Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, ma réponse sera un peu longue, par respect pour tous ceux qui se sont exprimés et compte tenu de la densité des interventions, je pense en particulier à celle de M. Josselin de Rohan.
Avant de répondre point par point à chacun des orateurs ayant bien voulu nous faire part de ses remarques sur la réforme de l’ENA, je souhaite en quelques minutes préciser les grandes lignes de cette réforme.
Il faut avant tout rappeler qu’il s’agit d’une demande du Président de la République, qui a souhaité cette réforme lors de ses vœux aux corps constitués, en janvier 2008.
Je veux redire, c’est un propos liminaire indispensable, l’attachement du Gouvernement à l’ENA, non parce que cette école est un symbole ou un emblème, mais parce que l’ENA est au cœur de notre construction républicaine d’après-guerre, au cœur également de notre fonction publique.
L’ENA a été créée en même temps que la Direction générale de la fonction publique et que le corps des administrateurs civils. Elle a même précédé la création du statut général des fonctionnaires de 1946. J’aime aussi à rappeler que la première promotion de l’ENA, « France combattante », était ouverte à tous, sans distinction de diplôme ou de classe sociale. Seuls comptaient, à l’époque, les titres de guerre.
Pourtant, au fil des années, de nombreuses critiques se sont élevées à son endroit : une provenance des élèves pas assez diverse, une scolarité de vingt-sept mois trop longue et trop académique, des recruteurs qui, paradoxalement, ne peuvent choisir leurs futurs collaborateurs – vous en conviendrez, c’est une véritable aberration.
Notre objectif n’est pas de porter une énième réforme de cette école en ignorant tout ce que nos prédécesseurs ont déjà fait. Notre objectif est de concevoir pour elle une nouvelle ambition s’appuyant sur ses atouts. De même, nous n’avons pas voulu élaborer une réforme uniquement polarisée sur la suppression du classement de sortie.
Cette suppression est un moyen, et non une fin en soi. Elle n’épuise pas l’ensemble des enjeux de l’État.
Pour élaborer de nouvelles orientations, nous avons conduit une concertation avec tous les acteurs du dossier. Nous avons réalisé de nombreuses auditions auprès d’employeurs, d’experts en recrutement, d’élèves, d’anciens élèves. Nous avons aussi réalisé un sondage auprès des trois dernières promotions d’étudiants et mené un groupe de travail avec la direction de l’ENA.
Ces travaux ont notamment mis en lumière une importante adhésion à la mesure de suppression du classement de sortie. Mais ils ont également mis en exergue les deux risques principaux qui s’y attachent, et que vous avez évoqués cet après-midi : la reconstitution des réseaux du favoritisme dans l’affectation des élèves, souvent décrits comme une caractéristique du système des concours particuliers d’avant-guerre ; la diminution de l’intérêt et de l’investissement des élèves de l’ENA au cours de leur formation à compter du moment où celle-ci ne serait plus sanctionnée par un classement final. Nous nous sommes donc attachés à construire un projet capable de prévenir ces deux risques.
À l’issue de ces mois de concertation, le Gouvernement a retenu plusieurs axes de réforme avec un double objectif. D’une part, nous avons voulu fournir à nos futurs hauts fonctionnaires la meilleure formation possible dans le respect des valeurs du service public et avec le souci d’une plus grande ouverture sur la société. D’autre part, nous avons souhaité « professionnaliser », le terme a été employé, le mode de recrutement des employeurs publics tout en garantissant la plus grande impartialité dans la procédure.
Quels sont les axes de la réforme ?
Le premier axe vise à ouvrir davantage l’ENA pour favoriser la diversité des talents et l’égalité des chances. Compte tenu de son statut, il est bien évident que l’ENA doit être exemplaire en la matière. Dès l’automne prochain, on l’a rappelé, l’ENA se dotera d’une classe préparatoire spécifiquement réservée aux publics défavorisés, c'est-à-dire des candidats issus de milieux modestes ayant effectué, par exemple, tout ou partie de leur scolarité en zone d’éducation prioritaire. Cette classe préparatoire réunira quinze élèves, soit plus de 30 % des places ouvertes au concours externe.
Je veux insister sur l’ambition du Gouvernement en la matière. Il ne s’agit pas de créer des voies parallèles qui seraient spécifiquement réservées à ces publics prioritaires. L’idée que nous trouvons plus porteuse, plus conforme à notre modèle méritocratique, c’est d’aider les candidats les plus méritants issus de la diversité sociale à réussir le même concours que les autres. C’est une belle ambition, qui nous permettrait de renouer pleinement avec les origines de l’ENA.
Le deuxième axe de la réforme porte sur la formation des élèves au sein de l’École. Nous n’ignorons pas que l’ENA a dû évoluer au cours de ses plus de soixante ans d’existence.
La réforme la plus récente a d’ailleurs permis de repenser le cursus des élèves en mettant l’accent sur certains points forts comme l’alternance entre les stages et les enseignements thématiques.
Nous ne sommes pas allés au bout de cette logique de professionnalisation. Nous voulons une formation à la fois plus courte et encore plus opérationnelle.
Les principes directeurs du nouveau cursus seront donc les suivants : la durée de formation commune, aujourd'hui de vingt-sept mois, sera réduite à vingt-quatre mois ; les stages représenteront au moins la moitié de la durée totale de formation, et l’un d’entre eux se déroulera sur plusieurs mois dans une entreprise ; l’aspect professionnel des enseignements sera renforcé ; enfin, après le recrutement, les élèves suivront une formation en alternance entre leur poste et l’ENA, et ce n’est qu’à l’issue de celle-ci qu’ils seront titularisés.
Le troisième axe de la réforme concerne évidemment la nouvelle procédure de sortie. Nous voulons sortir d’une logique, propre au classement, qui fait que les élèves sont affectés en fonction d’un rang, plutôt que recrutés par les employeurs pour leurs compétences et aptitudes.
Nous avons voulu tenir compte des conseils, parfois des craintes évoquées aujourd'hui aussi, en mettant en place une procédure qui réponde aux objectifs d’impartialité, de liberté de choix pour les élèves et de responsabilisation des employeurs.
Je souhaite donc répondre à la quasi-totalité des orateurs sur cette question.
La procédure de recrutement par les employeurs à la fin de la formation à l’ENA reposera sur de nombreux garde-fous.
La liberté de candidature est assurée pour les élèves. Ceux-ci pourront se porter candidat librement auprès de tous les employeurs, qui formaliseront et diffuseront une fiche de poste précise pour chaque poste ouvert au recrutement.
Le dossier d’aptitude de chaque élève sera étoffé : il comportera les notes obtenues ainsi que des appréciations littérales.
Les épreuves passées par les élèves conserveront donc toute leur importance, dans la scolarité comme dans le recrutement à la sortie de l’école.
L’anonymat sera respecté : les dossiers d’aptitude seront transmis sous une forme anonyme aux employeurs, ce qui constitue une garantie dans la phase de présélection sur dossiers.
C’est à partir des dossiers, en fonction des critères précisés dans les fiches de postes à pourvoir, que les employeurs pourront sélectionner les candidats qu’ils souhaitent auditionner.
À l’issue de la sélection sur dossiers anonymes, les employeurs conduiront des entretiens personnalisés. La décision de recrutement d’un candidat sera prise de manière collégiale. Enfin, un comité veillera à la régularité de la procédure de sortie.
La nouvelle procédure, encadrée par ces règles strictes, sera donc à même de limiter les risques d’arbitraire dans le choix des candidats.
Dernier point, vous parlez de « classement transparent et juste », mais permettez-moi de relativiser.
D’abord, pour un point de plus ou de moins à la note de stage – et Dieu sait quelle part d’arbitraire une telle note peut comporter –, un élève peut perdre jusqu’à dix places dans le classement, selon la confidence que je tiens de l’un de mes collaborateurs.
Ensuite, c’est négliger le côté guillotine — mot qui fleure bon la Révolution – de l’« amphi-garnison », méthode qui ne paraît pas particulièrement heureuse.
Je souhaite revenir maintenant plus en détail sur les différents points soulevés par les brillants orateurs de votre Haute Assemblée.
Monsieur de Rohan, la suppression du classement de sortie est une réforme profonde de l’accès à la fonction publique ; elle est guidée par le souci d’assurer aux administrations des recrutements d’énarques dont le profil correspond à leurs besoins spécifiques, et non seulement au prestige que reflète la place dans le classement.
Cette réforme suppose une professionnalisation de la part des employeurs : définition précise, objective, transparente de leurs critères de sélection ; conduite d’entretiens avec les candidats qui soient non pas des épreuves de classement, mais des tests permettant d’apprécier les aptitudes professionnelles ; collégialité dans les décisions.
Pour les élèves, comme l’a relevé Yann Gaillard, l’objectif est de les faire bénéficier non pas de vingt-sept mois d’épreuves visant à les classer, mais d’une formation, qui leur permette notamment de mieux exercer leurs fonctions, ainsi que d’un accompagnement qui les oriente vers les perspectives de carrière correspondant à leurs aspirations et à leurs talents.
Le rôle du comité ad hoc sera capital pour établir les règles assurant le respect des principes fondateurs de notre fonction publique et pour veiller à leur application.
S’agissant du dossier d’aptitude, il revient au comité ad hoc de le définir précisément. Toutefois, je le répète, il comportera non seulement des notes, mais aussi des appréciations littérales sur les candidats, ce qui constitue déjà une importante différence par rapport au seul classement. Par ailleurs, son élaboration sera entourée des nombreuses garanties mises en place pour assurer la transparence du processus.
Pour ce qui est de la mobilité à l’issue de l’ENA, il est tout à fait juste qu’elle doit être développée. Cette mobilité est, certes, prévue dans le parcours de tout énarque, mais le projet de loi relatif à la mobilité et aux parcours professionnels dans la fonction publique, déjà voté par le Sénat et en cours d’examen à l’Assemblée nationale, permettra de renforcer cette tendance, encore trop faible, j’en suis d’accord.
Par ailleurs, je tiens à rassurer Yann Gaillard – brillant ancien élève de l’ENA