Intervention de Édouard Durand

Délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes — Réunion du 17 novembre 2016 : 1ère réunion
Audition de M. édouard duRand magistrat

Édouard Durand, magistrat, membre du Haut Conseil à l'Égalité entre les femmes et les hommes et du conseil scientifique de l'Observatoire national de la protection de l'enfance :

Merci. Je suis très honoré de l'invitation à participer à vos travaux. Je parlerai du point de vue particulier du juge des enfants, du juge aux affaires familiales et du juge pénal de tribunal correctionnel ou de cour d'assises. L'essentiel de ma compréhension du problème vient du traitement de la parentalité. Il m'est difficile de distinguer la conjugalité et la parentalité, qui sont présentes indissociablement dans les violences conjugales, et de m'éloigner du cadre du droit de la famille.

J'ai pris conscience du problème des violences conjugales au cours de ma première année d'exercice des fonctions de magistrat. En tant que juge, j'ai très souvent été confronté à des femmes victimes, des hommes agresseurs et des enfants victimes ou co-victimes. Or je ne traitais pas la question de la même façon selon que j'étais juge du tribunal correctionnel, juge aux affaires familiales ou juge des enfants. Dans le premier cas, je voyais l'agresseur comme quelqu'un qui a transgressé la loi, qui est déclaré coupable et condamné. Dans le deuxième cas, si les violences conjugales étaient établies, le divorce était prononcé aux torts partagés. Dans le troisième cas, j'étais en-deçà de la loi, édulcorant les violences au nom des dynamiques familiales, ce qui pouvait parfois mettre les familles et les professionnels de la protection de l'enfance en difficulté.

Ces propos illustrent les difficultés auxquelles sont confrontées les femmes victimes de violences conjugales dès lors qu'elles les dénoncent. Les professionnels vont d'abord se pencher sur l'agresseur, les motifs de son passage à l'acte et son impact sur les victimes, et par un mécanisme de diversion, déplacer leur regard vers le couple, adopter une approche de pathologie du lien - l'agresseur et la victime sont envisagés comme « coresponsables » des violences -, puis focaliser leurs compétences sur la victime. Dès que l'on entre dans le champ de la parentalité, on passe de la femme victime à la mère que l'on considère comme incapable de protéger ses enfants, et on cesse de considérer les violences conjugales en tant que telles. Vous avez d'ailleurs mis en avant ces mécanismes dans votre rapport. Je ne suis en désaccord ni avec vos constats ni avec vos recommandations.

Plus la législation évolue pour protéger les victimes de violences conjugales, plus les mécanismes de défense, voire de déni, et de la société, et des professionnels, deviennent saillants. Les résistances, qui demeurent très importantes, relèvent de la législation mais aussi des pratiques professionnelles. Malgré tout, collectivement et individuellement, quoi qu'on dise, nous tolérons les violences conjugales ; il y a une tolérance sociale aux violences conjugales. Il faut commencer par tordre le cou au déni.

À Marseille, un tiers des dossiers que je traitais en tant que juge des enfants concernait des violences conjugales. Je n'avais pas, à côté, un tiers de dossiers d'enfants fugueurs, ou de parents toxicomanes ou atteints de pathologies psychiatriques.

Votre rapport fait référence au Dr Maurice Berger, selon lequel les enfants les plus violents sont dans un grand nombre de cas des enfants victimes des violences conjugales. Pourtant, on a du mal à repérer ces violences. Dans bien des situations, on ne nommera pas ces faits « violences conjugales », mais « conflit conjugal », ou l'on dira que « l'enfant assiste aux disputes de ses parents ». On ne dira pas que la mère est sous emprise, mais qu'elle est ambivalente.

Charles Péguy dit : « le plus difficile est de voir ce que l'on voit ». Les mécanismes de déni ont pour objectif de nous aider à ne plus voir ce que nous voyons ; nous éloignons le sujet qui nous fait peur, y compris comme professionnel.

Je crois de plus en plus que la question est transversale. Les violences conjugales font partie de ces problèmes qui viennent mettre en question nos compétences - de l'ordre de l'intime, elles nous gênent -, mais aussi nos représentations collectives et personnelles de la famille et de la virilité, ainsi que les principes structurants sur lesquels s'appuient nos compétences professionnelles. Avec Karine Sadlier et Ernestine Ronai, nous avons intitulé notre livre Violences conjugales : un défi pour la parentalité, mais c'est aussi un défi pour tous les professionnels.

C'est vrai pour moi comme magistrat ; les violences conjugales mettent en question les grands principes de l'activité juridictionnelle. Il faut parvenir à les mettre en oeuvre dans une stratégie de protection des victimes, pas en soutien de la stratégie de l'agresseur. Cela est vrai pour le principe de la charge de la preuve : comment prouver ce qui se passe dans le secret des maisons, fermées aux regards extérieurs ? L'ordonnance de protection est, à l'inverse, un coup de génie du législateur : le juge peut la délivrer en cas de « vraisemblance » des violences et du danger auxquels les victimes sont confrontées.

Autre grand principe, celui de l'impartialité qui, entendu de la façon la plus large, va jusqu'à envisager l'équidistance entre les parties : c'est ce qu'on appelle la « neutralité bienveillante » dans le champ social. « Je ne dois pas me prononcer en faveur de l'un ou de l'autre », disent les professionnels. Pourtant, le psychothérapeute Pierre Lassus dit « qu'entre le loup et l'agneau, être neutre c'est être du côté du loup ».

Quant au principe du contradictoire, il conduit à mettre en présence, lors d'une audience du juge des enfants, l'agresseur et la victime. Au tribunal correctionnel ou à la cour d'assises, on peut mettre une distance entre l'agresseur et la victime et ils peuvent même être séparés. Mais dans le bureau du juge, de l'assistante sociale ou d'autres professionnels, agresseur et victime sont assis côte à côte, tout particulièrement quand on sort du champ de la conjugalité pour entrer dans celui de la parentalité. J'ai moi-même fait asseoir côte à côte une victime de viol et son agresseur, parce que je pensais avoir en face de moi un père et une mère - comme si, avec la parentalité venaient la symétrie et le respect mutuel. Karine Sadlier appelle cela la « séparation prématurée du parental et du conjugal ». C'est pourquoi il ne faut surtout pas séparer les deux champs.

Les violences conjugales peuvent survenir dans des couples sans enfant, qu'ils soient hétérosexuels ou homosexuels, mais, très souvent, les couples ont des enfants et la parentalité devient le prétexte de l'agresseur pour pérenniser son emprise, même après la séparation. Sur ce point, votre responsabilité de législateur est immense. Il faut veiller à la cohérence de notre législation. Permettez au magistrat que je suis, très respectueux du législateur, de vous appeler à ne pas déconstruire le droit de la famille au moment où vous construisez une législation très protectrice des enfants.

Nous abordons le droit de la famille avec un principe exclusif, celui de la coparentalité. Or il me semble que la société n'a que deux attentes vis-à-vis des parents : qu'ils nous prémunissent de tout dérapage de l'enfant dans l'espace public et qu'ils s'entendent. On ne peut pas protéger les victimes de violences conjugales si l'on attend cela d'elles.

Le risque est grand pour les victimes, lors de la dénonciation des faits, qu'on leur dise qu'elles sont des mères « aliénantes » et qu'elles doivent s'entendre avec leur agresseur, en tant que coparent. J'y vois le reflet d'une tendance à confondre conflit et violence.

Il existe quatre modèles de séparation : l'entente - c'est plutôt rare, au moins dans les premiers temps de la séparation ; le conflit - les parents, en désaccord, se respectent ; l'absence - de l'un des parents ; la violence - plus spécifiquement conjugale. Les outils utiles au règlement du conflit, tels que la médiation, ne sont pas utilisables dans les autres cas. La médiation familiale est encore plus inadaptée aux violences conjugales que la médiation pénale, puisqu'on déplace le champ du débat de la violence à la parentalité. Il est primordial de différencier la violence du conflit. En qualifiant de conflit conjugal ou parental des violences conjugales, nous mettons en danger les victimes.

Les violences mettent en présence deux personnes dans un rapport asymétrique de domination. Dans les violences conjugales, contrairement à la plupart des autres formes de violences, les victimes sont confrontées à la permanence de la présence de l'agresseur et à la répétition du fait traumatique.

Notre défi, c'est d'arriver à tracer une frontière pour que le lieu de protection que doit être la maison familiale ne soit pas le lieu du danger. Je coordonne avec Ernestine Ronai un diplôme universitaire sur les violences familiales à l'Université de Paris VIII. Le sujet de mémoire de l'une de nos étudiantes au cours d'une précédente session portait sur « la maison, lieu de tous les dangers ». Une femme est davantage susceptible d'être victime de violences dans un lieu privé et de la part d'un homme qu'elle connaît ; c'est l'inverse pour un homme, qui est plus susceptible de faire l'objet de violences dans l'espace public, de la part d'un autre homme inconnu. Nous devons donc garantir que la maison familiale redevienne un lieu de protection.

Connaître la stratégie de l'agresseur et y répondre par des mesures de protection réfléchies en commun par les professionnels, améliorer la législation et la formation de tous les intervenants, ne pas séparer le conjugal du parental : telles sont les pistes de travail pour la cohérence du dispositif et pour que la chaîne de traitement des violences conjugales ne soit pas défaillante.

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