Bien évidemment !
Aujourd’hui, plus de soixante-dix ans après sa création, il est assez déstabilisant de remarquer que plusieurs des critiques de l’ancien régime de recrutement des hauts fonctionnaires demeurent malheureusement d’actualité.
Les critiques ont surgi très tôt puisque, dès 1967, Jacques Mandrin – alias Jean-Pierre Chevènement, Didier Motchane et Alain Gomez –, dans un ouvrage intitulé L’Énarchie ou les mandarins de la société bourgeoise, écrivaient : « L’activité inlassable et gourmée de tant d’anciens bons élèves munis d’autorité commence cependant d’effrayer. Le pays avait eu, il y a trente ans, le cauchemar de la Synarchie, mais elle n’existait pas. Il découvre l’Énarchie, elle existe bel et bien. Il en ressent l’effroi d’un honnête homme qui se réveille ficelé par des brigands. » Nous reconnaissons là le tempérament de notre ancien collègue Jean-Pierre Chevènement…
Mes chers collègues, vous le savez, il ne s’agit pas de faire un procès aux grandes écoles françaises, qui sont pour la plupart aussi prestigieuses que performantes dans la production de nos élites – je pense à l’École polytechnique ou à l’École normale supérieure, pour ne citer qu’elles. Il faut en effet se souvenir que la guerre de 1914-1918 a été gagnée par des généraux polytechniciens…
L’absence de diversité dans le recrutement de l’ENA ne fait plus de doutes, même s’il y a bien sûr d’heureuses exceptions. Elle pose un sérieux problème de légitimité et d’acceptation de la décision produite par notre administration. L’ENA jouit d’un quasi-monopole pour la formation des cadres supérieurs de la fonction publique étatique, mais ses élèves ne sont pas assez représentatifs de l’ensemble de la Nation. On estime ainsi que près de 28 % des membres des grands corps de l’État auraient au moins un parent énarque. Cela fait tout de même beaucoup ! Comme en attestent les rapports annuels consacrés aux concours de recrutement de l’école, les grandes écoles parisiennes y sont surreprésentées, au premier rang desquelles Sciences Po Paris. La reproduction sociale fonctionne ici à plein régime…
Il semble au contraire demeurer une défiance envers le monde universitaire, qui s’étend du recrutement de la catégorie A+ à celui de la catégorie A. La possibilité d’offrir aux titulaires d’un doctorat une voie d’accès au concours interne sur titre a finalement été abandonnée en mars 2013 sous l’effet d’un certain nombre de pressions.
Il existe donc une lente éviction sociale et territoriale qui commence de plus en plus tôt, puisque les formations préparatoires plébiscitées par le jury de l’ENA recrutent majoritairement dans le bassin parisien, pour ne pas dire dans quelques arrondissements parisiens bien précis. Certains parents choisissent même leur logement en fonction de la proximité des lycées les plus prestigieux, Saint-Louis ou Henri-IV.
La formation dispensée à l’ENA pose également un certain nombre de problèmes : elle fabrique trop de hauts fonctionnaires stéréotypés, sur la forme et sur le fond. Lors de leur arrivée sur le terrain, ces derniers éprouvent souvent, à tort ou à raison, un sentiment de distorsion et d’inadaptation de leur formation à la réalité de leurs tâches quotidiennes. Le pire, c’est quand eux-mêmes ne se rendent pas compte de cette distorsion.
Les critiques énumérées par les anciens élèves de l’École rappellent évidemment celles qui ont été rapportées par l’historien et résistant Marc Bloch dans L’Étrange défaite : « Par deux fois, dans deux campagnes différentes, à plus de vingt ans d’intervalle, j’ai entendu des officiers brevetés dire de l’enseignement qu’ils avaient reçu : “L’École de Guerre nous a trompés.” »
La trop forte porosité entre la sphère publique et les sphères économique et financière est également problématique : c’est la question du « pantouflage ». Cette porosité est encouragée par les dispositions normatives actuelles, destinées à permettre une meilleure « respiration » de la haute fonction publique, dont les membres peuvent se mettre en disponibilité. Plusieurs enquêtes de la direction générale de l’administration et de la fonction publique, la DGAFP, font état de la grande mobilité des fonctionnaires de la catégorie A+, qui est plus importante que celle des autres fonctionnaires.
Quant aux anciens élèves de l’école qui se lancent dans des carrières politiques, ils devraient eux aussi être soumis à l’obligation de rembourser leurs frais de scolarité. Un délai de carence devrait leur être imposé avant de pouvoir se présenter à des élections. Les anciens élèves entrés en politique partagent d’ailleurs une méfiance héréditaire envers le parlementarisme. On remarque en effet qu’ils sont souvent les plus prompts à proposer de restreindre drastiquement les pouvoirs du Parlement et, en particulier, à faire le procès du bicamérisme.
Il est regrettable que des dispositions néfastes à la démocratie représentative soient souvent instillées par la haute administration. Les hauts fonctionnaires veulent souvent diminuer le nombre de parlementaires, mais rarement les effectifs des directions ministérielles ! Actuellement, les règles concernant le contenu de l’engagement décennal et le remboursement éventuel des frais de scolarité font défaut. Qui en assure le contrôle ?
L’engagement décennal doit-il être considéré comme ayant été respecté lorsqu’un énarque est engagé prématurément dans un cabinet ministériel, par une administration européenne ou internationale, ou s’il se réoriente vers une carrière universitaire ? Puisque de nombreux énarques sont également d’anciens élèves de l’École normale supérieure, l’ENS, ou de l’École polytechnique, comment est calculée, madame la ministre, la durée totale d’engagement attendue ? Enfin, dans quels délais ces remboursements sont-ils effectués ?
La haute fonction publique devrait se recentrer sur sa raison d’être : exécuter les décisions des élus de la Nation. Or on observe de plus en plus l’inverse !
Enfin, le poids des grands corps, en particulier du Conseil d’État, a des conséquences plus indirectes sur la vie de notre nation, comme j’ai eu l’occasion de le constater en ma qualité de rapporteur de la commission d’enquête sur le bilan et le contrôle de la création, de l’organisation, de l’activité et de la gestion des autorités administratives indépendantes. J’ai été frappé par le mépris affiché par certains présidents, certes, minoritaires, vis-à-vis de la représentation parlementaire.
L’inflation constante des directions centrales des ministères, la multiplication des autorités, agences et hauts conseils est une autre conséquence du poids des membres de ces grands corps, pour lesquels il faut parfois inventer des distinctions afin d’assurer leur avancement.
Enfin, et surtout, il en résulte une véritable « diarrhée réglementaire », au point qu’on a parfois le sentiment que la machine administrative a inventé le mouvement perpétuel.
Il est clair que, plus que pour toute autre, la pérennité de cette école repose sur sa capacité à intégrer ces critiques et à se réformer. Nous considérons qu’une telle réforme doit porter à la fois sur le recrutement, la formation et le cursus professionnel du haut fonctionnaire énarque.
Plusieurs pistes peuvent être explorées. En matière de recrutement, la possibilité d’aménager des passerelles avec le milieu universitaire pourrait être étudiée, car elle pourrait apporter un peu de diversité. La refondation des épreuves pourrait être approfondie en veillant à évaluer la capacité des candidats à répondre à une commande politique et en accordant moins de poids à l’épreuve de culture générale.
J’ai souvenance de questions ayant été posées à un certain nombre de mes amis de l’Université : « Quelle est la hauteur de la Seine à Paris ? » La réponse attendue est : « Sous quel pont ? » Ou encore : « Madame, pouvez-vous nous expliquer la différence entre pudeur, pudibonderie et pruderie ? » Ce moyen de sélection a atteint ses limites. Il engendre le plus de réponses stéréotypées et avantage très nettement les candidats « bien nés » disposant d’un fort capital culturel.
Pour conclure, madame la ministre, il faut rendre obligatoire le remboursement des frais de scolarité de ceux qui ne respectent pas leur engagement décennal, clarifier les règles de remboursement et fixer des délais précis. Il s’agit de s’assurer que la devise de l’École demeure « Servir sans s’asservir » – et non « se servir ». Le diplôme de l’ENA ne doit plus être considéré par quelques jeunes étudiants aussi brillants qu’ambitieux comme un ticket d’entrée dans une carrière politique accélérée, ou encore comme un moyen de parvenir au sommet de la direction d’une grande entreprise du CAC 40.
Faire l’ENA, c’est d’abord être animé par le sens de l’État, c’est vouloir servir son pays en assistant le pouvoir politique, le seul qui bénéficie de la légitimité démocratique de l’élection, celle-là même qui lui permet de décider et d’assumer en responsabilité.
Il s’agit donc, madame la ministre, non de supprimer l’ENA, mais de la réformer.