Intervention de David Skuli

Commission d'enquête Frontières européennes et avenir espace Schengen — Réunion du 12 janvier 2017 à 11h00
Audition de Mm. David Skuli directeur central de la police aux frontières fernand gontier directeur central adjoint et bernard siffert sous-directeur des affaires internationales transfrontières et de la sûreté au ministère de l'intérieur

David Skuli, directeur central de la police aux frontières :

Je vous remercie de m'accueillir aujourd'hui devant votre commission d'enquête.

Je débuterai mon propos par une très brève présentation de la police aux frontières dont les effectifs sont aujourd'hui de 10 693 personnes et qui est présente sur le territoire métropolitain et en outremer.

Nos missions principales relèvent du contrôle transfrontière et nous sommes particulièrement investis en ce moment dans le cadre du rétablissement du contrôle intérieur. Nous intervenons dans le domaine de la sûreté aéroportuaire et sommes en charge du service national de police ferroviaire. Nous luttons principalement contre l'immigration irrégulière et procédons au démantèlement des filières. En ce sens, nous sommes à l'origine de 74 % du contentieux national. Nous procédons aux éloignements des migrants irréguliers et assurons également la gestion des vingt-trois centres de rétention administrative, placés sous notre compétence. La police aux frontières est organisée sous l'égide d'une direction centrale comprenant trois sous-directions. Le niveau territorial est organisé sur le principe d'une direction zonale pour le territoire métropolitain et pour l'outremer (direction zonale Antilles).

Notre organisation en métropole se décompose en six directions zonales, vingt-deux directions interdépartementales et cinquante-et-un services de la police aux frontières. Trois directions sont toutefois demeurées départementales, dans les Alpes-Maritimes, dans l'Oise et en Savoie, en raison de la spécificité du contentieux auquel elles sont confrontées. Cette réforme territoriale en directions interdépartementales ne concerne que la métropole, les territoires ultramarins étant restés dans leur cadre précédent, en raison de la faiblesse de leurs effectifs et de leur éloignement géographique.

Depuis le 26 mars 1995, l'espace Schengen est devenu une réalité et comprend aujourd'hui vingt-six pays, avec vingt-deux membres de l'Union, quatre pays associés - l'Islande, la Norvège, la Suisse et le Lichtenstein -, tandis que d'autres pays, le Royaume-Uni, l'Irlande, la Bulgarie, la Roumanie, la Croatie et Chypre, n'y appartiennent pas. Cet espace représente environ 400 millions de personnes et s'étend sur 42 600 kilomètres de côtes et 7 721 kilomètres terrestres. Il a constitué une grande avancée de la construction européenne. Il est symboliquement fort de pouvoir passer d'un pays à l'autre sans devoir acquitter des formalités relatives au passage des frontières. Plusieurs crises sont survenues : les « Printemps arabes », la vague migratoire sans précédent et les attaques terroristes. De ce fait, l'espace Schengen est questionné dans son efficacité et donc dans sa légitimité.

La création de l'espace Schengen reposait sur trois postulats : le premier était d'ordre géopolitique et visait à faciliter la circulation des citoyens dans un espace délimité et à ne s'occuper que du contrôle aux frontières extérieures.

Le second postulat était celui de la confiance et consistait à déléguer une partie de la souveraineté au pays de première entrée de l'étranger dans l'espace, en lui déléguant la responsabilité du contrôle frontière et en laissant à chaque État membre la possibilité de délivrer des visas de trois mois, pour le compte de tous dans la mesure où leur validité territoriale s'étend à l'ensemble de l'espace Schengen. De ce fait, on considérait que la menace ne pouvait qu'être extérieure et pouvait accueillir la migration de manière régulière, sans crise aucune.

Le troisième postulat reposait sur la mise en oeuvre de mesures compensatoires suite à la libéralisation de la circulation dans un espace donné. Or, ces mesures ont été prises progressivement : ainsi, la création des centres de coopération policière et douanière (CCPD) - la France étant impliquée dans dix centres sur les soixante-neuf existants au niveau européen -, le système d'information Schengen qui est désormais de seconde génération et comprend un fichier personnes et objets, le système d'information sur les visas, ainsi que les droits d'observation et de poursuite transfrontalière permis entre les différents États, la création d'une bande frontalière de vingt kilomètres ; cette dernière disposition relevant de l'article 78-2 alinéa 9 du code de procédure pénale, modifié après l'arrêt de la Cour de justice de l'Union européenne Melki et Abdeli du 29 juin 2010. Enfin, parmi ces mesures figurait la création, tardive il est vrai, de l'agence Frontex en 2004, cette dernière agence ayant connu une montée en puissance en devenant l'agence des garde-frontières et des garde-côtes. Ces postulats ont tous été questionnés dans leur efficacité, à la suite des différentes menaces enregistrées ces dernières années. Plusieurs djihadistes ont pu ainsi circuler dans cet espace. D'autre part, le postulat que la menace ne pouvait être qu'extérieure a été infirmé par les attentats du 13 novembre 2015 qui ont démontré que la menace pouvait largement être intérieure à cet espace. En effet, nombre des personnes impliquées dans cet attentat venait de Belgique et des ressortissants européens sont partis faire la guerre en Syrie. En outre, la vague migratoire est en effet sans précédent : plus de 1 800 000 personnes ont franchi illégalement les frontières extérieures en 2015 et 505 000 personnes en 2016, chiffre qui reste très important au regard des années précédentes en dépit d'une baisse très forte de la pression migratoire liée à l'effet conjugué de l'accord entre l'Union européenne et la Turquie de mars 2016 et de la fermeture de la route des Balkans. Cette vague s'est déployée via trois routes principales : la première en Méditerranée orientale, à partir de la Turquie, la deuxième en Méditerranée centrale depuis la Libye. À celles-ci s'ajoute la route de la Méditerranée occidentale, dont l'Espagne est un point de passage depuis les pays d'Afrique du Nord. Cet espace devait soi-disant être sécurisé à l'intérieur et un tel phénomène migratoire interroge son efficacité.

La Grèce, avec ses 16 000 kilomètres de côtes et ses 4 000 îles, est confrontée à la difficulté de gérer ses frontières extérieures. J'ai moi-même été en poste en Grèce pendant quatre ans et j'ai pu constater que l'Europe avait dû mettre quelque six cents personnels de Frontex en 2016 pour assurer le fonctionnement des cinq hot spots qui y ont été implantés. Ainsi, ces hot spots se sont avérés poreux et quelque vingt-mille personnes se sont évaporées, faute de la capacité des Grecs de pouvoir traiter dans les délais impartis les demandes massives d'asiles.

La confiance a été érodée : certains pays, comme la Hongrie, ont proprio motu rétabli le contrôle frontalier intérieur, en érigeant, le cas échéant, des barrières. Les pays ont ainsi rétabli les contrôles d'initiative, par effet de domino, afin de répondre à une crise migratoire dont le pilotage n'a pas été globalement pris en compte par l'Europe.

L'espace Schengen présente également des problèmes d'ordre technique, à l'instar des mesures compensatoires. Il est illusoire de penser arrêter le terrorisme grâce à ces dernières. Toutes les installations dédiées aux contrôles aux frontières intérieures ont par ailleurs été démantelées et la libre circulation a été érigée au rang de principe supérieur. Pour preuve, l'article 9 du code frontières Schengen dispose que, pour tous les ressortissants, qu'ils viennent d'un État membre ou d'un État tiers, en cas d'engorgement des frontières extérieures, les contrôles peuvent être allégés. Ainsi, la fluidité pose problème, comme on peut le percevoir en France lors du renforcement des contrôles aux frontières qui suscite immédiatement les protestations des Aéroports de Paris, de l'Union des aéroports français (UAF), tant le citoyen est habitué à franchir les frontières de manière extrêmement rapide, sans contrôle aucun. Il faut donc trouver un juste équilibre entre sécurité et fluidité.

Le dispositif juridique est complexe. En effet, le rétablissement des contrôles aux frontières intérieures ne peut, en tout état de cause, dépasser deux ans. Or, la crise peut excéder de beaucoup une telle durée. Quels mécanismes peut-on alors mettre en place dans de telles circonstances ?

Davantage, nous ne sommes toujours pas en Europe sur une base de contrôle systématique. Je rappellerai qu'un trilogue existe entre la Commission, le Conseil et le Parlement pour modifier l'article 8-2 du code frontières Schengen, révision que M. Bernard Cazeneuve, alors ministre de l'intérieur, avait proposée de manière à ce que l'ensemble des voyageurs soit contrôlé systématiquement, qu'ils soient bénéficiaires du droit à la libre circulation ou ressortissants de pays tiers. Aujourd'hui, en conformité avec le code frontières Schengen, les États membres, à l'exception de la France qui contrôle toutes les personnes, procèdent à des vérifications minimales sur les bénéficiaires du droit à la libre circulation qui consistent dans la plupart des cas à un contrôle visuel de concordance documentaire avec une possibilité de consulter systématiquement les bases de données d'Interpol sur les documents volés et perdus. Il n'y a pas de contrôle systématique - il doit être aléatoire et reste à la discrétion du garde-frontières - dans les bases de données sur les personnes (base personnes du SIS dans laquelle on retrouve les fameuses fiches « S »). Lorsqu'il s'agit d'un ressortissant d'un pays tiers, les vérifications doivent être approfondies et toutes les bases sur les documents et les personnes doivent être interrogées. Des questions sont également posées sur les conditions et l'objet du séjour.

Pour sauvegarder cet espace, qui connaît une crise d'efficacité et donc de légitimité, plusieurs voies ont été prises qui me paraissent constructives, quand bien même la durée de leur mise en oeuvre pose problème. Ainsi, à l'issue de onze ans de négociation, la publication de la directive sur les données des dossiers passagers de l'UE, dite directive PNR, de 2016 accorde un délai de deux ans aux États membres pour se doter d'un dispositif. En d'autres termes, il va falloir attendre 2018 pour voir le PNR européen fonctionner. On débat encore quant à la prise en compte uniquement des vols extra-communautaires ou si l'on inclut les vols intracommunautaires. Or, l'expérience montre qu'il est important de prendre en compte les vols intracommunautaires. En outre, les dispositions du PNR européen sont moins avancées que le contenu des préconisations françaises.

L'article 8-2 du code frontières Schengen va faire l'objet d'une modification afin de parvenir à un contrôle systématique de tous les voyageurs quel que soit le type de frontières. Toutefois, les États membres disposeront d'un délai de 6 mois, pouvant être prolongé pour une nouvelle période de 18 mois, pour mettre en place les contrôles systématiques aux frontières aériennes. Sur les frontières maritimes et terrestres, les États membres pourront demander une dispense des contrôles systématiques sur la base d'une analyse du risque réactualisée tous les 6 mois. On avance tout de même puisque la fluidité n'est plus le principe du contrôle qui devient progressivement systématique.

Deuxième aspect important : les travaux conduits sur l'Entry-Exit System (EES) qui devrait être mis en oeuvre en 2019-2020 et concerner les ressortissants extra-communautaires. La France, forte de son expérience, a souhaité que l'ensemble des voyageurs, y compris les bénéficiaires de la libre circulation, qui entrent par les frontières extérieures se soumettent à ce dispositif. La Commission demeure figée sur l'idée de ce système conçu en 2009 pour le contrôle des ressortissants extérieurs. Si l'on reste dans le système d'aujourd'hui, 60 % du flux demeureront extérieurs à ce système de traçabilité des entrées et des sorties. Ce système va également permettre de calculer automatiquement les durées de séjour et facilitera le travail des garde-frontières tout en améliorant la fluidité.

Enfin, l'ETIAS (European Union Travel Information and Authorisation System) - inspiré du système de l'ESTA (Electronic System for Travel Authorisation) américain - vise à mettre en place en amont via Internet un dispositif d'autorisation de voyage dans l'espace Schengen et permet d'obtenir une base de données sur les renseignements fournis.

En outre, le dispositif des hot spots est maintenu pour la prise en compte des flux de migrants. Il y a tout lieu de penser qu'avec 181 000 personnes arrivant de Libye en 2016 sur l'Italie - dont près de 37 000 personnes ont été interpellées sur le territoire national -, la voie de la Méditerranée centrale va rester extrêmement empruntée.

Enfin, le changement de statut de l'agence Frontex nous paraît également aller dans le bon sens. Jusqu'à présent, son fonctionnement relevait du volontariat des États et de l'entraide empirique. Son budget a été augmenté de manière significative et ses effectifs vont passer de 300 à plus de 700 personnes en trois ans. La création d'une force de réaction rapide et permanente, comprenant 1 500 garde-frontières, dont 170 Français, va pouvoir être déployée. De manière globale, l'agence va conduire des études de vulnérabilité, de manière à mesurer chaque mois ce que font les pays en matière de protection de leurs frontières. L'agence pourra ainsi engager des démarches vis-à-vis des pays dont elle estime que les flux de migrants ne sont pas assez maîtrisés. Par ailleurs, l'agence a aujourd'hui la possibilité d'organiser des vols retours, ce qui relevait précédemment des pays eux-mêmes. L'action de l'agence, à la place des États, dans ce domaine me paraît politiquement plus acceptable et techniquement plus efficace.

Enfin, une stratégie a été mise en place par l'UE impliquant la signature d'accords bilatéraux avec des pays-tiers, comme le Pakistan ou l'Afghanistan, afin d'obtenir plus facilement les titres de retour vers ces pays.

En guise de conclusion à mon propos, il me paraît important de faire une pause. Nous sommes dans un espace à vingt-six États avec des systèmes d'organisation policière très différente et une absence de vision commune de la gestion de la migration. Essayons de réfléchir ensemble comment rendre cet espace plus efficace et le rendre plus fidèle à ses principes et à son esprit constitutifs. Peut-être, la mise en oeuvre d'un espace à géométrie variable permettrait d'assurer le fonctionnement optimal de cet espace où l'économique a peut-être été trop privilégié au détriment de l'esprit de Schengen qui préconisait la fluidité de la circulation tout en se dotant de mesures compensatoires nécessaires pour garantir notre sécurité.

Certaines mesures me semblent devoir être envisagées pour renforcer l'espace Schengen. Il faudrait ainsi renforcer l'intégration européenne en créant une véritable police européenne des frontières, qui ne représente que l'un des aspects de la lutte antiterroriste. En effet, rétablir les frontières intérieures après un attentat terroriste me paraît une réponse quelque peu réductrice, même si elle est utile au regard de l'importance de l'échange d'informations entre les services de police et la constitution de bases communes.

Il faudrait aussi assurer l'interopérabilité des fichiers. Faut-il connecter l'ETIAS à l'EES, ou le système Schengen à EURODAC ? La France a déposé des propositions tout à fait sérieuses en ce sens.

Il faudrait moderniser et entrer dans une phase dans laquelle le système d'information Schengen puisse largement utiliser la biométrie. Or, ce système demeure balbutiant sur ce point : il est dépourvu de photos et d'empreintes génétiques. Il est également important que les Européens partagent une vision commune pour que le PNR soit efficace.

Il faut, à mon sens, pour que nous puissions fonctionner, que les garde-frontières européens projetés dans le cadre des actions rapides disposent des mêmes pouvoirs et capacités décisionnelles que leurs homologues des pays où ils sont déployés.

Enfin, je ne peux que saluer le travail accompli en interne avec le dispositif relatif aux interdictions administratives de territoire, les interdictions de sorties de territoire et le dispositif, en vigueur à compter du 15 janvier, rétablissant les autorisations de sortie de territoire pour les mineurs. Là aussi, ces dispositifs sont de nature à renforcer notre sécurité.

En outre, à l'aune des dernières évaluations Schengen de la France, en 2002, 2009 et 2016, la modernisation des outils de contrôle frontière doit être assurée. Il nous faut ainsi travailler sur la gouvernance en modernisant notamment le système COVADIS afin de pouvoir lire les contenus de la biométrie des puces des passeports.

Il faudrait également assurer l'accessibilité de la base des Titres Électroniques de Sécurité (TES) aux garde-frontières. Comment peut-on concevoir aujourd'hui qu'en cas de doute sur un document, ceux-ci doivent s'adresser à une préfecture, aux horaires des usagers, pour obtenir l'accès à cette base ? Il nous faut avoir l'historique d'un titre d'identité et les différentes photographies du dossier. Une telle démarche peut certes faire l'objet de débats d'ordre métaphysique sur la protection des libertés, mais je milite, pour ma part, en faveur de l'accès du garde-frontières à cette base.

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