Intervention de François-Guy Trebulle

Commission d'enquête Atteintes à la biodiversité — Réunion du 20 décembre 2016 à 17h55
Audition de M. Arnaud Gossement avocat Mme Marthe Lucas maître de conférences à l'université d'avignon et M. François-Guy Trébulle professeur à l'école de droit de la sorbonne université paris i panthéon-sorbonne

François-Guy Trebulle :

En préambule, je voudrais faire un rappel bibliographique pour citer d'abord la thèse de Marthe Lucas. J'ai également communiqué à la commission d'enquête une thèse, soutenue la semaine dernière sur l'immeuble et la protection de l'environnement par Grégoire Leray. Je signale aussi un numéro spécial à paraître de La revue juridique de l'environnement, avec notamment un article du professeur Gilles Martin sur la compensation écologique, intitulé « De la clandestinité honteuse à l'affichage mal assumé ». Tout est dans le titre...

Sans revenir de manière exhaustive sur le cadre et les différents instruments de la compensation écologique, je tiens à souligner que, dans les différents instruments qui préexistaient aux travaux tout à fait récents, il faut peut-être évoquer une compensation particulière, qui est celle prévue par le code forestier en matière de défrichement. Elle est particulièrement intéressante parce que, d'une part, elle suscite un réel contentieux, et d'autre part, parce qu'elle fournit un très bon contre-exemple : le code forestier prévoit en effet la possibilité, lorsque l'on arrive pas à compenser, soit de le faire éventuellement sur d'autres terrains - la jurisprudence est très compréhensive, puisque cela peut être à des dizaines de kilomètres -, soit de verser une indemnité équivalente, dont le montant est déterminé par l'autorité administrative. Ce cas nous conduit à la problématique tout à fait majeure du prix associé à la compensation et par conséquent d'une forme de monétarisation.

Tout en saluant les avancées réalisées par la loi relative à la biodiversité, je tiens à aborder quelques points saillants, notamment la place de cette doctrine ERC, qui a été consacrée récemment par le législateur, après n'avoir été qu'une doctrine du ministère, dépourvue de force juridique en tant que telle. À mon sens, celle-ci introduit un biais un peu troublant dans le rapport à la compensation. Comme le montrent très bien les travaux de Marthe Lucas, la compensation peut être soit ex-ante, soit ex-post. Or l'article 1347-1 du code civil dispose que la compensation n'a lieu qu'entre deux obligations fongibles, certaines, liquides et exigibles. La compensation en matière écologique est-elle fondamentalement différente de la compensation de droit commun ? À vrai dire, je ne le crois pas, car des termes différents auraient été choisis s'il ne s'agissait pas de traduire une réalité commune.

La thèse que je veux défendre devant vous est celle d'un continuum entre la compensation ex-ante et la compensation ex-post. En réalité, il est assez vain de prétendre scinder les deux et cantonner la compensation ex-ante à ce qui va être réalisé jusqu'à l'autorisation, pour poser éventuellement après la question de la responsabilité. En effet, dans les deux cas, il y a destruction. Je rejoins tout à fait Marthe Lucas lorsqu'elle dit que le rattachement au principe de prévention relève très largement du forçage des notions. À partir du moment où l'on est dans une logique de compensation, on constate qu'une dégradation, certes résiduelle pour la compensation ex-ante, est survenue. Par hypothèse, on n'est alors plus dans la prévention. J'irais jusqu'à parler de responsabilité quand Marthe Lucas dit réparation. C'est un autre principe tout à fait fondamental qui entre ici en ligne de compte. Cette responsabilité est un peu problématique, car elle va être envisagée, pré-positionnée, ex-ante, avant même que le préjudice n'arrive, mais celui-ci est certain dans l'hypothèse où le projet sera effectivement autorisé et les travaux réalisés. C'est cet élément qui va nous permettre de raisonner par anticipation en termes de compensation. Il est très important d'avoir à l'esprit qu'il s'agit de traiter juridiquement, le mieux possible, une dégradation de l'environnement. Plus que de la prévention, ce principe se rapproche plutôt de la correction par priorité à la source, ce qui n'est pas rigoureusement identique.

La compensation est donc une notion globale. J'en veux pour preuve le fait qu'on la retrouve dans la directive 2004/35/CE relative à la responsabilité environnementale, laquelle a été transposée par le législateur en droit français en 2008. Dans les différentes formes de réparation prévues à l'article L. 162-9 du code de l'environnement, cette idée est omniprésente.

En matière de responsabilité, on va déboucher sur la réparation évoquée, laquelle peut se faire soit en nature, soit par équivalent, qui sera alors l'archétype de ce qui est fongible, c'est-à-dire l'argent. On retrouve ex-ante exactement la même problématique. Certaines compensations pourraient s'envisager en nature, avec ces deux principes sur lesquels on reviendra peut-être : le principe d'équivalence, qui doit nous interroger en termes de fonctionnalité et potentiellement de dépeçage des fonctionnalités ; le principe de proximité, sur lequel il va aussi falloir revenir, singulièrement dans la perspective de création d'unités de compensation ou d'unités de biodiversité, rendue désormais possible. Certes, leur création était possible auparavant, ce qui n'est pas interdit étant permis, mais elles ont été consacrées explicitement par le législateur cet été.

Ces éléments m'apparaissent essentiels pour tenter de comprendre le cadre général de la compensation. On parle bien de se saisir d'une dégradation, que l'on va réparer le mieux possible en l'anticipant, d'une part, et en la corrigeant, d'autre part. C'est fondamental pour répondre à certaines des questions que vous avez posées et pour comprendre que l'Etat, entendu largo sensu, est un acteur dont on ne parle pas suffisamment.

Vous nous avez interrogés sur les responsabilités. Bien sûr, on va d'abord penser à celui qui dégrade, c'est-à-dire au maître d'ouvrage, mais celui qui va autoriser la compensation ex-ante, sur la foi d'analyses qui seront peut-être insuffisantes, pourrait potentiellement faire partie de ceux auxquels il conviendrait de demander des comptes si jamais il s'avérait que la compensation ex-ante laissait la place à une compensation ex-post au moment de la réalisation. Malheureusement, il ne s'agit pas d'une vue de l'esprit. Penser le continuum, c'est aussi penser cette possible responsabilité.

Par ailleurs, de la même manière que les civilisations sont mortelles, comme l'a dit Paul Valéry, n'oublions pas que les opérateurs sont mortels, fragiles. De ce point de vue, je voudrais vraiment attirer votre attention sur la distorsion fondamentale qui existe, d'une part, entre la temporalité des acteurs économiques, d'autre part, les dégradations qu'il s'agit de réparer. À cet égard, toute solution compensatoire qui ne reposerait pas sur des garanties de pérennité équivalente à la perte constatée serait nécessairement de l'ordre de l'artefact. L'enjeu est redoutable de ce point de vue. On sait que les États Unis, via les mitigation banking, sur lesquels le ministère de l'écologie a fait un remarquable rapport de parangonnage, ont une belle expérience en la matière. Il y a beaucoup à en retirer sur le montage des projets de compensation.

Quand on s'intéresse à l'effectivité, il est plus difficile de savoir si la compensation fonctionne vraiment, si les garanties temporelles sont réellement fournies. Face à la fragilité d'opérateurs, il y a quelque chose de vertigineux à proprement parler, tant et si bien qu'à l'exception des mécanismes reposant sur le droit réel, particulièrement sur la propriété, éventuellement publique, ou sur une fiducie bien comprise, laquelle permettrait de dépasser la vue économique, il sera très difficile d'envisager l'effectivité des mesures.

La problématique de la compensation nous interroge aussi par rapport à l'approche des fonctionnalités des écosystèmes qui vont être touchés. À cet égard, je veux juste dire un mot de la problématique des unités de compensation, des unités de biodiversité, pour bien souligner leur différence avec les quotas d'émission de gaz à effet de serre. Ceux-ci participent totalement de cette dynamique et, dans une certaine mesure, leur succès théorique, conceptuel, est lié au fait qu'ils sont absolument fongibles. Une tonne de carbone est totalement fongible avec une autre tonne dans un univers qui ne connaît, par hypothèse, pas de frontières.

En revanche, lorsque l'on s'intéresse à la biodiversité et aux problématiques écologiques ancrées dans un territoire, dans un sol, dans un immeuble, alors la fongibilité est très difficile à appréhender. Elle n'est pas insurmontable, mais elle ne peut être surmontée que par des artifices écologico-juridiques. Il faut assumer cette construction intellectuelle, avec toutes les limites qu'elle représente.

Je ne voudrais pas terminer sur une note négative, mais le fait est que si les mécanismes de compensation sont dans une dynamique plutôt satisfaisante, ils ne relèvent pas de la panacée. Ils sont, de surcroît, très complexes.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion