligner. Mais cela représente 5 % des lycées sur l’ensemble du territoire français. Cela semble beaucoup, mais c’est encore très peu. Un bilan est nécessaire et une généralisation devrait être envisagée pour éviter de nouvelles inégalités entre lycées « tutorés » et les autres. Mais cela est encore plus vrai dans notre système de recrutement et de formation des fonctionnaires.
Monsieur le secrétaire d’État, un rapport qui vous a été remis au mois de février dresse un bilan des écoles de formation de fonctionnaires et indique que ces dernières tendent « à privilégier certaines catégories sociales », ce qui « conduit à un système à faible renouvellement ».
La volonté du Gouvernement doit s’exprimer de manière plus forte, afin de permettre aux mesures que vous prendrez de modifier profondément une telle situation.
La France a besoin de fonctionnaires, notamment de cadres ayant acquis un haut niveau de connaissances, mais également une expérience professionnelle, une expérience de la vie et une connaissance de la société dans toute sa diversité. En ce sens, l’ENA doit devenir une véritable école d’application, en phase avec la réalité de notre monde moderne, avec la vie quotidienne de nos concitoyens et de tous ceux qui résident dans notre pays.
La France ne peut pas se permettre l’échec. Nous sommes tous en droit d’attendre que le recrutement et la formation de ses hauts fonctionnaires soient à la hauteur de la dignité de la tâche que notre pays attend d’eux. §