Nous examinons le projet de loi sur l'égalité réelle dans les outre-mer : nous sommes plus particulièrement saisis des 25 articles qui constituent son volet économique.
Quelques mots, tout d'abord, sur le cheminement de ce texte. Comme son nom l'indique, le projet de loi initial s'est, au départ, fondé sur la notion d'« égalité réelle ». Je l'ai dit lors de l'audition de Madame la ministre : certaines notions politiques et philosophiques, qui peuvent, au premier abord, sonner comme des évidences, soulèvent bien des interrogations quand on essaye de comprendre leur signification précise.
Tel est le cas de l'égalité réelle. Il faut ici rendre hommage à la qualité des travaux du Conseil économique social et environnemental qui, à mon sens, fait bien ressortir le risque de s'égarer dans des raisonnements éloignés du concret. « Il n'y a rien de plus différent qu'un habitant des villages amérindiens de la forêt équatoriale guyanaise et un ingénieur travaillant sur la base spatiale de Kourou ou qu'un habitant d'un village coutumier des iles Loyauté et un chômeur de la banlieue de Nouméa », relève ainsi M. Christian Vernaudon dans son avis.
En fondant une construction législative sur du flou, on en est venu à présenter au Parlement un texte sans grande portée économique ou réelle. Si l'on peut faire beaucoup de choses au travers de 15 articles, ceux du projet de loi initial sont étrécis, ainsi que l'ont souligné certains, comme peau de chagrin.
Parmi les cinq articles du volet économique initial, les dispositions qui ont le plus fort impact sont celles qui tendent à améliorer le remboursement des frais pour les jeunes ultramarins partis suivre une formation ou un stage en dehors de leur territoire. Certes, on ne soulignera jamais assez à quel point il est fondamental d'améliorer la formation et l'émergence de talents ultramarins car la faiblesse des revenus salariaux dans le secteur marchand des outre-mer s'explique par un effet de structure : trop peu d'Ultramarins occupent les emplois de cadres. Il reste qu'au total, le projet de loi initial ne justifiait guère de saisine de la commission des affaires économiques : son coeur de cible consiste à mettre en place tout un appareillage de procédures et de schémas de planification pluriannuels qui visent, à un horizon éloigné de dix à vingt ans, une réduction des écarts de développement avec l'Hexagone.
Le projet de loi tel qu'il ressort de l'Assemblée nationale a subi, comme cela a été souvent le cas durant la présente législature, une considérable inflation. Le texte soumis au Sénat comporte à présent 116 articles. Il a changé de nature et s'apparente désormais à un projet portant diverses dispositions pour les outre-mer.
Pour traiter au mieux cette rafale de mesures, six commissions sénatoriales ont été saisies : M. Mathieu Darnaud, est rapporteur au fond pour la commission des lois, Mme Chantal Deseyne pour les affaires sociales, Mme Vivette Lopez pour la culture, M. Jean-François Mayet pour le développement durable, M. Michel Canevet pour les finances - car plusieurs dispositions fiscales non dépourvues d'intérêt ont été introduites - et vous m'avez désigné pour traiter le volet économique du projet de loi.
Améliorer la cohérence et le réalisme de ce texte en lui donnant aussi plus de « punch » : telle est l'approche que j'ai retenue dans mon examen.
Quelques mots, au préalable, sur la situation de nos outre-mer qui atteste la nécessité de faire évoluer son modèle économique. Les études d'impact et les divers rapports sur les outre-mer présentent de nombreux indicateurs de pauvreté ou de production par habitant qui témoignent assez que l'écart par rapport à la moyenne hexagonale persiste.
Plutôt que d'égrener des chiffres, je crois plus utile de rappeler que la cause essentielle de la pauvreté dans les outre-mer, c'est le taux de chômage ultramarin, double de celui de l'Hexagone. Notre délégation sénatoriale aux outre-mer juge que trois facteurs expliquent la persistance d'un niveau de vie inférieur à celui de l'Hexagone. Tout d'abord, les ménages ultramarins comptent plus de personnes en moyenne, mais qui apportent, compte tenu de la forte proportion de jeunes et des taux d'emploi plus faibles, moins de ressources. Ensuite, les emplois dans les outre-mer sont en moyenne moins qualifiés. Enfin, la proportion de familles monoparentales est plus forte que dans l'Hexagone ; or, chacun sait que la monoparentalité est très souvent synonyme de pauvreté.
Face au chômage et aux crises conjoncturelles ou structurelles, on a longtemps répondu par une politique d'augmentation de l'emploi public, tant dans l'Hexagone que dans nos outre-mer. La nouveauté, c'est qu'avec un niveau d'endettement public qui avoisine le PIB et 57% de prélèvements obligatoires, on atteint des seuils qui ne permettent plus de faire jouer cet amortisseur. Rien ne nous permet plus d'échapper à la nécessité de favoriser la création de richesse dans le secteur marchand ultramarin et telle est la conception - désormais quasi consensuelle - qui guide mon approche du volet économique de ce projet de loi.
Afin de parer au flou de la notion d'égalité réelle, il est utile de rappeler le socle juridique opérationnel pour le législateur dans le domaine économique. Pour illustrer en deux phrases le message assez subtil transmis par nos plus grands juristes sur le principe d'égalité, je dirai que si le droit de vote et les garanties de procédure pénale sont les mêmes pour tous nos concitoyens, en revanche, tous ne payent pas nécessairement les mêmes impôts. En matière économique, fiscale ou sociale, le principe d'égalité stricte est donc beaucoup moins puissant et opérationnel que l'impératif de différenciation et d'adaptation aux exigences de la réalité, principe que j'ai souvent défendu. Tel est le raisonnement juridique qui s'impose au législateur dans le domaine économique et social.
Ces deux principes sont de nature à favoriser une économie ultramarine offensive. Ils s'accordent à la position que défend traditionnellement notre commission des affaires économiques. Tout récemment, pour les outre-mer, lors de l'adoption de notre proposition de résolution sur les normes agricoles européennes, nous avons demandé à la commission européenne de mieux différencier le climat tempéré et le climat tropical, faute de quoi l'agriculture ultramarine irait dans le mur. Pour lutter contre la « fourmi manioc », capable de détruire une récolte en 24 heures, reconnaissons que le principe d'adaptation est un guide plus opérationnel que le concept d'égalité réelle... Il en va de même pour notre proposition de résolution sur le sucre : là encore, c'est l'adaptation des normes et la différenciation par la signalétique qui permettent de valoriser les productions ultra-marines haut-de-gamme.
J'en viens aux articles soumis à notre examen.
Je vous propose tout d'abord d'approuver sans modification, ou en nous limitant à des correctifs rédactionnels, certaines des dispositions de ce texte. Ainsi de l'article 11 A, qui vise à étendre aux envois inférieurs à cent grammes, contre vingt grammes aujourd'hui, le champ de la péréquation tarifaire des lettres échangées entre les collectivités ultra-marines et l'Hexagone. Certains pourraient juger qu'il faut aller au-delà, mais je rappelle que La Poste est dans une situation fragile et qu'à la différence des correspondances qui entrent dans le champ d'un monopole juridiquement protégé, les colis relèvent d'un marché ouvert et concurrentiel.
Je vous propose également d'approuver une série de quatre articles qui s'intègrent dans le code des transports. Ils favorisent la continuité territoriale et surtout l'aide à la formation des jeunes ultramarins. Il s'agit de l'article 11 B, qui prévoit une aide au voyage pour obsèques et une aide au transport de corps ; de l'article 11, qui vise à créer un dispositif « cadres avenir » à Mayotte, avec une panoplie d'aides au transport, une allocation mensuelle et une aide à l'insertion professionnelle des jeunes diplômés dans le département de Mayotte ; de l'article 12, qui prévoit une aide nouvelle pour les élèves et les étudiants devant effectuer un stage à l'extérieur de leur collectivité ; de l'article 12 bis, enfin, qui prévoit un ajustement juridique pour faire du préfet le représentant de l'Agence de l'outre-mer pour la mobilité dans les collectivités du Pacifique.
Ces aides ne nourrissent-elles pas la hausse des prix des billets d'avion ? C'est là une vraie question, que j'ai posée, lors de mes auditions, aux personnes les plus compétentes sur ce sujet, qui considèrent que tel n'est pas le cas.
Je signale que cette question fait l'objet d'une demande de rapport. Pour me conformer à nos traditions, je vous proposerai la suppression des six articles prévoyant un rapport du Gouvernement mais je souligne ici l'intérêt des questions posées et j'ai tenu à faire figurer des éléments de réponse dans le rapport écrit. Le Gouvernement s'est par ailleurs engagé lui aussi à traiter ces demandes. Il reconnaît que le nombre de rapports demandé est excessif : bien que l'Assemblée nationale l'ait réduit, il en reste 22 encore dans le texte qui nous est soumis.
J'en arrive aux dispositions qui concernent le code de commerce et l'enjeu fondamental de la formation des prix dans les outre-mer. Les solutions que je vous propose d'adopter, et sur lesquelles je reviendrai lors de l'examen des amendements, répondent à deux grandes préoccupations.
La première est de remettre de la cohérence entre des dispositions contradictoires, les unes visant à lutter contre la vie chère et les autres contre les denrées alimentaires à bas prix. Certes, il est fondamental de protéger les producteurs locaux, mais les consommateurs pauvres qui achètent des denrées alimentaires à prix sacrifiés n'ont de toutes les façons pas les moyens de choisir autre chose. Je rappelle aussi que le Parlement a mis toute son énergie, en 2016, dans la lutte contre le gaspillage alimentaire : il serait donc paradoxal de mener dans les outre-mer une politique trop dissuasive contre les produits dits de dégagement.
Seconde ligne directrice : faire en sorte que l'intervention de l'administration dans la fixation des prix en outre-mer intervienne au bon moment avec le bon curseur. De fait, l'automaticité et l'ampleur des pouvoirs d'intervention du préfet me paraissent un peu excessives dans le projet de loi qui nous vient de l'Assemblée nationale. En même temps, souvenons-nous que les prix à la consommation sont un sujet explosif : il appartient à l'État d'y être attentif et d'utiliser au bon moment des moyens d'actions efficaces et bien ciblés sans pour autant tomber dans l'interventionnisme systématique.
Je vous propose, par ailleurs, d'approuver trois dispositions. D'abord, l'article 14 quater qui clarifie les délais de paiement applicables outre-mer. Ensuite, l'article 14 quinquies qui prévoit la possibilité de faire usage d'une identité d'emprunt pour détecter l'existence d'un accord d'exclusivité d'importation. C'est l'extension d'une possibilité dite du « client mystère » prévue par notre code de commerce en faveur des agents de la répression des fraudes. J'ai bien vérifié que cette nouvelle disposition ne contrevient pas au principe de loyauté de la preuve. Et enfin, l'article 15, qui donne un caractère suspensif pendant cinq semaines à la saisine de l'Autorité de la concurrence par les commissions départementales et territoriales d'aménagement commercial.
Certains craignent que cet article ne soit pas conforme au droit européen. Concrètement, je rappelle que la commission européenne avait, en 2006, reproché à la France d'élever des barrières à l'implantation en France des enseignes étrangères de maxi discount alimentaire. Notre législation a, par la suite été modifiée à plusieurs reprises mais son socle de base - c'est-à-dire une autorisation d'exploitation, distincte du permis de construire - a été maintenu. Aujourd'hui, la directive du 12 décembre 2006 relative aux services dans le marché intérieur, dont le but est de renforcer la liberté d'établissement, interdit, dans son article 14-5, de subordonner l'octroi d'une autorisation d'exploiter une entreprise à des tests économiques préalables. L'article 15 est donc à la frontière du droit européen : c'est l'occasion de rappeler que le principe d'adaptation qui figure dans le traité a été fortifié par la récente jurisprudence de la Cour de justice de l'Union européenne, avec l'arrêt Mayotte.
En matière de tarification bancaire, sujet sensible, à la fois pour le consommateur et les banquiers, l'article 16 du projet de loi prévoit l'alignement progressif des tarifs pratiqués par les banques de Nouvelle-Calédonie sur la moyenne de l'Hexagone. Les banques font valoir que les coûts sont supérieurs en Nouvelle-Calédonie, ce qui est une réalité.
Observons que chaque fois que le Parlement discute d'un tel sujet, il en vient à privilégier les solutions négociées plutôt que les actes d'autorité. En 2012, une solution avait été trouvée pour les départements d'outre-mer et il me semble raisonnable de s'en rapprocher quand la proposition de nos collègues députés reviendrait, au contraire, à imposer des tarifs bancaires plus bas, en Nouvelle-Calédonie, que dans certains départements, alors que les coûts y sont plus élevés.
Je vous propose enfin de faire preuve d'audace en soutenant l'idée d'expérimentation d'un Small Business Act ultramarin - termes qu'en bon français on traduit par l'expression, moins parlante, de « stratégie du bon achat » - et en fortifiant son dispositif.
A l'article 19 du projet de loi, les députés proposent de réserver 30% des marchés publics aux PME locales avec un plafonnement par secteur. Cela peut surprendre, mais j'estime que cette disposition est de nature à enclencher une dynamique de développement. Cette initiative pourrait soulever plusieurs objections que je vous propose de réfuter.
Son risque d'inconstitutionnalité sera immanquablement évoqué : on fera valoir que la jurisprudence du Conseil Constitutionnel impose au législateur le respect du principe de libre accès à la commande publique.
Trois observations à ce sujet : premièrement, il s'agit d'une expérimentation limitée à cinq ans. Deuxièmement, elle est prévue dans les outre-mer, qui bénéficient en droit européen - via l'article 349 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne - et en droit français de larges possibilités d'adaptation. Plus fondamentalement, en analysant de près le Small Business Act américain, on constate que sa philosophie consiste à favoriser l'émergence de nouveaux candidats susceptibles d'améliorer leur compétitivité et, au final, de fortifier la libre concurrence. De ce point de vue, j'estime qu'il serait dommageable que le législateur s'autocensure aujourd'hui en se pliant par avance à une conception trop statique du principe de libre accès à la commande publique, ce qui revient, en réalité, à maintenir le statu quo, au bénéfice des entreprises en position dominante.
La seconde objection que pourrait soulever cet article 19 tient au fait que ses deux alinéas définissent une double limite qui peut sembler a priori assez complexe à interpréter. J'apporte dans mon rapport la principale clarification utile : ces limitations ne portent que sur la part réservée aux PME ultramarines. Pour la part qui ne leur serait pas réservée, les PME peuvent, bien entendu, se porter candidates en vertu de leur droit au libre accès. Je souligne également la concision et l'intelligibilité de cet article par rapport aux 301 pages du Small Business Act américain.
Je vous propose également de fortifier le texte adopté par les députés : il s'agit, en s'inspirant d'un des piliers de la législation des États-Unis, de prévoir que les appels d'offres d'une valeur de plus de 500 000 euros remportés par une grande entreprise extérieure au territoire doivent comporter un plan de sous-traitance garantissant la participation des PME locales.
Une telle initiative doit favoriser les réseaux de micro-entreprises ultramarins. De tels réseaux, dont la réactivité est exceptionnelle, ont fait de l'Italie du Nord la deuxième puissance industrielle de l'Europe et les outre-mer peuvent s'en inspirer.
Telles sont les propositions que je vous soumets. Elles visent à introduire dans ce projet de loi qui, au départ, n'a pas soulevé un grand enthousiasme, des outils juridiques efficaces, bien ciblés et un peu de « percussion ».