Intervention de Jean-Jacques Urvoas

Réunion du 10 janvier 2017 à 14h30
Composition de la cour d'assises spéciale — Discussion d'une proposition de loi dans le texte de la commission

Jean-Jacques Urvoas, garde des sceaux, ministre de la justice :

Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, chacun comprendra que je commence mon propos en saluant le travail des magistrats, qui, au sein du tribunal de grande instance de Paris, remplissent une mission exigeante face à la « déferlante terroriste », pour reprendre les mots du président du tribunal de grande instance de Paris, Jean-Michel Hayat, évoquant l’alourdissement du rôle du tribunal de grande instance de Paris, et singulièrement de la cour d’assises spéciale.

En 2016, quelque 114 informations judiciaires ont été ouvertes en matière terroriste, contre 67 en 2015. Elles concernent évidemment les candidats au djihad qui tentent de partir, ceux qui se rendent en zone de guerre ou en sont revenus, mais également les infractions d’apologie du terrorisme et le délit de consultation habituelle de sites djihadistes.

Parallèlement, nous avons enregistré une accélération du nombre d’incarcérations. J’en informe le Sénat, car ce sujet ne perdra pas de son actualité au cours des semaines à venir.

Ainsi, depuis le 1er septembre dernier, quelque 94 détenus ont été incarcérés sous le chef d’association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste : 75 % d’entre eux sont écroués dans des établissements de la région parisienne ; d’autres le sont dans l’établissement de Lille-Annoeullin ; les derniers sont écroués dans les établissements relevant de la direction interrégionale des services pénitentiaires de Bordeaux. Pour le reste, 50 établissements sont actuellement concernés par l’accueil de ce type de détenus.

Face à cette massification des procédures, et évidemment afin de mieux prendre en compte la dangerosité de ces profils, le parquet de Paris a décidé, en avril 2016, de modifier sa politique pénale, comme vient de le dire M. le rapporteur. Il a ainsi choisi de s’orienter de manière systématique vers une qualification d’association de malfaiteurs à but terroriste criminelle dès lors que la personne est partie combattre ou rejoindre des théâtres de guerre.

De fait, cette politique aura pour conséquence à moyenne échéance d’engorger la cour d’assises spéciale de Paris. Ainsi, selon la Chancellerie, quelque 22 dossiers de terrorisme devraient être jugés par cette juridiction en 2017. Le contentieux sera encore plus important en 2018. En effet, nous évaluons à 55 le nombre des dossiers qui pourraient relever de la cour d’appel de Paris.

Il n’est donc pas réfutable que la charge de la cour d’assises spéciale est sans précédent. Cette charge a d’ailleurs déjà des conséquences au quotidien pour tous les services de la juridiction, dont les magistrats sont tous appelés à siéger, qu’il s’agisse des juges aux affaires familiales ou des formations spécialisées.

Seuls les juges pour enfants, qui sont eux-mêmes confrontés à la déferlante des affaires terroristes mettant en cause des mineurs, et les juges d’instance, qui sont en très grande souffrance au regard des vacances de postes au sein du TGI de Paris, sont pour l’heure préservés.

Je suis donc conscient de l’importance du sujet qui nous réunit cet après-midi. Je l’ai même anticipé. C’est la raison pour laquelle j’ai choisi de renforcer les moyens du TGI de Paris pour y faire face.

De plus, toujours pour lutter contre l’engorgement, le président Hayat avait indiqué en novembre dernier que certaines affaires terroristes, qualifiées de « simples », pourraient être jugées en comparution immédiate.

C’est ainsi que, depuis le début de ce mois, les magistrats spécialisés de la 16e chambre peuvent juger en procédure accélérée en fixant une date de jugement à cinq mois au maximum. Sont notamment concernés le délit réprimant la consultation habituelle de sites terroristes, passible de deux ans de prison ferme et de 30 000 euros d’amende, et l’apologie du terrorisme, passible de cinq ans d’emprisonnement ou de sept ans si les faits ont été commis sur internet.

C’est également dans cette perspective d’adaptation de notre organisation judiciaire que vous proposez, mesdames, messieurs les sénateurs, de réduire le nombre de magistrats composant la cour d’assises spéciale.

Cette composition, vous l’avez rappelé, monsieur le président de la commission des lois, monsieur le rapporteur, a été fixée par la loi du 9 septembre 1986 relative à la lutte contre le terrorisme et figure à l’article 698-6 du code de procédure pénale. Cette cour est composée de six magistrats assesseurs en premier ressort et de huit magistrats en appel. Vous proposez de ramener ces nombres respectivement à quatre et six, afin de permettre d’audiencer un plus grand nombre d’affaires terroristes et d’améliorer le fonctionnement du tribunal de grande instance de Paris ou de ne pas perturber excessivement son fonctionnement.

La proposition de Jean-Michel Hayat n’est pas nouvelle. Il m’en a fait part à de multiples reprises, lorsque nous avons légiféré sur ce sujet. J’ai choisi de ne pas y donner suite, et ce pour deux raisons.

Tout d’abord, sur la base des données fournies par la cour d’appel et le tribunal de grande instance de Paris en septembre 20015, nous évaluons à seulement 2, 25 le « gain » en termes d’équivalents temps plein travaillé, ou ETPT, de magistrats du siège. La dimension symbolique d’une telle mesure serait donc notable, mais son impact sur le tribunal serait en réalité très faible.

La seconde raison, qui est plus forte, mais j’imagine que notre débat l’éclairera, c’est que cette mesure aboutirait à réduire la collégialité, alors qu’il s’agit d’affaires extrêmement graves et sensibles.

Pour autant, sous réserve que d’autres arguments viennent infirmer ce sentiment, je ne suis pas hostile à la démarche de la commission des lois du Sénat, qui a voté à l’unanimité ce texte. Je crois néanmoins qu’il ne faut guère aller au-delà de ces 2, 25 ETPT. C'est la raison pour laquelle j’en appelle au Sénat pour qu’il appuie d’autres mesures, que j’ai déjà prises dans le cadre de la loi de finances pour 2017 et qui permettront de renforcer la juridiction, notamment le siège et le parquet.

Ces choix budgétaires nous ont ainsi permis de renforcer la section antiterroriste du parquet de Paris, qui est dorénavant composée de treize magistrats.

Nous avons également augmenté de deux juges le pôle d’instruction antiterroriste du TGI, qui est passé de huit à dix magistrats. Un onzième juge d’instruction prendra prochainement ses fonctions, sous réserve de l’avis conforme du Conseil supérieur de la magistrature, que j’ai saisi le mois dernier.

Nous avons aussi décidé – les crédits correspondants sont prévus dans le budget de l’année prochaine – de recruter des assistants spécialisés pour soutenir l’action du ministère public : quinze sont déjà recrutés et assurent des missions de veille extrêmement précieuses pour les magistrats au sein des juridictions, et vingt-cinq sont en cours de recrutement.

Parallèlement, nous avons alloué des moyens matériels supplémentaires au parquet antiterroriste, notamment, puisque sa dotation s’est accrue de 58 000 euros, dont 8 000 euros serviront à financer l’achat de gilets pare-balles. Les drames que nous avons connus cette année nous ont en effet contraints de procéder à ce type d’investissement.

Ce faisant, grâce à ces mesures, nous confortons notre organisation, convaincus – je partage ce point de vue avec le rapporteur, Michel Mercier – de la pertinence de notre organisation de droit commun, qui doit être conservée au regard même de la difficulté à laquelle sont confrontés les tribunaux.

J’avoue d'ailleurs, à ce stade, ne pas comprendre pourquoi réapparaît régulièrement une proposition, dont je ne perçois pas la pertinence et qui constituerait un bouleversement de notre organisation, visant à créer un parquet national antiterroriste dédié.

J’ai déjà eu l’occasion de dire tout le mal que je pensais de cette proposition, dont la concrétisation, en réalité, figerait nos capacités d’action. Nous savons tous que, aujourd'hui, compte tenu de notre organisation et du primat de la cour d’appel de Paris et du tribunal de grande instance de Paris, la totalité des magistrats peut être mobilisée en fonction des besoins.

La constitution d’un parquet antiterroriste ne correspond à aucun besoin identifié. Nous avons malheureusement éprouvé l’efficacité du système encore très récemment à Nice, et nous n’avons, à ce stade, repéré aucune faille, aucune défaillance de notre appareil judiciaire justifiant que l’on se lance dans le bouleversement d’une organisation qui a très largement fait ses preuves depuis 1986.

Personne n’a à gagner de ces débats de faux-semblants, où de fausses solutions occultent de vrais problèmes et qui, en fait, n’occupent que quelques esprits en quête d’une rationalité à côté de laquelle ils passent aveuglément. Il faut se concentrer sur l’essentiel.

Les plans de lutte contre le terrorisme qui ont été conçus et mis en œuvre ont permis d’augmenter les services judiciaires de 1 175 emplois, avec des magistrats – je l’ai évoqué –, mais aussi des greffiers et des fonctionnaires. Ils ont permis également d’augmenter de 100 emplois l’administration pénitentiaire dédiée à la lutte antiterroriste et d’augmenter de 75 emplois la protection judiciaire de la jeunesse, afin de renforcer, là aussi, la détection.

Le récent plan de lutte contre la radicalisation violente et de sécurisation des établissements pénitentiaires, que j’ai annoncé le 25 octobre 2016 et dont la mise en œuvre est déjà en cours, vise aussi à anticiper l’augmentation des affaires que j’évoquais.

Je terminerai en évoquant la loi de modernisation de la justice du XXIe siècle, très récemment promulguée. Ce texte, dont l’objet est de simplifier des procédures et de recentrer les magistrats sur leur cœur de métier, permettra, parce qu’il s’agit là d’une juridiction spécialisée, de dégager plus de temps pour la lutte antiterroriste.

Mesdames, messieurs les sénateurs, voilà le travail que nous avons effectué. Je réaffirme l’intérêt que j’accorde à l’apport du Sénat et, même si cette proposition de loi n’a qu’un effet modeste, je pense que toute idée intéressante est bonne à prendre.

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