Merci de ces questions qui mettent l'accent sur des points cruciaux et auxquelles il est difficile de répondre. Je me garderai de toute appréciation sur le travail de mes collègues. Ce n'est pas parce que j'ai enseigné à l'École nationale de la magistrature que je suis en droit de juger de l'efficacité de la réponse judiciaire ou des procédures mises en oeuvre par les procureurs de la République. En revanche, j'interroge mes propres pratiques.
Si la loi est la même pour tous dans l'ensemble du territoire, les victimes ne sont pas toutes protégées de la même manière. J'ai pu le constater au cours de mes déplacements. Les politiques publiques sont plus efficaces dans certains territoires que dans d'autres. La Seine-Saint-Denis et Paris sont des territoires emblématiques d'une jurisprudence déterminée à protéger les victimes. Les professionnels ont su y développer dans la durée des partenariats efficaces pour créer des dispositifs comme le téléphone d'alerte en cas de grave danger (TGD). Du fait de leur culture et de leur fonction, les parquets sont plus réceptifs à la notion de partenariat, alors que les juges travaillent généralement dans une logique plus individualiste et jurisprudentielle. Leur décision intervient a posteriori, après l'audience. La cohérence est donc plus rétrospective que prospective. Cela ne devrait pas empêcher le développement de pratiques collectives, car elles sont des garanties d'efficacité dans le champ civil et dans celui de la parentalité.
Le procureur de la République est le seul acteur judiciaire qui se trouve au carrefour de toutes les procédures pénales et civiles. Son rôle très évident dans le champ pénal ou dans celui de la protection des enfants reste encore insuffisant dans le champ des affaires familiales. L'article 373-2-8 du Code civil1(*) autorise le procureur à saisir le juge aux affaires familiales. Il faudrait à mon avis élargir cet article pour renforcer les possibilités d'intervention du procureur de la République dans les situations de violences conjugales. Il arrive que des femmes victimes de violences conjugales soient prêtes à sacrifier les conditions de leur divorce - convention inégalitaire, renonciation à l'exercice exclusif de l'autorité parentale, etc. - pour être sûres de pouvoir échapper à leur agresseur. Leur priorité est juste de partir... On pourrait concevoir que le procureur de la République puisse intervenir dans de telles situations. Mes collègues ne partageront peut-être pas cet avis. Pourtant, je pense que cela irait dans le bon sens.
La parentalité et la protection des enfants dans le cadre des violences conjugales sont des sujets qui mériteraient d'être mieux traités qu'ils ne le sont. Même si je suis un ardent défenseur de la coparentalité, très importante pour l'enfant, il doit y avoir des exceptions, car il est dangereux d'offrir à l'agresseur les moyens de pérenniser l'emprise qu'il exerce sur sa victime. Vous avez auditionné des experts. Dans l'exercice conjoint de l'autorité parentale, l'agresseur a toute latitude pour s'opposer aux soins. Les professionnels engagent même leur responsabilité s'ils maintiennent les soins. Karen Sadlier cite plusieurs études dans l'ouvrage qu'elle a dirigé : dans 40 % des cas, l'enfant qui vit au sein d'une famille en proie aux violences conjugales est directement victime de ces violences. Dans près d'un cas sur deux, le mari violent est un père violent. Dans tous les cas, la violence conjugale est une maltraitance pour l'enfant. D'où la nécessité d'introduire des exceptions à la coparentalité.
Une piste de réflexion consiste à penser la parentalité à partir de ce que révèle la violence dans la conjugalité. Et lorsqu'un juriste dit « révèle », c'est qu'il utilise un mécanisme que vous connaissez bien, celui de la présomption. Il faut présumer qu'un mari violent est un père dangereux. Cela ne constitue pas forcément une atteinte portée à la paternité.