Aux termes de ce contrat, ceux qui appartiennent à ces grands corps travaillent pour l'État, comme l’a souligné M. Fortassin, et non pas pour le Gouvernement, ce qui leur permet de conserver leur indépendance.
Or les grands corps connaissent depuis des années de très nombreux départs. Je prendrai pour exemple la situation de l’Inspection des finances.
Ainsi, je ne suis pas énarque moi-même, mais, dans le cadre de mes anciennes fonctions d’inspecteur général de l’éducation nationale, j’ai participé à une réunion de réflexion sur les inspections, menée conjointement entre mon corps et l’Inspection des finances.
À l’époque, le chef de service de l’Inspection des finances nous a fait part de sa préoccupation de voir ses effectifs composés exclusivement d’inspecteurs des finances âgés soit de vingt-quatre à trente-deux ans, soit de cinquante-cinq à soixante ou soixante-cinq ans. Autrement dit, les inspecteurs des finances se situant dans la tranche d’âge comprise entre trente-deux ans et cinquante-cinq ans étaient en fonction partout ailleurs, en particulier dans les entreprises.
Il convient donc de s’interroger au sujet de ces grands corps, d’autant que, ne l’oublions pas, ils constituent le modèle de promotion sociale proposé à l’ensemble de l’administration française, qui est puissante.
Monsieur le secrétaire d’État, permettez-moi de rappeler que l’ENA a été créée après la guerre pour la reconstruction de la France et que les fonctionnaires qui en étaient issus exerçaient une mission de service public. C’était une valeur. Comme l’a dit M. Fortassin, ces fonctionnaires n’étaient pas corrompus, qualité fantastique, comparativement à d’autres pays en Europe ou au-delà.
Or que constate-t-on aujourd'hui ?
Je sais bien que ce n’est peut-être pas le moment pour soulever ce point, et je ne veux pas m’en prendre à l’Inspection des finances ni à ceux de nos collègues inspecteurs des finances présents dans cette enceinte ! Cependant, tout ce qui s’est passé, les excès de certains, devenus patrons de banques, les retraites « chapeau », ont des conséquences non pas uniquement sur l’opinion publique, mais sur le modèle social proposé aux jeunes fonctionnaires de toutes les catégories.
Dans ces conditions, je me demande, monsieur le secrétaire d'État, si nous avons intérêt à conserver ces corps dans leur structure actuelle, si nous ne devrions pas opérer des fusions comme le rapprochement intelligent qui a lieu entre le corps des Mines et celui des Télécoms. Ne conviendrait-il pas de mener une réflexion similaire appliquée à l’administration en imaginant, par exemple, les corps « économie et finances », les corps « droit et contrôle » et, peut-être, des corps opérationnels ?
Supposons que je sois vice-président du Conseil d’État et que je reçoive les jeunes stagiaires de l’ENA ou les élèves qui en sont issus, entre la fille d’un de mes amis et le jeune débarquant de province, serais-je suffisamment indépendant pour dire qui est le meilleur ? J’évoque cette situation parce que, sans aller jusqu’à rejoindre les propos de M. Bodin, je sais, en tant qu’élu du VIIe arrondissement – le quartier du pouvoir – que ce genre de dilemme intervient.
À mes yeux, le classement est une bonne chose, mais uniquement pour les fonctionnaires opérationnels. En effet, l’un des gros problèmes de l’administration française tient au fait qu’elle ne possède guère de directions des ressources humaines. Voilà une quinzaine d’années, lorsqu’un ministre de l’éducation nationale a créé des directions des ressources humaines dans ses rectorats, c’était une révolution ! Imaginez, ce ministère, qui gère des milliers de fonctionnaires, n’avait pas de DRH !
Quoi qu’on en dise, les services des ressources humaines constituent un atout intelligent pour le secteur privé.
En ce qui concerne les corps opérationnels, je rejoins votre raisonnement, monsieur le secrétaire d’État. Est-il normal, en effet, de s’en remettre au classement pour déterminer l’affectation dans les corps opérationnels ? Pour gérer des hommes, n’a-t-on pas besoin de personnes possédant du charisme, du tempérament, de l’imagination ? Combien de fois n’a-t-on pas vu des élèves à la sortie de l’ENA, même majors de promotion, se révéler incapables de gérer un simple service ! Il a fallu les changer d’affectation !
J’attire donc votre attention, monsieur le secrétaire d'État, sur la nécessité de tenir compte des qualités nécessaires pour assumer la gestion des hommes et des femmes.
Permettez-moi d’évoquer d’autres interrogations importantes, qui concernent non pas uniquement l’ENA, mais l’ensemble de la fonction publique.
Lors de sa création, au moment de la constitution de la Communauté économique européenne, la Commission européenne a souhaité recruter des fonctionnaires non pas nationaux, mais indépendants, et a mis en place à cet effet un corps de fonctionnaires spécifiques pour ses services et pour le Parlement européen.
Or force est de constater que, dans ces corps de fonctionnaires européens, l’emprise des pays est importante. Croyez-vous que les directives européennes qui ont dû être appliquées par la France depuis 1986, au début de la présidence de M. Jacques Delors, étaient dépourvues de toute influence anglo-saxonne ? En réalité, les Anglais et les Allemands ont été beaucoup plus malins que nous en plaçant leurs fonctionnaires aux postes élevés !
Je pose donc la question suivante : n’avons-nous pas intérêt à mener une réflexion, dans le cadre de la réforme de l’Europe, afin de faire en sorte que les hauts postes dans les structures européennes et les instances internationales soient occupés par des fonctionnaires français, et qu’ils ne soient pas réservés à ceux du Quai d’Orsay ?
Par ailleurs, les administrations des pays qui constituent l’Europe sont plus ou moins inégales. Celle de la France est forte et puissante, avec des fonctionnaires de qualité. Ne pourrait-on envisager de concevoir une sorte de programme d’échange de type Erasmus pour les administrateurs de l’Union européenne ? On peut comprendre qu’un fonctionnaire de l’ENA qui est enfermé dans son poste de l’éducation nationale pendant quarante ans puisse éprouver quelque frustration !
J’en viens au problème de la pyramide des responsabilités au sein de laquelle toute une énergie se trouve perdue.
En effet, pour les énarques atteignant l’âge de quarante ou quarante-cinq ans, les perspectives de devenir directeur sont faibles, les postes correspondants étant de moins en moins nombreux, d’où leur sentiment de frustration.
Certains d’entre eux se font nommer dans les inspections. Contrairement à ce qui se dit, ces dernières ne sont pas, à mes yeux, le « cimetière des éléphants ». Par expérience, je peux témoigner du fait que les inspections centralisent beaucoup d’intelligence et une grande capacité de travail lorsque les inspecteurs s’attellent à leur mission.
Cependant, lorsqu’on se rend dans les inspections des différentes administrations, on sent et on voit très bien que les hauts fonctionnaires, d’une grande compétence, n’ont pas de responsabilité opérationnelle : ils réfléchissent sur un sujet d’étude.
À cet égard, je me tourne vers vous, mes chers collègues, car il s’agit d’un débat que j’ai lancé dans mon groupe dès le début de mon mandat de parlementaire. En effet, dans le cadre de la réforme constitutionnelle, le Sénat dispose d’une semaine de contrôle de l’action du Gouvernement et d’évaluation des politiques publiques, mais nos moyens ne sont pas suffisants pour exercer ce contrôle.
Or il existe une énergie extraordinaire au sein de la fonction publique, celle des inspections et de tous ces hauts fonctionnaires en pleine force de l’âge, pas encore en fin de carrière, mais qui ne peuvent pas travailler.
Monsieur le secrétaire d’État, je vous soumets la proposition suivante : pourquoi n’intégrerions-nous pas dans la réforme du Parlement le fait que les inspections puissent être saisies par les commissions du Parlement et l’idée que des hauts fonctionnaires qui ne savent pas comment utiliser leur énergie puissent être récupérés et mis à disposition du Parlement pour accompagner les parlementaires dans le travail de contrôle ?
Vous le savez par expérience, et je l’ai bien vu moi-même, les inspections des ministères sont les meilleures pour effectuer ces contrôles.
Derrière toute cette série de remarques à bâtons rompus, j’espère que vous aurez compris, monsieur le secrétaire d’État, que notre souhait est de retrouver une administration qui garde sa force et la compétence de ses administrateurs, mais surtout qui ne dérape pas et continue à rester au service du pays.